Hier, j’ai appris qu’Emilie était morte.
Lisa m’avait poussé à sortir, ayant prétexté avoir besoin de citrons pour le repas du soir. Je suis arrivé au magasin, quinze minutes plus tard (le trajet ne me prenait autrefois que quelques minutes) et j’ai croisé Natasha. L’ancienne assistante sociale d’Emilie. J’ai laissé mon regard s’attarder sur son visage quelques secondes, un citron dans la main, avant de la reconnaître. Je ne l’avais pas vue depuis les dix-huit ans d’Emilie, mais elle avait peu changé. Elle devait avoir plus de quatre-vingt ans, maintenant. J’ai attendu qu’elle me reconnaisse à son tour, ce qui n’a pas tardé.
- Akira, a-t-elle simplement dit.
- Natasha.
J’ai souri. Elle semblait émue, sa main tremblante s’est doucement refermée sur mon poignet.
- Comment vas-tu ?
- Je vais bien. Et vous ?
Elle n’a pas répondu.
- Tu achètes des citrons ?
J’ai souri à nouveau :
- Pour Lisa. Elle a prévu une tarte au citron meringuée.
Natasha a hoché la tête et ses yeux se sont posés sur mon alliance.
- On est mariés, ai-je déclaré.
- C’est bien, c’est bien…
Elle n’a rien ajouté. J’ai reposé le citron et en ai saisi un autre, plus ferme.
- Vous avez encore des nouvelles d’Emilie ?
Parler à Natasha sans évoquer une seule fois Emilie m’aurait semblé étrange. Elle m’a annoncé qu’Emilie était décédée, en 2013. Il y a onze ans. J’ai sans doute répondu quelque chose, une banalité vide de sens, puis je suis parti.
Quand je suis rentré chez moi, Lisa m’a réprimandé. J’avais oublié d’acheter les citrons. Je ne lui ai pas dit qu’Emilie était morte.
***
Au petit-déjeuner, le lendemain, j’ai allumé la radio, pour penser à quelque chose, quelque chose d’autre qu’Emilie. Lisa est arrivée en robe de chambre, m’a embrassé la joue et s’est assise.
- Baptise a appelé hier soir, pour te parler. Je lui ai dit que tu dormais, mais il faudrait que tu le rappelles.
Je savais, au fond, depuis longtemps, qu’Emilie était morte. Le contraire aurait été étonnant. Mais le savoir sans en avoir la confirmation était complètement différent que l’apprendre de vive voix. Je devais faire mon deuil officiellement, je ne pouvais pas remettre cela à plus tard ni garder Emilie, l’image d’Emilie bien vivante, dans un coin de ma tête.
- Alexandre a eu son année de médecine, et lui va partir en année d’échange en Italie. Comme tu y as été, il faudra que vous en parliez.
Lisa s’est rendue compte que quelque chose dans mon silence était différent de d’habitude.
- Akira…, a-t-elle murmuré, ça va ?
Mon regard est resté accroché au papier peint rayé du mur. Lisa a pris sa chaise et l’a posée en face de moi. Elle a saisi mes mains et les a serrées :
- A quoi tu penses ? Dis-moi.
Je n’ai pas répondu tout de suite. J’ai suivi des yeux une mouche qui voletait près de la fenêtre puis j’ai replongé mon regard dans celui de ma femme.
- J’ai croisé Natasha hier. On a parlé et elle m’a dit que…qu’Emilie était morte. Il y a onze ans.
- Akira…
Lisa s’est levée, a pris une grande inspiration et a déplacé sa chaise à nouveau. Elle a saisi la bouilloire :
- Je te mets du thé ?
J’ai acquiescé. Pour une fois, Lisa ne semblait pas quoi savoir dire. On a bu nos thés en silence, avec le bruit de la radio en fond, qui diffusait « Let it be », des Beatles. Lisa l’a soudainement éteinte.
- Tu veux en parler ?
Voyant que je ne répondais rien, elle a rectifié :
- Parle-moi. D’Emilie et de ce que tu veux.
- Tu n’as jamais voulu que je te reparle d’elle, ai-je répondu, étonné.
- C’est vrai. (Elle a reposé sa tasse de thé sur son assiette.) Mais maintenant je suis trop vieille pour être jalouse.
J’ai eu un léger rictus et j’ai remis une mèche de cheveux derrière ses oreilles.
- Que veux-tu que je te raconte, alors ?
- Dis-moi ce dont tu te souviens.
- Tout ?
Lisa a haussé les épaules.
- Allons nous assoir dans le salon.
Je prends place sur le canapé, à côté de Lisa.
***
« Je me souviens de la première fois où je l’ai vue.
C’était quelques mois après que Théo soit parti. Natasha l’avait déposée en voiture chez nous. Elle avait une unique et énorme valise qu’elle traînait derrière elle. On était tous plantés dans l’entrée, Natasha, mes parents, Emilie, et moi. Emilie s’était assise sur le coffre, près des porte-manteaux. Les adultes discutaient, collés à la porte et moi, j’observais celle avec qui j’allais vivre.
Elle avait des converses, violettes, je crois, et neuves. Ses jambes étaient longues et fines, comme celles d’une enfant. Son collant noir était déchiré par endroits, et elle portait un de ces shorts en jeans que toutes les filles mettaient à ce moment-là. (Tu en avais un aussi, je me souviens.) Et puis elle avait un pull très épais, et des mitaines qui recouvraient ses mains blanches, presque translucides. A cette époque, elle avait des cheveux châtain clair, longs.
Elle a dû sentir que je l’observais parce qu’elle a relevé brusquement le regard. Je suis resté pétrifié. Deux yeux glacials me fixaient. J’ai eu l’impression que ce regard me pénétrait tout entier, me mettait à nu. Elle s’est relevée et j’ai été étonné de voir qu’elle était un peu plus grande que moi.
« -Akira, a déclaré mon père en se penchant vers moi, c’est Emilie. Vous avez le même âge. Elle va vivre avec nous.
J’ai tendu ma main à Emilie, un air sérieux sur le visage. (J’étais un habitué des rencontres, cela faisait plus de douze ans que nous étions famille d’accueil.)
- Salut Emilie. Bienvenue.
Elle a eu un petit rire et m’a serré la main.
- Salut, Aki. »
Je me racle la gorge et toussote.
- Tu as froid ? me demande Lisa.
Sans attendre de réponse, elle se lève. Quand elle revient une minute plus tard, un pull dans les mains, je me suis perdu dans mes souvenirs. Elle se rassoit à mes côtés, m’aide à enfiler le pull et m’enjoint à continuer.
« Les premières semaines, tout allait bien, je crois. La chambre d’Emilie était à côté de la mienne. Je l’avais aidée à l’aménager selon ses goûts. Elle avait un lit deux places, un bureau en bois laqué, et une grande armoire. Comme elle était passionnée de musique, on allait acheter des magazines et dedans, on découpait les photos des chanteurs ou des groupes qu’elle aimait et puis on les collait sur le mur, avec de la pâte à fixe, au-dessus de son lit.
Un jour, dans un magazine, il y avait un poster offert. Un grand poster de Dalida, en noir et blanc. Elle l’a accroché et après elle a commencé à écouter Dalida. Tous les vinyles qu’elle avait achetés, ils sont là ».
Je relève la tête et les désigne du doigt. Ils sont posés sur la commode, près du tourne-disque.
- Tu veux que j’en mette un ? propose Lisa.
- Pas maintenant, s’il te plaît.
Lisa n’insiste pas.
« C’est après que la situation s’est compliquée. Au lycée, elle était seule. En permanence, je veux dire. Je trouvais ça étrange qu’elle n’arrive pas à s’entendre avec les filles de sa classe. C’était, à mon sens, pourtant simple de discuter avec elle. Elle était gentille, et puis elle était intéressante. Elle savait beaucoup de choses sur beaucoup de sujets, c’était amusant. Elle n’aimait pas parler d’elle sûrement, mais ça ne me dérangeait pas. Je n’aimais pas vraiment parler de moi non plus.
Mais enfin, quoi qu’il en soit, je n’étais pas dans sa classe et aussi bête que ça puisse paraître, je n’osais pas aller la voir. En dehors de la maison, il y avait une distance entre nous. Je n’aurais pas dû ignorer sa solitude. Je voyais cela comme une attitude mélancolique, cette attitude solitaire propre aux artistes. Je ne voyais pas sa souffrance. »
Je marque une pause.
« - Tu te souviens quand on rentrait ensemble, après les cours ?
- Bien sûr, répond Lisa. Souvent on s’arrêtait au café et on prenait des cafés noirs. On voulait paraître adultes.
- Tu finissais toujours par craquer et tu rajoutais du sucre dans le tien.
Lisa sourit et ajoute :
- Je te racontais mes histoires de couple et toi tu m’écoutais sans ciller et puis après, quand j’avais fini de me plaindre, tu me donnais des conseils. C’était souvent des conseils très sages. (Elle s’étire et se replonge dans le canapé un peu plus profondément). Je crois que je n’en ai jamais appliqué aucun.
On sourit tous les deux, et puis on rit un peu.
- Après t’avoir raccompagnée jusqu’à chez toi, j’allais retrouver Emilie au parc. Elle ne rentrait jamais à la maison seule, sans moi. On s’asseyait souvent dans le petit tobogan, moi en haut, elle assise entre mes jambes, son dos appuyé contre mon torse. Elle me posait des questions sur ma journée, puis elle me mettait au courant de toutes les rumeurs qu’elle avait entendues. Le prof de maths aurait eu une liaison avec une élève l’année précédente. Jennifer Bringan aurait triché sur Romain en français et c’est Romain qui aurait été grondé ou encore... Je…Je ne sais même pas pourquoi je me souviens de ces histoires…
- Parce que c’est elle qui te les a racontées.
***
- Ensuite, s’il ne faisait pas trop froid, on allait marcher dans le parc jusqu’à ce que le soir tombe, ou alors on s’asseyait, elle sortait son baladeur, et on écoutait des musiques ensemble. Elle en avait un immense répertoire. Oh, et au printemps, lors du seul printemps qu’on a vécu ensemble, on allait s’assoir dans l’herbe, près de la fontaine, tu sais ? et elle sortait son carnet pour dessiner, ou écrire. Je la regardais faire, mais jamais elle ne m’a montré une seule de ses productions. Ça m’intrigue toujours autant, d’ailleurs. Elle avait un visage concentré, les yeux plissés, et sa main s’activait sur le papier, pour ne s’arrêter qu’à de brefs instants.
Et puis, quand le soir tombait -mais je l’ai déjà dit- on rentrait rapidement, pour ne pas que les parents s’inquiètent. On faisait nos devoirs ensemble, dans sa chambre et puis, le mardi et le vendredi, c’était les jours sur le planning des corvées où on devait faire le repas. On s’y prenait souvent trop tard, maman râlait, et on devait manger à 10h du soir parfois. Le samedi soir, j’allais parfois à des soirées, souvent avec toi d’ailleurs.
- On dansait bien le rock à l’époque, ajoute Lisa.
- Oui, c’est vrai. Tu avais pris des cours, non ?
- On en avait pris ensemble.
- Tu as raison, oui. On en avait pris au début du lycée.
La fenêtre que Lisa a entrouverte claque violemment contre le mur. Elle se lève précipitamment pour la refermer.
- Il y a du vent, aujourd’hui, remarque-t-elle.
Comme le jour de son départ… Je dois avancer, je dois me délester de tous ces souvenirs qui semblent tout d’un coup me peser. Je reprends :
- Tu sais c’est amusant, enfin, je trouve ça amusant parce que, tu vois, j’ai tellement de souvenirs d’Emilie à la maison, pourtant, elle n’est restée que trois mois à peine avec nous.
Lisa me jette un regard de côté. Elle se souvient sans doute de ce jour, elle aussi.
- Elle est partie tôt le matin, le lendemain de ses dix-huit ans. Et je me souviens du jour exact, tu sais, c’était le 17 mai 1976.
Quand je me suis levé ce matin-là, il était déjà tard, je ne m’étais pas réveillé, il faisait plutôt sombre dehors et le vent s’abattait en rafales violentes sur les fenêtres et agitaient mes rideaux. Je suis allé dans la chambre d’Emilie, sans toquer, pour lui dire bonjour, comme à l’accoutumée. Elle n’était pas là. Je n’ai pas remarqué de suite que la plupart de ces affaires avait disparue. J’ai vu que sa fenêtre ouverte avait créé un énorme courant d’air, qui avait décroché le poster. Le poster de Dalida, je veux dire. Je l’ai ramassé, et puis je l’ai raccroché avec soin. Emilie serait contente, quand elle remonterait dans sa chambre, me disais-je. Je n’aurais pas à ce moment-là pu m’imaginer que jamais plus Emilie ne remonterait dans cette chambre. Que jamais plus elle ne passerait la porte de cette maison.
Ce qui s’est passé après, eh bien, je crois que je te l’ai raconté plus d’une dizaine de fois. Emilie avait quitté la maison, en laissant une lettre derrière elle. Elle était majeure, elle était dans son droit de nous quitter. Je n’ai pas lu la lettre. En fait, pendant longtemps, j’ai ressenti envers elle une grande colère. J’étais tellement déçu, et je détestais être dans l’incompréhension. Malgré cela, je n’ai pas demandé à mes parents plus d’explications, je ne leur ai pas demandé s’ils savaient pourquoi elle était partie, pourquoi elle m’avait abandonné.
Mais ce jour-là, pour revenir à ce jour-là, je n’avais pas eu le temps de réfléchir à tête reposée. Je suis sorti de la maison, sans courir, sans me précipiter, sous le vent. J’ai avancé dans la rue et j’ai marché, juste marché, calmement, comme pour me persuader qu’Emilie était simplement sortie se promener, qu’on allait se croiser au coin d’une rue, qu’on se sourirait et qu’on rentrerait ensemble à la maison. J’ai sans doute marché deux bonnes heures avant de me résoudre à rentrer. Quand j’ai repassé la porte, ma mère m’a pris dans ses bras, elle m’a dit qu’elle était désolée, qu’elle savait à quel point je tenais à Emilie, et qu’elle comprenait que cela puisse être dur à accepter. Je n’ai pas vraiment réagi, je suis monté dans ma chambre et je suis resté assis sur mon lit. Je me sentais bizarre et...
- Mais, Akira, m’interromps Lisa, que s’est-il réellement passé pendant ces trois mois ? Pourquoi étais-tu si attachée à…à elle ?
- Eh bien…
Pourquoi ai-je tant aimé Emilie ? Pourquoi ai-je toujours eu autant de mal à me séparer d’elle ? Et après tant d’années, après avoir appris son décès, pourquoi vit-elle encore dans mon cœur ?
- Je ne saurais pas te répondre exactement. J’avais l’impression…, non, j’ai l’impression, que j’ai plus vécu en ces trois mois qu’en plusieurs années de mon adolescence, ces années d’attente où l’on ne pense qu’à ce qui arrivera, et non à ce qui se passe dans l’instant. Ces trois mois sont passés à une vitesse folle, maintenant que j’y repense.
Je n’ai cessé de me dire, après qu’elle soit partie, que si j’avais pu prévoir son départ en mai, j’aurais davantage profité de sa présence. Je l’aurais prise dans mes bras pour ne pas la laisser s’échapper. Ce sont des choses qu’on se dit, une fois que ce à quoi on s’était habitué nous est ôté. « J’aurais dû… Si j’avais su… » On se blâme pour rien au fond, car vouloir profiter des choses outre mesure n’est pas l’essence du bonheur. Bien souvent, on trouve la joie dans la routine quotidienne, dans des choses qui ne nous étonnent plus, qu’on connait par cœur.
Quand j’étais avec Emilie, je croyais que tout était éternel. Mais tu sais…, le temps s’envole.
Certes, il y a le résumé, mais malgré ça, je ne sais pas pourquoi, j’ai au début du mal à assimiler l’âge d’Akira. Pourtant vous avez mis des indices (la marche, l’âge de Natasha). J’aurais eu besoin que les dix-huit ans d’Emilie soient situés dans le temps (l’année, ou x ans auparavant). Attention, cela n’engage que ma perception, qui est peut-être fausse. Ou je suis trop pressé…
Le mot « officiellement » après deuil me dérange un peu. Le deuil, c’est intérieur, du moins dans ce contexte-là. Or, ce qui est officiel est tourné vers l’extérieur. Je pense.
« m’enjoint à continuer. » Verbe un peu rude. Inviter ? Prier ?
Quand j’arrive à Dalida dans le texte, je suis un peu perdu et je me demande quand se situe ce dialogue sur le canapé entre Lisa et Akira.
La date tant attendue par moi apparaît plus loin : 1976. Est-ce que Dalida était le bon choix ? Peut-être qu’il se justifie par quelque chose que l’on découvrira plus loin.
Mais comme j’ai dit, c’est du détail. Chapeau pour ce premier chapitre !
Je prends en compte vos remarques -très justes- et qui m'aident à clarifier mon récit et à m'améliorer. Je vais faire un peu de correction dès que j'en ai le temps.
Encore merci, j'espère que la suite vous plaira :)
Les descriptions sont très réfléchies.
J'aime beaucoup les moments descriptifs du passé.
Je suis déjà à fond dans l'histoire,je vais de suite lire la suite.
J'espère que la suite te plaira tout autant !!
Vivement la suite. Content d'avoir pu vous lire.
Très bon chapitre, on sent que les corrections clairement. La chute de chapitre apporte un truc en plus.
Mes remarques :
"Elle m’a annoncé qu’Emilie était décédée, en 2013. Il y a onze ans." j'aurais peut-être pas mis ce passage en rapporté, je trouve que ça peut être plus percutant en dialogue classique
"comme celles d’un enfant." -> d'une enfant ?
"- Parce que c’est elle qui te les a racontées." très bon !
Un plaisir,
A bientôt (=
Merci pour ton passage, je vais corriger ça :)
C'est très prenant ! On a l'impression de voir ces gens passer en sachant qu'on les connait mais sans savoir les reconnaitre ! Je trouve ca beau !