Yann Perrec marchait à grands pas furieux dans les rues trempées de Paris, sans se soucier de contourner les flaques ou de s’éloigner des voitures qui l’arrosaient en passant. Autour de lui, les gens couraient pour s’abriter sous les auvents des magasins. Certains allaient se réfugier dans l’atmosphère chaleureuse des cafés, fatigués après une longue semaine de boulot. Mais il continuait sa route, imperturbable, les épaules voûtées sous les énormes gouttes d’eau qui lui martelaient le crâne.
Les gens qu’il croisait l’évitaient. Il en avait l’habitude. Même dans les endroits les plus bondés, comme une rame de métro ou les couloirs de l’université où il travaillait, ils préféraient se serrer encore davantage les uns contre les autres plutôt que de se mettre en travers de son chemin. Ce n’était pas seulement sa haute taille ou sa corpulence imposante qui suscitaient de telles réactions. Non, ça allait plus loin que ça. C’était à cause de son visage. Ce n’était pas l’un de ces masques bienveillants qui inspiraient confiance dès qu’on le voyait. Peut-être dans le passé en avait-il eu un. Mais les épreuves de la vie en avaient lacéré la douceur à coups de rasoir, et le temps, charognard, en avait ramassé les lambeaux. Il ne restait plus derrière qu’un faciès vieilli avant l’heure, aux sillons profonds et à la chair affaissée sous une barbe noire parsemée de blanc.
Il aurait été facile pour lui de se sentir blessé à chaque fois qu’une personne à qui il voulait serrer la main la reculait, de ressentir de l’injustice lorsqu’elle le regardait avec une expression alarmée. Sauf qu’elle aurait eu raison. Après tout, il ne se serait pas serré la main lui-même s’il avait eu le choix. Car il n’était pas quelqu’un de bien. Il le savait, et il l’acceptait. Preuve, une heure plus tôt, il avait été à deux doigts d’envoyer son poing dans la figure de son éditeur. En tout cas, il l’avait suffisamment terrifié pour que celui-ci le mette à la porte. Il se souvenait de son visage rond, blanc comme un linge et perlé de sueur. De ses yeux humides levés vers lui, agrandis par la peur. Il avait ressenti une satisfaction sauvage de le voir ainsi diminué, à sa merci. Encore maintenant, la colère continuait de rythmer ses pas, noyant au berceau le peu de remords qui auraient pu naître en lui.
Yann tourna le coin de rue et aperçut l’enseigne familière de Chez Tony un peu plus loin, aux néons bleus et rouges qui se reflétaient dans les flaques d’eau. Il ralentit le pas, son regard attiré vers le bar. Une voix dans sa tête lui cria de ne pas se laisser séduire, de traverser la route et de marcher sur l’autre trottoir. Il arriva devant la grande fenêtre à travers laquelle on pouvait voir l’intérieur un peu vieillot, aux murs rouge carmin et aux lampes basses qui parvenaient à peine à vaincre l’obscurité enfumée de la salle. Il pouvait sentir d’ici l’odeur de bière et de cigarette qui imprégnait les meubles. Il ne réalisa même pas qu’il s’était arrêté, les yeux rivés sur le client installé au bar qui sirotait un whisky, une expression d’intense satisfaction sur son visage rougeot. Il eut soudain l’envie irrésistible d’entrer et de lui arracher son verre des mains pour l’avaler cul sec. L’homme lui hurlerait dessus, essaierait peut-être même de le frapper, mais Yann lui en offrirait un autre pour se faire pardonner. Puis il s’en commanderait un deuxième, un double. Un bon Talisker bien tourbé. Son regard accrocha celui de Tony, debout derrière le bar en train d’essuyer un verre à bière. Assis à leur table habituelle, il y avait Stef et Patrick. Stef l’invita à les rejoindre d’un signe de tête. Tenté malgré lui, Yann fit les quelques pas qui le séparaient de la porte et posa la main sur la poignée en cuivre trempée.
Il hésita. Julie avait été claire. S’il buvait encore une goutte d’alcool, elle le quitterait pour de bon.
Et puis merde. Son éditeur avait refusé son manuscrit et l’avait jeté à la porte. Cela valait bien une petite entorse au règlement. Elle comprendrait, une fois qu’il lui expliquerait. Allez. Un whisky, un seul, et puis il ressortirait sagement.
Il fit un pas en arrière, comme si la poignée l’avait électrocuté. Il venait presque de signer son arrêt de mort. Son regard revint vers Stef et Patrick. Ils le dévisageaient, une expression de perplexité sur leurs visages rougeaux. Patrick leva les mains en l’air avec impatience, lui demandant ce qu’il attendait pour passer cette maudite porte. Yann secoua la tête de droite à gauche et détourna les yeux. Il s’éloigna d’un pas vif, presque en courant.
Il ne fallut pas longtemps pour que sa respiration brûle dans sa poitrine et que son cœur batte à tout rompre, protestant contre cette allure inhabituelle. Il ne ralentit qu’une fois la rue laissée derrière lui. Il s’appuya contre le mur pour reprendre sa respiration. Malgré la pluie qui tambourinait toujours, il ouvrit son manteau pour aérer son corps épais couvert de sueur. Il recommença à marcher d’un pas lourd. Toute colère l’avait quitté, remplacée par un sentiment de résignation mêlé d’appréhension.
Il arriva devant son immeuble, un beau bâtiment haussmannien aux balustrades en fer ouvragé. Il sortit sa grosse clé de sa poche et la tourna dans la serrure de la lourde porte en bois, qui grinça sur ses gonds. Il monta les escaliers en colimaçon jusqu’au troisième étage et s’arrêta sur le palier un instant, la respiration laborieuse. Lorsque son rythme cardiaque fut revenu à la normale, il ouvrit la porte de son appartement et entra. Il posa ses clés sur le buffet et se débarrassa de son manteau trempé et de ses chaussures.
L’appartement moderne était plongé dans l’obscurité, et seul le rai de lumière qui perçait au bout du couloir lui signifia la présence de Julie. Elle travaillait de plus en plus tard, ces jours-ci. Il se rendit dans la cuisine et ouvrit le frigo, puis le referma, dépité. Bien sûr. Plus de bières. Il soupira et ouvrit les placards un à un, pour enfin dénicher un paquet de cacahuètes salées au fond de l’un d’eux. Depuis que Julie était devenue végan, il ne restait plus à manger que des légumes et des graines. Fini le fromage, la charcuterie, les bons steaks du boucher du coin. Il avait l’impression de se transformer en lapin.
Yann s’avança dans le salon et s’écroula sur le canapé. Puis il attrapa la télécommande et alluma la télé. Les clameurs d’un match de foot envahirent le silence de la pièce. Il n’aimait pas beaucoup le football. C’était un jeu qui lui semblait futile, parfois même frustrant. Mais au moins, il avait le mérite de vider la tête.
Une dizaine de minutes plus tard, il entendit la porte du bureau de Julie s’ouvrir, puis le bruit discret de ses pas qui s’approchaient le long du couloir. La lumière du salon s’alluma, et il tourna la tête vers elle.
Elle était belle. Pas l’une de ces beautés plastiques, creuses, sans la moindre aspérité. La beauté de Julie était enflammée, provocatrice, impossible à ignorer. Il se souvint de ce moment où il l’avait vue pour la première fois, en pleine discussion animée dans ce bar parisien, un cocktail à la main. Elle avait dégagé une telle assurance, avec son tailleur sur mesure et son carré blond encadrant son visage tout en finesse. Il en fallait beaucoup pour impressionner Yann, et elle y était parvenue haut la main. Même depuis sa table à l’autre bout du bar, il avait perçu l’aura de son intelligence, et plus encore le contrôle sans faille qu’elle exerçait sur elle-même. Cela se voyait dans chacun de ses mouvements : dans la manière de tenir son verre, dans les expressions qui se peignaient sur son visage, dans sa pose faussement dégagée, là, appuyée sur le comptoir. Ce contrôle, il le connaissait bien. Mais ce qui l’avait frappé chez Julie ce soir-là, ce qui avait percé à travers cette muraille qu’il gardait sans cesse érigée autour de la fragilité de son être, c’étaient ses efforts presque désespérés d’échapper à ce contrôle, d’attraper une liberté tout juste hors d’atteinte. Personne d’autre que lui n’aurait pu les remarquer. C’était dans sa manière de s’ébouriffer les cheveux de sa main libre. De rire à gorge déployée. De commander une tournée de shots alors qu’elle et ses amies étaient déjà bien éméchées. Autant de manières d’essayer d’échapper à sa prison personnelle.
Elle l’avait vu qui la regardait. Ils s’étaient reconnus, deux personnes de la même espèce. Plus tard dans la soirée, elle était venue lui parler. Peut-être avait-elle vu en lui quelqu’un qui la comprenait. Quelqu’un avec qui elle pourrait s’échapper vers la liberté, main dans la main. Mais elle n’avait pas réalisé alors à quel point sa cage à lui était plus solide que la sienne.
« Alors ? » demanda-t-elle, le ramenant à l’instant présent. « Ça s’est bien passé avec ton éditeur ? »
Il ouvrit la bouche, puis la referma. Comment allait-il faire, sans Julie pour le tirer vers le haut ? Il avait goûté à la vraie solitude, et il avait failli ne pas en sortir vivant. Sa relation avec elle ne tenait plus qu’à un fil, et s’il se révélait être un écrivain raté en plus d’un alcoolique, elle lâcherait l’éponge pour sûr.
Il fit alors ce qu’il avait fait des centaines de fois. Il plaqua un sourire sur son visage et lui mentit. « J’attendais que tu aies fini de travailler pour t’annoncer la nouvelle. Paul a accepté mon manuscrit. »