Chapitre 2

Par MissTic

*

 

2016

 

— Waaah ! Enfin les vacances d’été, Naoto !

Takeo m’attrape par les épaules et j’entends son sourire dans sa voix. Cette fois, je n’aurai pas de cours de rattrapage et pourrai profiter des vacances, de la plage, des glaces à l’eau, des livres. Les voix stridentes des filles résonnent dans les couloirs. Je lâche un long soupir.

— Comme tu dis : enfin !

— On se motive à rejoindre les autres pour fêter ça, ce soir ? Ils ont parlé d’un karaoké pour la fin de soirée !

— Je ne sais pas trop si j’ai envie d’aller boire un verre…

— Aller, pour une fois, on peut bien y aller ! C’est quand même notre dernière année de lycée !

— … Bon, si ça te fait plaisir.

— Yatta !!

 

Dans le petit restaurant de ramen, on n’entend plus que notre petit groupe de lycéens. Nami, qui s’effondre dans les bras de Sakura, se fait servir son troisième verre de saké. Elle qui a l’air si sérieuse en classe, je ne la pensais pas si joviale en dehors.

— Naoto, prends-en un toi aussi ! s’égosille-t-elle en me voyant remuer les glaçons au fond de mon verre avec ma paille.

— Merci, ça me va très bien le soda, je réponds en évitant son regard avec soin.

— Tu n’es pas drôle ! Tu dois être le seul à ne pas avoir déjà bu un seul verre d’alcool !

— Il est aussi sans doute le seul au monde à ne pas avoir de téléphone portable ! se moque Rika à son tour.

— Laissez-le tranquille, ce pauvre Naoto, me soutient Takeo. Il a fait l’effort de sortir avec vous je vous rappelle !

— Oui, merci Naotooo ! s’étend Nami, carrément gênante.

Je commande une limonade, me contente de les écouter et de me faire oublier pour le reste de la soirée. Encore neuf mois avant les examens finaux, il va me falloir un paquet d’excuses pour éviter toutes les sorties étudiantes qui restent à venir.

 

La nuit est bien avancée quand nous sortons du karaoké. Je suis exténué, mais je n’ai pas encore envie de rentrer. Je salue Takeo et mes camarades, puis je me dirige vers le parc Ohori. Les rues sont animées. Les panneaux lumineux des commerces clignotent le long de la rue, lui donnant vie comme en plein jour. Lorsque j’atteins le lac, c’est une tout autre atmosphère. Le chemin bordé d’arbres, qui sépare le plan d’eau en deux moitiés, divise le reflet du ciel nocturne de part et d’autre de la promenade. Quelques personnes s’y baladent encore jusqu’au pavillon, à la lueur des lampadaires. Le lieu est paisible, parcouru par l’air frais de la nuit. Je choisis un banc pour m’y installer, et je lève les yeux vers les étoiles. Elles brillent intensément. Le ciel est clair, dégagé. On ne voit pas une once de lune. Je porte un simple T-shirt avec un long cardigan, mais je n’ai pas froid. Je me sens tellement bien ici. Je n’ai pas du tout envie de rentrer. Mes parents se disputent parfois jusqu’à tard dans la nuit, et je ne supporte plus de les entendre. Depuis que je suis entré au collège, ils ne s’entendent plus vraiment. Ils sont constamment fâchés l’un contre l’autre. Pourtant, ils n’ont pas le courage de se séparer. Ça les regarde, mais ce qui ne me plait pas, c’est qu’ils me mêlent souvent à leurs histoires, ou s’ils ne peuvent pas s’en prendre l’un à l’autre et que je suis dans leur champ de mire, je me fais hurler dessus sans raison. C’est fatigant. Très franchement, je n’ai plus envie de faire d’effort avec eux. Si je fais de mon mieux pendant ma scolarité, c’est surtout pour moi. Dès que j’en aurai l’occasion, je commencerai à travailler et je m’installerai dans mon propre appartement, loin de ces deux toqués. Vivement que ce jour arrive. Pour le moment, je suis paumé. Sans grandes convictions, j’ai déposé des candidatures dans des restaurants, des bars et des konbini, en espérant gagner un peu d’argent cet été. Mais après ? J’aimerais avoir plus d’ambitions que mon quartier de Fukuoka.

Takeo, mon meilleur ami, a déjà choisi une Université à Tokyo. Il va y étudier le commerce international. Il dit que c’est un domaine porteur. Selon moi, il trouverait mieux sa place dans la branche d’astronomie, c’est ce qui le passionne le plus depuis l’enfance. Il pourrait se le permettre, avec les notes qu’il a. Il est premier de notre promo depuis la seconde. Pourtant, il ne se considère pas à la hauteur. Il est bien trop humble. Je ne respecte personne plus que lui. S’il avait plus confiance en lui… Et moi, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie ?

Un faisceau de lumière tranche le ciel et je suis ébloui. Par réflexe, je ferme les yeux, mais ils me brûlent. Je porte une main à ma tête, comme pour les couvrir, comme pour les protéger de la lumière incandescente qui m’a déchiré la rétine, pourtant le mal est déjà fait, c’est juste un réflexe humain et idiot. Une migraine brutale bat dans mes tympans. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Qu’est-ce que c’était, une comète ? Ce ne peut pas avoir été une étoile filante, elle brillait avec une telle intensité ! J’ai l’impression qu’elle s’est gravée sur mes paupières, je la vois encore alors que j’ai les yeux fermés. Elle doit s’être imprimée jusque dans ma mémoire, parce qu’elle ne me quitte pas.

Quand la douleur se calme enfin, je retire ma main, j’essaie d’ouvrir les yeux… Je cligne plusieurs fois des paupières, mais rien n’y fait. C’est l’obscurité complète. Je ne vois plus. Très vite, la panique m’envahit. J’essaie de me lever, mais j’ai du mal à trouver mon équilibre et me laisse tomber de nouveau sur le banc. Je respire comme si je manquais d’air, comme si j’étouffais. J’essaie de me calmer. Je me dis que c’est peut-être passager. Que ça va peut-être revenir. Après tout, qui est ébloui par une comète ?

J’attends que tout réapparaisse. J’attends. J’attends encore. Rien ne change. Je ne vois toujours ni le lac, ni le ciel, ni les arbres. L’angoisse enfle dans mon ventre. Je commence à avoir du mal à respirer. J’entends les gens passer, discuter à voix basse, rire. Ils sont mon seul espoir de rentrer chez moi. Je prends mon courage à deux mains, je me lève, me retourne sans lâcher le banc qui est maintenant comme ma bouée de sauvetage, et interpelle le vide, au risque de passer pour un fou.

— Excusez-moi ! Je suis désolé de vous déranger, dis-je en m’inclinant le plus possible. Je viens d’être aveuglé, je ne vois plus devant moi, je… j’ai besoin d’aide. S’il vous plait.

Je me suis efforcé de parler fort et distinctement, mais je n’entends pas de réponse claire. Juste des chuchotements presque imperceptibles. J’ai tellement honte que je voudrais disparaitre sous terre. Je me redresse. Les secondes me semblent de plus en plus pesantes, puis j’entends des pas se rapprocher et je sens qu’une chaleur s’est approchée de moi. C’est le souffle de quelqu’un. Je sens un mouvement près de mon visage, je crois que cette personne agite la main devant moi, peut-être pour s’assurer que je ne vois vraiment rien, et surpris, je recule d’un pas. Puis je me souviens où je suis, et je reviens saisir le dossier du banc pour ne pas basculer dans le lac, juste derrière moi.

— Bonsoir, je m’appelle Masuyo. Et toi ?

Sa voix est suave, elle m’apaise tout de suite. Elle me donne son prénom, pour me mettre à l’aise sans doute. J’en fais de même.

— Naoto.

— Tu as un téléphone pour appeler ta famille ?

— Non, je… je n’en ai pas.

— Tu n’as pas de téléphone ? Et… tu te souviens de leur numéro ?

— Euh…

— D’accord je comprends, tu es un peu troublé. Je vais te raccompagner jusque chez toi. Tu habites quel quartier ?

— Omiya, c’est à une demi-heure de marche, vous êtes sûre que ça ne vous dérange pas ?

— Ça va, viens avec moi. Oh, tu permets que je te prenne la main ? Tu risques de te diriger dans le lac, ou sur la route !

Elle a raison, je n’y ai pas pensé. Dans ma situation actuelle, je n’ai pas tellement le choix. Je n’ai jamais pris la main de personne, à part celle de ma mère quand j’étais enfant. Masuyo veut juste m’aider, pas de quoi se sentir gêné. Après tout, elle a la voix et le ton rassurant d’une mère. Peut-être qu’elle a des enfants. J’accepte, un peu tendu. Sa main fine et osseuse est froide, ça me surprend un peu. Elle m’emmène et pendant un moment ne dit plus rien, laissant s’exprimer le clapotis de l’eau le long de la berge. Quand nous quittons le parc Ohori, les vrombissements de la circulation s’amplifient. C’est étrange d’être guidé sur un chemin que je connais par cœur, d’en reconnaitre chaque trottoir, chaque carrefour, mais de ne pas être capable de le réemprunter seul. Masuyo engage la conversation, me demande où j’étudie, ce que je faisais si tard au parc Ohori – c’est une mère, j’en suis sûr – et elle me raconte à son tour, sans que je lui pose de question, qu’elle est infirmière à l’hôpital, qu’elle a parfois des horaires décalés, et qu’elle est bien fatiguée par son travail. Elle est si à l’aise, elle me parle comme si elle me connaissait, je n’en reviens pas. J’imagine qu’elle veut détendre l’atmosphère, elle a dû remarquer que j’étais nerveux… C’est gentil de sa part.

Quand nous arrivons au pied de mon immeuble, je la remercie mille fois, elle me dit que ce n’est rien et elle me souhaite du courage. Quand elle s’en va, mon moral est au plus bas. Je vais devoir m’expliquer auprès de mes parents. Est-ce que je vais même pouvoir continuer les cours ? Est-ce que je vais être obligé de faire l’école à la maison ? Rien que d’y penser me démoralise. Je tâtonne et sonne à l’interphone. Personne ne décroche, mais la porte s’ouvre. En entrant, j’appuie par réflexe sur l’interrupteur, mais bien entendu quand le tintement de la lumière s’enclenche, je ne vois toujours pas mieux. Je m’accroche à la rambarde de l’escalier et monte jusqu’au quatrième étage. La porte est à semi-ouverte, je rentre et reconnais l’odeur de curry mêlée au riz vapeur de ma mère.

— Je suis rentré.

— Bienvenue à la maison.

Elle le dit par habitude, mais ne prend pas la peine de venir me voir. À tâtons, je m’avance dans la cuisine à droite, en tenant l’encadrement de la porte. Je devine qu’elle y est. Je me lance.

— Maman… Je… Je crois que j’ai perdu la vue.

À entendre sa voix, je crois qu’elle tourne la tête vers moi.

— Qu’est-ce que tu racontes, Naoto ? Tu es fatigué ? Tu n’avais qu’à pas rentrer si tard.

— Papa aussi, rentre tout le temps tard.

— Ton père fait bien ce qu’il veut.

Je pousse un soupir.

— Je suis sérieux. Je ne vois plus rien. J’ai dû me faire escorter par une dame pour rentrer jusqu’ici.

Cette fois, elle prend en considération ce que je lui ai dit. J’entends ses pieds nus sur le sol s’approcher de moi.

— Pourquoi tu baisses le regard ?

— Je ne baisse pas le regard maman, je ne vois rien.

Je crois qu’elle ne veut pas le croire. Je la comprends, moi-même je ne veux pas le croire. Je reste silencieux. Elle finira par l’accepter.

— Mon Dieu Naoto, mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— Je ne sais pas, je crois que j’ai été ébloui par un astre…

— Qu’est-ce que ça signifie ? On ne peut pas être aveuglé par un astre, voyons !

— Je te dis que je ne sais pas. C’est arrivé, c’est tout.

Elle se fige un instant. Je crois que je l’ai entendu renifler. Elle pleure ?

— Et c’est tout ce que ça te fait ?

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Elle marque un silence.

— Je t’emmène à l’hôpital demain matin.

— Mais demain, tu travailles.

— Je vais prendre congé. Qui d’autre va t’emmener ?

Ses mots me ramènent brusquement à la réalité. 

— … Tu as raison.

— Tu as mangé ?

— Oui.

— Alors va te coucher, il est tard.

— Je ne peux rien faire d’autre.

Je sors de la cuisine et me dirige vers ma chambre. Je ferme la porte et m’allonge sur mon lit sans me changer. Je n’en trouve pas le courage. Mes larmes s’écoulent d’elles-mêmes. Je les sens couler le long de mes joues. Quand je pense qu’il y a à peine quelques heures, je me lamentais sur mon sort, alors que j’étais un lycéen comme les autres. Était-ce si important de tant se concentrer sur son avenir, à tel point d’en oublier de vivre au jour le jour ?   

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Saphir
Posté le 01/02/2025
Coucou !

Je mets un commentaire ici, car le premier chapitre était plus court. J'adore l'ambiance de ton univers pour le moment, et j'ai hâte d'en découvrir plus !

Ton style d'écriture est super fluide et agréable à lire, j'étais complètement plongée dedans !

En plus, cet chapitre nous fait se poser plein de questions. Bref, j'ai hâte d'en découvrir plus !

À bientôt !
MissTic
Posté le 03/02/2025
Coucou Saphir,
Je te remercie pour ton avis, ça me fait chaud au cœur. J'ai adoré écrire ce roman, alors si l'histoire plait, je posterai d'autres chapitres avec plaisir ^_^
DSWritter
Posté le 31/01/2025
J’ai adoré ce dernier chapitre ! L’histoire devient de plus en plus captivante, et les émotions sont super bien retranscrites. Par contre, la mère du protagoniste m’a vraiment énervée ! x) Hâte de lire la suite.
MissTic
Posté le 03/02/2025
L'écriture de ce roman a été très fluide, même si j'ai probablement quelques petites choses à retravailler... Si jamais, n'hésite pas à me le dire :-)
En tout cas, merci pour tes commentaires, ça me fait très plaisir ! J'ai posté ça sur un coup de tête, mais le 1er jet est terminé, alors je pourrai facilement poster la suite si elle intéresse du monde. ^_^
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