Près de la maison qu’on a achetée, avec Lisa, il y a une ligne de tramway. Autrefois, elle était très empruntée mais au fil des années, elle est tombée dans l’oubli.
Lors des vacances scolaires, avec Lisa, on prenait le tram, le même qu’aujourd’hui, et au bout d’une heure de route, on arrivait près de la plage. Il fallait encore marcher une bonne quinzaine de minutes pour se retrouver devant la mer, mais le vent qui portait son odeur salée nous poussait rapidement vers elle. Lisa avait toujours la manie de courir toute habillée jusqu’à l’eau. Moi, j’enlevais prestement mes chaussures pour la rejoindre, pour lui dire de retirer les siennes. Elle m’éclaboussait, pour me faire taire, je pestais un peu parce que j’étais mouillé, mais je finissais toujours par lui pardonner. Comment refuser de répondre à un tel sourire ?
Un jour, j’ai emmené Emilie avec nous. Lisa était loin d’être pour, mais elle avait fini par accepter. Après cette fois-là, Emilie n’est jamais revenue. Elle n’aimait pas la mer, m’avait-elle dit. Elle en avait toujours eu peur.
Ces jours de plage nous ont donc toujours appartenus, à Lisa et moi.
Je suis sorti de la maison. Il faut que j’y retourne. Je ne sais pas réellement pourquoi j’ai ressenti ce besoin de m’échapper, de changer d’air, mais je pense que j’en ai besoin. Me fondre dans la nature, en devenir moi-même un composant, respirer avec elle, la sentir, tout cela a toujours suscité en moi une inspiration soudaine.
Cette ville, cette ligne de tram, ces chemins, cette plage ont vu Emilie. Peut-être l’ont-ils vu plus attentivement que moi encore. Ont-ils réussi à la comprendre ? Ont-ils connu le succès là où j’ai échoué ?
Emilie, la douce Emilie, enveloppée de mystère. Je souris. J’ai besoin de parcourir encore une fois, peut-être la dernière fois, ces endroits qui ont connu Emilie. Quand j’aurais fini cette exploration, je la laisserai enfin partir. Je ne te retiendrai pas Emilie. Pas comme les autres fois. Je cesserai de te courir après, pour te garder près de moi. Tu seras libérée de tout l’amour que j’ai eu pour toi. Je ne te retiendrai plus.
Le tram s’arrête devant moi. Une jeune fille en uniforme scolaire me propose son bras. Je le saisis en lui souriant et elle m’aide à monter. Je prends un ticket en feignant d’ignorer les murmures agacés du chauffeur qui compte et trie avec peine mes petites pièces de monnaie. « Tout le monde paie en carte, de nos jours. »
Je m’assois, contre une fenêtre, vers le fond du tram. Celui-ci n’est occupé que par le chauffeur, la jeune collégienne, et moi. Cet endroit a vraiment perdu de son affluence d’antan. C’est amusant, je ne change pas, moi, je suis toujours Akira, toujours le même, pourtant tout autour de moi est toujours en constante évolution.
Ni le journal que j’ai apporté, ni la musique que je perçois ne parviennent à m’extirper des souvenirs qui me submergent. Je ferme les yeux. Pendant un instant, j’ai l’impression de sentir l’odeur iodée de la mer. Emilie a pris place dans mon esprit.
« - Je t’avais dit que je n’aimais pas la mer, Akira ! Tu ne t’en souviens pas ?
Emilie paraît presque énervée.
- C’était il y a longtemps ! Regarde, la plage est si belle ! Et il fait chaud ! C’est le jour idéal !
- Et donc, parce que cela fait plus de cinq ans, tu déduis que tout a changé en moi ?
Elle relève la tête.
- Je suis toujours la même.
Je n’ai pas la force de la contredire. D’ailleurs, je ne l’ai jamais eue.
- On se trempe seulement les pieds si tu veux !
Elle refuse.
- Je n’aime pas la mer.
Emilie n’aime pas la mer. Elle ne l’aimait pas à 17 ans, elle ne l’aime pas à 23 ans. »
Si j’avais cherché à comprendre à l’époque, si je ne l’avais ne serait-ce que questionnée à ce sujet, peut-être aurais-je connu la raison de cette répulsion. Peut-être n’y en avait-il pas. Peut-être que tout simplement, elle n’aimait pas la mer.
Un autre souvenir s’empare de mon esprit. Lisa, sur la plage. Il fait froid, on devrait rentrer avant que le dernier tram ne soit passé, mais je n’ose pas l’interrompre. Son copain l’a quitté ce matin. Elle ne cesse de répéter que ça ne lui fait rien, qu’elle comptait le quitter de toute façon mais au vu du flot de paroles qui sort de sa bouche, je sais que cette rupture la heurte, sans qu’elle ne veuille l’avouer. Je la laisse se plaindre, je l’écoute mais mes yeux s’attachent à chaque passant. Un enfant qui court, un couple qui marche main dans la main, le marchand de glaces qui remonte la plage, son tablier toujours noué.
Lisa se tait, se lève, époussète son short. Elle me tend les mains en souriant, me relève en riant et en faisant mine de basculer en arrière à cause de mon poids. On fait le chemin jusqu’au tram en silence. Ce n’est qu’en s’asseyant sur les sièges qu’elle laisse enfin s’exprimer toute sa peine. Elle pleure sur mon épaule. J’ouvre les bras, et j’accueille sa peine.
Lisa, ma meilleure amie. Lisa, tête folle, jeune adolescente, toujours à s’amouracher du premier venu. On s’est mariés à 30 ans. C’était une belle cérémonie.
***
Quand le tram s’arrête, à son terminus, il est 13h20. Je descends, sans l’aide de personne cette fois, et marque une pause. J’ai soudainement faim, l’absence de déjeuner se faisant ressentir. Je prends appui sur ma canne, et me dirige vers la rue passante, à pas mesurés. Je perçois l’odeur de friture qui émane d’un petit stand au bout de la rue.
Après avoir fini mes frites, je me rends sur la plage. Comme dans ma jeunesse, le vent me pousse, j’ai comme l’impression que la mer étend ses grands bras pour me saisir et m’emmener auprès d’elle. Le petit escalier qui mène à la plage est toujours le même mais les marches me paraissent aujourd’hui plus étroites, plus petites. A chaque marche, je marque un temps d’arrêt, je lève le menton, ferme les yeux, et hume l’air de la mer. Mes pieds se posent sur le sable, s’enfoncent légèrement à chaque pas. J’avais oublié cette sensation. Je retire mes chaussures, que je pose près d’un rocher et continue à avancer vers cette gigantesque étendue d’eau qui se déchaîne au loin. Il fait froid.
« Le soir même, on mange sur la plage, à bonne distance de l’eau. Emilie porte une petite robe blanche à bretelles. J’ai peur qu’elle ait froid. Elle me regarde intensément, comme si elle cherchait à me demander quelque chose simplement avec les yeux. Je ne réagis pas, je sens ses yeux posés sur moi mais je feins de ne pas l’avoir remarqué. Mon regard reste concentré sur le soleil qui se couche au loin. Emilie se lève. Elle a retiré ses chaussures. Sans prévenir, elle se met à marcher vers la mer. Je réagis presqu’instantanément. Je me lève à mon tour et marche à pas rapides derrière elle :
- Emilie !
- Akira ! crie-t-elle en retour avant d’éclater de rire.
Je soupire, mi-inquiet, mi amusé.
- Qu’est-ce que tu fais ?
Voyant qu’elle ne répond pas, je renchéris :
- Tu n’aimes pas la mer ! Cet après-midi tu m’as dit que tu ne voulais pas te baigner !
Elle accélère le rythme. On se met à courir tous les deux.
- Il fait trop froid Emilie ! Arrête-toi.
Elle s’arrête. Je sens l’eau se glisser entre mes chevilles. Emilie sourit. Tout a changé depuis cet après-midi. Elle continue à avancer, mouillant sa robe. Je reste immobile, médusé par ce changement en elle. L’eau lui arrive à la taille. J’avance jusqu’à elle, lui saisit la main. Elle s’approche un peu. Me caresse la joue d’une main trempée. Un instant, je crois qu’elle va m’embrasser. Mais elle se recule, s'éloigne. Je ravale ma déception et lève les yeux vers le ciel.
On reste dans l’eau longtemps avant de rentrer. On ressemble à des rescapés d’un naufrage. Si les gens nous dévisagent dans la rue, je ne les vois pas. La nuit est tombée. »
Ce sont des souvenirs comme celui-là que je chéris. Mes pieds touchent enfin l’eau fraîche. Je replie le bas de mon pantalon afin de laisser l’eau salée accéder à mes genoux.
L'eau est glacée, en cette saison.
Je me baigne dans tes yeux, Émilie.
Dans ton regard.
***
Il est 16h quand je reprends le tram pour rentrer à la maison. Je n’avais pas vu le temps passer. Je reprends la même place qu’à l’aller, colle ma tête contre la fenêtre. Mes yeux s’accrochent au paysage. Les arbres ont revêtu des robes rougeoyantes et leurs feuilles sont emportées par le vent, comme dans un ballet.
Je repense à mon père. On allait souvent marcher ensemble quand j’étais enfant. J’étais dans la période où on pose une myriade de questions par jour. Il y répondait patiemment. J’aurais pu apprendre beaucoup de la réalité avec lui, mais mon père était un rêveur. Il définissait sa propre réalité, une réalité plus belle, plus mystique. A ses côtés, tous les phénomènes naturels que je ne comprenais pas étaient expliqués, et ces explications ravissaient mon cœur d’enfant. L’orage était le résultat d’une bataille entre des géants des montagnes. La pluie était le chagrin des nuages qui pleuraient pour les injustices du monde. Le vent était le messager des bonnes nouvelles, portant avec lui les rires des enfants, les chansons des oiseaux, et les secrets des fleurs. Les arcs-en-ciel étaient les toiles que peignaient les esprits de la nature pour rappeler aux hommes la beauté du monde.
Il avait réponse à tout, son imagination ne connaissait pas de limites. Quand le petit Akira, bouleversé par les éléments qu’il voyait autour de lui, l’interrogeait sur le deuil, il savait quelle histoire inventer pour lui redonner le sourire. Quand une personne mourrait, mon père disait qu'elle faisait simplement de la place pour un enfant impatient de venir au monde, prêt à prendre sa place.
Ma mère voyait toutes ces histoires d’un mauvais œil. Elle craignait que je ne puisse jamais faire face à la réalité, que je sois toujours rêveur, en décalage avec le monde qui m’entourait. Ses craintes se sont révélées fondées, mais je ne suis pas sûr que mon père en soit coupable.
Il y a tout un monde dans ma tête.
Cela dit, quelque chose m'échappe un peu : cette rencontre entre Akira et Émilie quand celle-ci a 23 ans, c'est dans l'imagination d'Akira ou ils l'ont vécue ?
Merci pour votre commentaire.
Oui en effet il y a une certaine culpabilité dans les sentiments d'Akira, étant donné qu'il a toujours été un peu tiraillé entre Emilie et Lisa, que ce soit quand il était adolescent ou dans le présent.
Concernant votre question, je vois que vous avez trouvé la réponse en poursuivant votre lecture ;)
Entre les phrases si romantiques dont fait preuve Akira qui décrit ses sentiments et les souvenirs qu'il a avec son père,le tout provoque des émotions en moi.
Bravo
Merci pour ton commentaire :)
J'aime beaucoup le personnage d'Akira. Il a ce côté spirituel et sensible qui lui confère une personnalité proprement authentique. Bien-sûr, le personnage le mieux travaillé est sans doute celui de Lisa, mais Akira m'inspire intimement l'imperfection qui frappe chacun de nous. Il a parfois manqué d'attention par excès de bonheur et il a commis des erreurs flagrantes - comme « négliger » la solitude de Lisa - mais ce petit/grand côté imparfait le rend vraiment authentique et humain. C'est pour ça qu'on s'attache autant à lui.
Bon choix de narration ! L'écrivain a bien fait de raconter l'histoire à travers les mots d'Akira. Si le narrateur était impersonnel ou incarné par un autre personnage, le rendu n'aurait sans doute pas été aussi sensible et mature.
Merci pour ton commentaire !!
Le personnage le mieux travaillé est plutôt celui d'Emilie. Je me suis emmêler les pinceaux, je crois. ^_^
Très beau 2e chapitre, encore plus poétique que le précédent. Je trouve par moments légèrement frustrant de ne pas voir les scènes plus développées, les souvenirs plus détaillés. Après, ça participe au charme de l'histoire, où s'enchaînent les souvenirs, bref mais beaux. Je suis très curieux de voir ce que nous réserve la suite. Tu instaures du mystère en évoquant des retrouvailles entre Akira et Emilie, qui ne les ont apparemment pas empêché de se perdre de vue. Pourquoi donc ? Curieux de voir tout ça développé.
Mes remarques :
"une ligne de tramways." -> tramway
"l’absence de déjeuner se faisant ressentir." -> se fait ressentir ?
"Me caresse la joue d’une main trempée. Un instant, je crois qu’elle va m’embrasser." beau passage, je pense que tu pourrais encore davantage développer cet instant avec les ressentis d'Akira, déçu / soulagé qu'il ne se passe rien ?
"Je me baigne dans tes yeux, Émilie. Dans ton regard." bravo superbe
"Je reprends la même place qu’à l’allée," -> l'aller
"des myriades de questions par jour." -> une myriade ?
"J’aurais pu apprendre beaucoup de la réalité avec lui, mais mon père était un rêveur." le passage qui suit est superbe !! coup de coeur.
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour ton commentaire. Mon but est vraiment de placer des flashbacks très courts pour le moment mais il va y en avoir des biens plus longs par la suite !
Merci pour les corrections, je regarde ça :)
A très vite !
Ca marque la personnalité des personnages, on s'en fait une idée plus clair et plus net !