« Votre peinture est affreuse, madame. »
Lou Deschamps réprima un soupir, le téléphone contre son oreille. À cinq minutes de la fermeture de la salle d’exposition, elle devait tomber sur l’une de ces clientes.
« Bonjour, madame. Je suis désolée que le tableau que vous avez acheté ne vous plaise pas. Pourriez-vous être plus précise ? Y a-t-il un défaut ? »
« Il est médiocre, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? Les couleurs sont fades, les traits sont grossiers et le thème manque d’originalité. »
Elle s’humecta les lèvres, la gorge soudain serrée. Et voilà la bonne vieille anxiété qui revenait, pile à l’heure. « Je suis désolée qu’elle ne vous plaise pas, madame. » répéta-t-elle en essayant de toutes ses forces de prendre un ton patient, mais ferme, malgré le tremblement insidieux qui s’immisçait dans sa voix. « Puis-je vous demander de quelle peinture il s’agit, ainsi que votre nom ? »
« Qu’est-ce que j’en sais, moi, de laquelle il s’agit ? Il y a un phare dessus. Comme dans presque tous vos autres tableaux, si je ne m’abuse. Quelle idée originale, soit dit en passant. Je n’ai jamais compris comment des choses aussi infâmes pouvaient inspirer les peintres. Et mon nom est Josette Mercier. »
Lou ferma les yeux un instant et ravala un soupir. « Madame Mercier, pardonnez la question, mais… pourquoi avoir choisi une peinture représentant un phare si vous ne les aimez pas ? »
« C’est l’anniversaire de mon mari dans trois jours, et je voulais lui offrir quelque chose d’un peu original. Il adore les phares, je n’ai jamais compris pourquoi. Donc je lui ai acheté votre tableau, en me disant que ça lui ferait plaisir, mais, quand je l’ai vu, j’ai été si effarée par votre style que je n’ose pas lui offrir. »
« Mais vous avez vu la photo sur le site internet, non ? »
« Oui, et la photo était bien meilleure que l’original. Les couleurs ne sont pas du tout pareilles. Et puis je n’avais pas imaginé que la peinture sortirait ainsi du tableau. »
Sortirait du tableau ? Elle imagina une cascade de peinture s’écoulant du cadre, avant de réaliser ce que la cliente voulait dire.
« Il s’agit d’une technique particulière, madame Mercier. C’est appelé l’empâtement. »
« Eh bien, c’est moche. »
« Oui, j’ai bien compris cela. »
À ce moment-là, la porte de la salle d’exposition s’ouvrit et Gaëlle entra, son sac à dos de collégienne sur le dos. En voyant l’expression de sa mère, l’adolescente traversa la pièce au pas de course et vint se tenir à côté d’elle derrière le bureau. Sans aucune hésitation, elle pressa le bouton haut-parleur du téléphone fixe. C’était l’un de ces vieux téléphones d’un blanc jauni avec un fil entortillé reliant le socle au combiné. Lou l’avait depuis vingt ans au moins, et il marchait encore.
Elle ramena son attention vers sa cliente. « Voudriez-vous échanger la peinture contre une autre ? Ou vous faire rembourser celle-ci ? »
« Qu’est-ce que vous croyez ? Que je vais me risquer à acheter un autre de vos tableaux ? Bien sûr que je veux me la faire rembourser ! C’est ce que je me tue à vous dire depuis le début ! »
Non, c’est la première fois que vous me le dites, pensa Lou en serrant les dents. « Très bien, donnez-moi deux secondes. »
À gestes mal assurés, elle tapa le nom de Josette Mercier sur son ordinateur. Celle-ci avait bien acheté une peinture sur son site, Le Phare du Stiff. Comment pouvait-on ne pas aimer les phares ? Surtout celui-ci, construit en 1700. L’un des plus vieux de France. Si elle avait choisi le Créac'h avec ses bandes blanches et noires, elle aurait peut-être un peu mieux compris, mais le Stiff ? Elle parcourut l’information sur la page. Nom, adresse, numéro de téléphone. Elle demanda à madame Mercier de les confirmer. Celle-ci obtempéra avec impatience. Parfait. Bientôt débarrassée. C’est alors qu’elle vit la date d’achat. Elle se pressa les tempes des doigts.
« Madame Mercier ? Je vois que vous avez acheté la peinture le 2 septembre 2021, est-ce correct ? C’est il y a plus de quinze jours. »
« Oui, et alors ? Je l’ai achetée pendant que j’étais en vacances. Mon fils l’a reçue pour moi. Ce n’est pas un crime, non ? »
« Non, ce n’est pas ça, madame. C’est juste que le délai de retour est de quinze jours. Et que là, ça fait plus de deux semaines. » Elle prit une inspiration pour se donner du courage. « Je ne peux pas vous rembourser, madame. Vous avez dépassé la période officielle. »
« Comment ? Vous savez où vous pouvez vous la mettre, votre période officielle ? Je veux mon argent, et tout de suite ! »
« Madame, je vous l’ai déjà dit, je ne peux… »
« Vous allez me rembourser, madame Deschamps. Si vous ne le faites pas, je vais vous rendre la vie difficile, je vous le promets. Je vais commencer par poster des commentaires très négatifs sur votre site, et puis je vous appellerai tous les jours jusqu’à ce que vous me donniez ce que je veux. »
« Je… ne vous énervez pas, s’il vous plaît. Peut-être peut-on trouver un arrangement, d’accord ? »
Gaëlle toussa et la fixa avec accusation. Lou leva une main en l’air en un geste d’impuissance. Sans lui demander son avis, sa fille lui arracha le combiné des mains et le porta à sa propre oreille. Elle essaya de le lui reprendre, mais un geste impérieux de Gaëlle l’arrêta dans son mouvement.
« Madame Mercier, ici Gaëlle Riou à l’appareil, l’associée de Loane. Ma collègue me fait comprendre que vous aimeriez obtenir un remboursement pour un produit acheté il y a plus de quinze jours sur notre site internet. Est-ce correct ? »
« Oui, c’est bien cela. Alors, vous allez m’aider ou non ? »
« J’ai aussi cru comprendre que vous l’aviez menacé de poster des commentaires négatifs sur notre site si elle n’obtempérait pas, ainsi que de nous appeler tous les jours. Vous n’imaginiez tout de même pas que cela allait marcher, si ? »
Silence à l’appareil. « Et cet arrangement dont madame Deschamps parlait ? De quoi s’agit-il ? » dit enfin son interlocutrice.
« Il n’y aura pas d’arrangement. Loane essayait d’être gentille avec vous, et d’habitude je suis d’accord avec elle, mais là, vous avez dépassé les bornes. Vous ne lui avez montré aucun respect, alors je ne vois pas pourquoi elle devrait se mettre en quatre pour réparer une erreur que vous avez commise, en ne lisant pas les conditions sur notre site internet. Maintenant, si vous le voulez bien, je vais raccrocher. Nous aussi, nous avons droit à un week-end. Et j’oubliais, si vous rappelez, vous aurez affaire à moi, c’est bien compris ? »
Les bips répétés du combiné indiquèrent que madame Mercier avait raccroché sans demander son reste. Gaëlle reposa le téléphone sur le socle et se tourna vers sa mère. « Quelle ordure, cette femme ! »
Lou la regardait, les yeux écarquillés. À quatorze ans, sa fille faisait preuve d’un culot qui dépassait son entendement.
« Ne refais jamais ça. » dit-elle d’une voix blanche.
« Mais… elle t’a insultée ! Si je ne t’avais pas tirée de là, cette femme serait encore en train de te tenir la jambe ! Et elle ne mérite pas le moindre compromis de notre part, avec un tel comportement. »
« Ce n’est pas à toi d’en juger ! C’est ma cliente que tu viens d’humilier. À ton avis, qu’est-ce qui va se passer maintenant ? »
Gaëlle leva les yeux au ciel sans répondre.
« Elle va s’empresser de mettre ses menaces à exécution. Et ça peut avoir des conséquences très sérieuses. »
Sa fille souffla. « Oh, allez, ce n’est pas si grave ! »
« Si tu avais à payer les factures, tu ne dirais pas ça. » dit Lou à mi-voix en la regardant dans les yeux.
Personne, en les voyant, n’aurait cru qu’elles étaient mère et fille. Lou, plus petite et plus menue que Gaëlle, s’en démarquait encore davantage avec ses cheveux roux flamboyants et ses taches de rousseur, tandis que la peau mate et les cheveux d’un noir de jais de l’adolescente rappelaient son ascendance ouessantine.
En voyant son expression butée, elle soupira et son expression s’adoucit. « Allez, viens. Je t’invite à La Bruyère pour fêter le weekend. »
Elles traversèrent la place centrale de Lampaul, le seul village de la petite île d’Ouessant, au large de la Bretagne. Il s’agissait d’un îlot d’à peine quinze kilomètres carrés, abritant quelque huit cents âmes. Pas un seul arbre ne poussait sur les landes recouvertes de fougères, de bruyères et d’ajoncs, rasées par les vents qui ne se calmaient presque jamais. Les côtes rocheuses étaient assaillies par l’Atlantique, et les écueils et courants qui entouraient l’île faisaient depuis des siècles l’objet de la terreur des marins. Lou y avait vécu presque toute sa vie. Elle adorait le vent, le chant de la mer qui s’écrasait sur les rochers, les rayons des cinq phares qui balayaient le ciel toutes les nuits. Ouessant était comme une bulle, isolée du reste du monde.
Elles se dirigèrent vers le petit salon de thé La Bruyère, situé un peu à l’extérieur de la place principale de Lampaul, en face du camping. En ce début octobre, seules une ou deux tentes y étaient plantées, et l’on pouvait voir les derniers touristes de l’été sillonner l’île à vélo. Beaucoup de maisons fermaient leurs portes jusqu’à l’année suivante, leurs résidents chassés par le vent froid et les tempêtes. Il ne restait plus qu’une semaine à Lou pour son travail saisonnier de guide au phare du Stiff, mais cela ne la dérangeait pas outre mesure. Bien sûr, comme tous les hivers, les rentrées d’argent seraient minimales, mais suffisantes pour survivre. Et puis, avec le départ des touristes, elle retrouverait Ouessant telle qu’elle l’aimait le plus : sauvage, indomptable et austère.
Lou et Gaëlle entrèrent et saluèrent Maïwenn, la propriétaire. Une bonne odeur de crêpes chaudes pénétra dans leurs narines. Elles s’installèrent à leur place favorite à côté de la fenêtre. Celle-ci donnait sur le jardin où l’on pouvait encore profiter des floraisons tardives d’azalées, de magnolias et de rhododendrons. L’intérieur du salon de thé était petit et chaleureux, avec des bougies à chaque table et une décoration à l’ancienne. Les murs étaient recouverts de tableaux et de vieilles photos d’Ouessant, de médailles de marins et d’assiettes décorées de fleurs. Lou adorait l’authenticité de l’endroit, avec son atmosphère intime et un peu poussiéreuse.
Maïwenn vint les voir. Elle la regarda avec une étincelle d’amusement dans le regard. « Earl Grey, comme d’habitude ? »
Lou sourit et hocha la tête. Sa fille leva les yeux au ciel en entendant son choix, puis commanda un Orangina.
« Comment s’est passée ta journée ? » demanda Lou une fois que la propriétaire se fut éloignée.
Gaëlle haussa les épaules sans la regarder. « Ça va. Rien de spécial. »
Elle l’examina avec attention. « Tu es plus enthousiaste que ça, d’habitude. »
Sa fille ne répondit pas, le regard toujours obstinément fixé sur la table. Puis elle leva les yeux, et Lou vit avec un pincement au cœur la tristesse dans ses yeux noirs. Le silence dura si longtemps qu’elle crut qu’elle n’allait pas lui répondre. Enfin, Gaëlle soupira. « C’est stupide. »
Elle la regarda avec douceur. « Rien de ce que tu ressens n’est stupide. »
Gaëlle joua machinalement avec sa fourchette. « On a parlé de généalogie. Isabelle nous a demandé de remonter aussi loin que possible dans nos racines et d’en faire un exposé. On doit dire où sont nés nos parents, nos grands-parents, arrière-grands-parents et cetera, et toutes les informations qu’on pourrait trouver sur eux. »
« Oh, ma chérie… Ça n’a pas dû être facile pour toi. »
Sa fille haussa les épaules. « Normalement, ça va, j’ai l’habitude. Mais là… j’en sais rien. Entendre tout le monde parler de leurs parents… je me suis rendu compte qu’il y avait toute une moitié de mon histoire que je ne connaîtrai jamais. » Elle hésita. « Ça m’a mise en colère et je suis partie en plein cours. »
« Tu as expliqué à Isabelle pourquoi tu es partie ? »
« Non. Mais je vais le faire lundi. T’inquiète pas, maman. »
Elles restèrent un long moment sans parler. Lou voyait bien que sa fille était toujours préoccupée, mais, cette fois, elle ne fit rien pour la sortir de ses pensées. Elle les énoncerait quand — et si — elle en aurait envie. En attendant, elle savoura le thé que Maïwenn lui avait apporté. Il était difficile de trouver un bon Earl Grey, même dans les cafés. Mais celui de La Bruyère battait tous ceux qu’elle avait essayés jusque-là.
« Maman… tu crois qu’il est encore en vie ? »
Lou soupira. « Je ne sais pas, ma chérie. Je t’ai déjà dit plusieurs fois que je n’ai pas eu de contact avec lui depuis avant ta naissance. »
« Pourquoi il est jamais revenu ? Il savait que j’existais, pourtant, non ? »
« Gaëlle… »
« Est-ce que vous étiez amoureux ? »
Elle essaya de rire, sans grand succès. « C’est le cours de généalogie qui a provoqué toutes ces questions ? »
Gaëlle eut l’air un peu contrite. « J’en parlais avec Marion, il y a quelques jours… et puis hier, elle a demandé à son père s’il avait connu le mien. Tu disais qu’il était un touriste, mais j’ai toujours trouvé ça bizarre que personne le connaisse… » Elle jeta un regard un peu contrit à sa mère. Puis elle ouvrit la bouche, avant de la refermer à nouveau.
« Et qu’est-ce qu’il a dit ? » demanda Lou, qui s’était tendue sur sa chaise. Elle aurait dû savoir que sa fille avait quitté l’âge où elle gobait tout ce qu’elle lui disait sans rien remettre en question.
Gaëlle prit une inspiration, puis ses traits perdirent de leur douceur pour former une expression résolue. « Il a dit que c’était sûrement un enfoiré qui t’avait violée, et que tu cachais son identité parce que tu avais trop honte. »
Lou resta un instant figée, sonnée d’entendre de tels mots sortir de la bouche de sa fille. Elle regarda autour d’elle. Gaëlle n’avait pas été très discrète lorsqu’elle avait énoncé sa dernière phrase, et comme elle s’y attendait, plusieurs têtes étaient tournées dans leur direction.
« On en reparlera plus tard. » dit-elle d’une voix sans inflexion.
Les autres clients, dont la plupart étaient des connaissances, lui semblaient suspendus à chacune de leurs paroles. Comme dans toutes les petites communautés, les rumeurs à Ouessant allaient bon train.
« Pourquoi tu ne veux jamais m’en parler ? J’ai le droit de savoir ! »
« Pas ici, merde ! » s’énerva Lou.
Les yeux de l’adolescente s’écarquillèrent et étincelèrent de colère. Puis elle se leva d’un bond et disparut en courant hors du salon de thé.
« Gaëlle ! » Lou se leva à son tour, attrapa son sac et voulut partir à la suite de sa fille, mais la bandoulière resta coincée dans la chaise. Celle-ci s’écroula avec fracas sur le sol. Bredouillant des excuses aux autres clients qui la fixaient d’un air où la perplexité se mêlait à l’amusement, elle la remit sur pieds tant bien que mal, déposa un billet de vingt sur le comptoir et sortit à la suite de sa fille sans attendre la monnaie.
Elle regarda frénétiquement autour d’elle, et vit enfin Gaëlle qui marchait à pas vifs une cinquantaine de mètres plus loin, près de l’église. Elle courut après elle.
« Attends-moi ! »
Sa fille ralentit, puis s’arrêta et se tourna vers elle, attendant qu’elle la rejoigne. Son visage était impassible. Sans un mot, Lou la prit par les épaules et la serra fort dans ses bras.
« Je suis désolée, ma puce. Je suis tellement désolée. » murmura-t-elle.
« Pourquoi il est pas revenu ? » dit Gaëlle, le nez enfoui dans son cou. « Pourquoi Marion peut avoir un papa et pas moi ? C’est pas juste ! »
Elle sentit sa gorge se serrer. « Je sais, ma chérie. Ce n’est pas juste. Mais c’est la vie. Et la vie n’est pas juste. Elle arrive, c’est tout. Tout ce que je sais, c’est que malgré tout le chagrin que ton père nous a causé, je ne regretterai jamais le magnifique cadeau que notre relation m’a apporté : toi. »
Elles restèrent un long moment dans les bras l’une de l’autre au milieu de la rue, sous les regards curieux des passants. Gaëlle se dégagea la première.
« Viens, maman. Rentrons. »