Je crois n'avoir jamais été autant fatiguée.
Mes yeux peinent à rester ouvert, mais je lutte contre le sommeil. J'enfile mon manteau en regardant Vince qui vient tout juste de s'endormir. Nous avons passé toute la nuit dans le silence, chacun dans nos pensées, sans jamais s'assoupir. Je crois que nous avions trop peur. Peur d'une chose que nous n'arrivons pas à comprendre.
Comment Vince a pu cracher autant d'eau, manquant de s'étouffer ? Une petite voix dans ma tête me dit que tout est lié, que c'est à cause du grand blond au regard de tueur. Mais une autre partie de moi, toute petite, se dit que c'est impossible. Pourtant, je sais que c'est lui qui a fait ça à Vince, j'en suis persuadée, j'en mettrais ma main à couper.
Peut-être est-il doté de don ? Peut-être a-t-il appris la magie ? Il y a bien une explication, quelque chose qui expliquerait ce qu'a vécu Vince hier soir, manquant de mourir d'étouffement. Il se pourrait même que quelqu'un se soit infiltré chez nous pour mettre quelque chose dans le verre de mon fiancé, ce qui expliquerait le pourquoi du comment. Ce serait beaucoup plus plausible que de la magie ou un don. Mais, si quelqu'un s'était aventuré dans l'appartement, on l'aurait entendu ou même vu.
Magie ou don. Don ou magie. Je ne sais pas, mais c'est quelque chose comme ça. Il n'y a pas d'autre explication.
Je secoue la tête pour me sortir ses idées de la tête, la fatigue me faisant dérailler. Je regarde une dernière fois Vince, qui s'est assoupi dans le canapé. J'ai déposé un plaid sur ses épaules et j'ai envoyé un message à son employeur pour lui dire qu'il ne pourra pas être présent à son travail. J'ai même éteint son réveil.
Je descends les escaliers tout en nouant mon écharpe contre mon cou. Je réprime un frisson en ouvrant la porte qui donne sur l'extérieur. Mes yeux fixent un point invisible sur le macadam. Là où j'étais hier soir, là où le fou furieux était aussi. Je reste plusieurs secondes, dans mes pensées, les bras ballants le long de mon corps.
— Ça va ?
Je sursaute, la main sur le cœur en me tournant vers l'auteur de la voix grave qui vient de me faire peur. Je reconnais l'homme qui m'a sauvé hier soir. Mes yeux le scannent de haut en bas, détaillant ses cheveux mi-longs qui tombent sur sa nuque avec grâce, ses yeux dorés qui brillent d'une lueur que je n'arrive pas à déterminer. Mon regard descend sur son nez fin et droit puis sur sa bouche pulpeuse assombrie par une légère barbe de quelques jours. Cet homme est tout simplement magnifique !
Mon cœur se met à taper bien trop fort contre ma cage thoracique, à deux doigts de me faire un mal de chien. Je recule, alors que la peur s'imprime dans chaque pore de ma peau. Comme hier soir, l'impression de le connaître ne me quitte pas et j'ai la sensation désagréable qu'il est tout aussi dangereux. En fait, ce n'est pas qu'une sensation. C'est une certitude.
— Je ne te veux pas de mal, souffle-t-il en levant les mains.
— Qu'est-ce que vous me voulez ?
— Savoir si tu vas bien. Est-ce que Poséi... Polo t'a fait du mal ?
Alors ils se connaissent. Et quelque part, ça ne m'étonne pas. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais je le savais déjà au fond de moi.
— Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
Je suis sur la défensive, sans connaître la raison. Je n'ai jamais été agressive avec quiconque, préférant de loin la gentillesse à la méchanceté. Mais là, j'ai l'impression d'être une autre personne.
Pour toute réponse, il hausse les épaules les mains dans les poches de son pantalon brut. Il fait un pas dans ma direction, je recule. Je n'ai pas confiance en cet homme.
— Je vois, soupire-t-il. Tu sais qui je suis ? Tu te souviens de moi ?
— Non, mais je sais une chose : vous êtes dangereux.
— J'étais, réplique-t-il du tac au tac. Je me suis repenti de mes erreurs depuis longtemps. Tu ne dois pas avoir peur de moi, je ne suis pas ton ennemi.
Il a l'air sincère pourtant mon corps, lui, ne lui fait pas confiance. Mon cœur bat la chamade, mon cerveau émet une alarme et mon épiderme se hérisse dès qu'il fait un pas dans ma direction.
À la place de lui dire que je ne le crois pas, autre chose sort de ma bouche :
— Et de lui, je dois avoir peur ?
— De Polo ? demande-t-il.
Je hoche la tête, attendant sa réponse même si je la connais déjà.
— Oui, grimace-t-il. Polo est...
Il ne dit plus rien, laissant sa phrase en suspens. Je hausse un sourcil, attendant la suite qui ne vient pas. Il soupire, passe une main dans ses cheveux puis déclare :
— Je vais tout faire pour qu'ils ne te fassent pas de mal, mais je ne peux rien garantir. Ils sont déterminés.
— Comment ça, ils ? questionné-je les yeux écarquillés.
— Ce serait vraiment plus simple si tu te souvenais de tout, murmure-t-il si bas que j'ai du mal à comprendre ce qu'il vient de dire.
— Quoi ?
— Écoute, ce qui s'est passé hier soir se reproduira. Je vais rester à tes côtés en attendant de trouver une solution.
— Quoi ? Non !
Je secoue la tête. Il est hors de question que cet homme me suive en permanence. Il me fout les jetons et tout mon corps me crie de ne pas lui faire confiance. Certes, il me fait moins peur que Polo, mais mon instinct me dit qu'il est beaucoup plus dangereux que le blond.
— Si tu veux rester en vie, c'est la seule solution.
J'écarquille les yeux, et des milliers de frissons dévalent mon dos. Mes mains se mettent à trembler et mes jambes peinent à me tenir tant je suis prise par les tremblements.
— Ils sont si dangereux que ça ? demandé-je paniqué.
Il ne me répond pas tout de suite, prenant le temps de me regarder en fronçant les sourcils. Il soupire, puis déclare :
— Beaucoup plus que tu ne le crois.
Cette fois, c'est officiel, je panique. Me voyant bouleversée par ses paroles, il s'approche doucement, toujours les mains dans ses poches. Je ne recule pas, pas parce qu'il ne me fait plus peur, mais parce que je suis déjà adossée contre le mur de l'immeuble. Si je le pouvais, je m'enfoncerais dans le mur pour échapper à son regard perçant.
Il s'arrête à bonne distance, penche la tête sur le côté et il se met à sourire en coin. Son rictus n'a rien de charmant, il est dangereux, mesquin et plein de méchanceté.
— Je le suis tout autant, ça c'est certain, mais toi, Médusa...
— Médina, le coupé-je. Je m'appelle Médina.
— Tu es capable de les tuer d'un simple regard, ce qui te rend tout aussi dangereuse, continue-t-il en ignorant ce que je viens de dire.
— N'importe quoi. Je ne suis pas une tueuse et personne ne peut assassiner quelqu'un avec son regard.
Je secoue la tête alors qu'il délire complètement. Le pire, c'est qu'il croit dur comme fer à ce qu'il vient de dire. Je ne suis pas une tueuse, je déteste la violence alors comment pourrais-je assassiner quelqu'un avec mon regard ? Cet homme délire.
— Si tu le dis, soupire-t-il une énième fois. Tu vas où comme ça ?
— Porter plainte.
Sur ces paroles, je m'élance sur le trottoir en direction du commissariat qui se trouve trois rues plus loin. Le rire de celui qui m'a sauvé hier, résonne derrière moi au même rythme que ses pas.
— Et qu'est-ce que tu comptes leur dire aux flics ? se moque-t-il en calant son allure à la mienne. Qu'un mec au nom de Polo, t'a menacé sans même te parler ? Ils vont te rire au nez.
J'ouvre la bouche et la referme plusieurs fois.
— Mon fiancé a bizarrement craché de l'eau à la limite de l'étouffement ! Je suis persuadée que ça vient de lui ! De plus, dès qu'il est dans les parages, je n'arrive plus à bouger ! Je suis paralysée !
Je m'arrête net. Les larmes menacent de dévaler mes joues glacées par le froid mordant. Je suis terrorisée, par tout ce qui s'est passé hier soir. Terrorisée par un homme qui ne m'a pourtant rien fait ni verbalement ni physiquement — si l'on oublie ma paralysie et ma peur soudaine quand il se trouve près de moi —. Je ne comprends pas ce qu'il se passe, je n'arrive pas à m'expliquer tout ce qui m'arrive depuis la fin de l'émission.
Ça aurait dû être une bonne soirée auprès de l'homme que j'aime, et tout a été gâché par cet homme. Ces menaces n'ont pas été prononcées à voix haute, mais mentalement et je les ai entendues. Il voulait me tuer, me voir souffrir et dès que je ferme les yeux, je le revois devant moi le regard haineux.
— Comment ça, tu as un fiancé ? Et raconte-moi ce qu'il s'est passé.
— Il s'appelle Vince, soufflé-je en essuyant les quelques larmes qui s'échappent de mes yeux. Et on était... euh... bref, d'un coup, il s'est mis à se tenir la gorge, le teint livide. Puis après quelques secondes sa bouche s'est ouverte et un filet d'eau s'est échappé sans jamais s'arrêter. Il a commencé à s'étouffer et il devenait de plus en plus blanc à la limite de... de... mourir.
— Γαμώτο! * Rentre chez toi et évite de sortir. Je reviens rapidement.
Sur ces mots, il s'en va dans de grandes enjambées. Il disparaît rapidement à l'angle d'une ruelle sombre, la démarche déterminée. Je reste là, plusieurs secondes à me demander si je dois porter plainte.
Finalement, je fais demi-tour. Il a raison sur un point, les flics risqueraient de me rire au nez. Pour ce qui est de rester chez moi, il peut bien rêver s'il pense que je vais l'attendre sagement. J'ai une vie, un travail et bien que Polo me terrorise, je ne vais pas m'arrêter de vivre pour autant.
Ce n'est pas un homme sorti de nulle part, dont je ne connais rien, qui va me dire quoi faire.
*Putain en grec.