1.
Scott Marsh abattit une couverture sur les épaules frêles de Lizzie Robinson, en se disant que le petit-fils de celle-ci n’apprécierait pas le réveil.
Il connaissait Miles Robinson depuis toujours, ils avaient fréquenté les bancs de la même école, fumé, ensemble, leur première cigarette, avant de se faire pincer – et tirer les oreilles – par Lizzie elle-même. C’était ces souvenirs que le lieutenant voulait retenir d’elle, pas l’image d’une vieille femme errant sur la lande, obstinément tournée vers la mer.
Quand il la trouva, après le signalement du vieux Henry Chambers qui promenait son chien, ses yeux étaient vitreux, mais une étincelle de vie y brillait encore. Plus exactement, il avait vu, cru voir, l’espace d’un instant, une forme bouger à l’intérieur. Il était mal réveillé et, malgré son boulot de flic, il n’avait jamais été du matin. Et puis il détestait quand une merde tombait sur quelqu’un de sa connaissance. Gamin, Lizzie avait été la grand-mère qu’il n’avait jamais connue. Quand elle préparait des biscuits pour Miles, Scott était certain de rentrer avec son propre sachet – et un autre pour Cathy parce que Lizzie ne faisait pas de jaloux. Cette époque semblait encore plus lointaine que d’habitude, ce matin.
Patiemment, Scott posa à Lizzie toutes les questions d’usage, tandis que sa sœur Cathy l’examinait, son ambulance garée dans l’herbe humide. Se souvenait-elle de ce qu’il s’était passé ? Avait-elle remarqué quelque chose de suspect ? Pourquoi avait-elle marché aussi loin de chez elle au beau milieu de la nuit ? La petite ville de Mist était calme, mais, comme partout, la délinquance donnait du fil à retordre à la police locale. Scott ne voyait pas qui aurait pu vouloir du mal à Lizzie, mais les petits cons ont leurs raisons que la raison ignore, alors…
En d’autres circonstances, il aurait suspecté un début de démence ou tout autre motif qui ne dépendait pas de son domaine de compétences, mais il demeurait une zone d’ombre, aussi brumeuse que les yeux de Lizzie, car, en cette seule nuit, la pauvre femme avait perdu la vue.
2.
— Comment ça, elle a perdu la vue ? s’exclama Miles Robinson, furieux que Scott lui présentât les faits si froidement.
Ils étaient amis d’enfance, non ? C’était donc cela, être un bon flic ? Arborer cet air détaché qui mettait Miles hors de lui ?
Si Kamil n’attendait pas avec leur petite Maya devant les portes de l’école, lui aurait trouvé les mots pour le calmer. Sa seule présence aurait même suffi à l’apaiser, d’ailleurs, et Miles regrettait d’autant plus son absence. Il n’y avait que Scott, son ton froid et son air détaché de jeune premier. Et la colère qu’éprouvait Miles.
— Scott… Qu’est-il arrivé à Lizzie ?
Toujours sur le pas de la porte – Miles n’avait nullement l’intention de l’inviter à entrer –, Scott ne s’encombra ni de formules compliquées ni de pincettes. Au moins un point que Miles apprécia chez lui, ce matin.
— Elle déclare avoir entendu, je cite, « un grand fracas » et être sortie pour vérifier. Il était vingt-trois heures.
— Elle…
Non, décidément, cette histoire tenait aussi peu debout que Miles le matin, avant son premier café.
— Henry l’a aperçue sur la lande, à l’aube, non ? C’est bien ce que tu viens de me dire ?
Scott acquiesça.
— Alors, quoi ? ne comprenait pas Miles. Elle est restée dehors toute la nuit ? Par ce froid glacial ? Et tu me racontes que, à part sa vue, elle va parfaitement bien ?
— Cathy l’a examinée.
L’aînée de Scott, oui, Miles lui faisait confiance, mais… non. Décidément, non, rien n’allait dans ce que lui annonçait Scott. Il semblait avoir tiré un trait sur leur amitié de trente ans pour faire son boulot sans s’encombrer d’émotions qu’il jugeait sans doute superflues. Il exposait des faits absurdes, il… Merde ! Lizzie était solide, mais n’importe qui aurait… Personne n’aurait pu… Et à son âge, en plus.
Submergé par les informations, Miles reprit peu à peu le cours de la conversation. Lizzie qui avait erré sur la lande pendant la nuit, cette histoire de grand fracas, Cathy qui l’avait examinée…
— Elle l’a emmenée à l’hôpital pour des examens complémentaires, bien sûr.
— Bien sûr, répéta-t-il, les yeux dans le vague.
Comme si cela devait le rassurer. Mais Lizzie… Comment s’en sortirait-elle, à présent ? La maison était aménagée pour des valides. Maintenant qu’elle avait perdu la vue…
Qu’est-ce qui mettait le plus en rogne Miles : que ce soit arrivé à sa grand-mère, la seule femme qui avait jamais pris soin de lui après le départ de son père, ou que Scott se montrât si flegmatique ? La situation devait le toucher, lui aussi. N’éprouvait-il donc rien ? Le policier en lui n’éprouvait-il rien ? Il connaissait pourtant Lizzie depuis l’enfance. Sa réaction surprenait Miles, qui n’attendait pas moins de lui qu’un peu de soutien.
— Je dois les rejoindre à l’hôpital.
Scott hocha la tête, avant de se retirer sans un mot de plus.
Quand Miles ferma la porte, un gigantesque vide le submergea. Il se sentit l’homme le plus mal au monde. Foule de souvenirs affluèrent. Les sourires, les peines, le soutien inconditionnel de son incroyable aïeule…
Elle ne méritait pas ce qui lui arrivait. Personne ne méritait un tel sort, mais, là, sa grand-mère…
Miles ignora la vague de souvenirs dans la maison vieillotte, mais toujours accueillante, de Lizzie. Il attrapa ses clefs dans le petit bol, sur la console, à côté de la porte d’entrée, verrouilla celle-ci, puis rejoignit le garage. Nerveux, il pesta sur les cartons que Kamil n’avait jamais rangés, bordélique qu’il était, et donna un coup de pied dans l’un d’eux. Il y eut un petit bruit de verre, et le silence retomba un instant.
— Merde, grommela Miles en montant dans la voiture.
Avec un peu de chance, Kamil ne s’en apercevrait pas avant des mois.
Miles ouvrit la porte à distance, démarra dès qu’un filet de lumière se glissa par-dessous et attendit en tapant impatiemment sur le volant. Enfin, il engagea le véhicule dans l’allée quand l’ouverture le lui permit, actionna la fermeture automatique dans la foulée et prit la route vers l’hôpital, dans la ville portuaire voisine. Cette route toujours peu fréquentée, avec les herbes hautes qui s’emparaient du bas-côté et ses panneaux d’un autre temps.
Dans l’esprit de Miles, il fallait une éternité pour atteindre l’hôpital. Enfant, il s’ennuyait, assis seul à l’arrière, derrière la vitre sale qu’il n’avait pas le droit de baisser à cause des courants d’air qui faisaient mal aux oreilles.
Tendu à ce souvenir, il cala plus confortablement ses épaules, mais, dans son cou, les tensions demeuraient. Même le ciel semblait avoir décidé qu’il s’agirait d’une mauvaise journée. Les nuages s’agglutinaient, lourds. Une averse tomberait bientôt, et Miles paria avec lui-même qu’elle se calerait précisément sur le moment où il quitterait sa voiture pour rejoindre le hall de l’hôpital. Bien entendu, il n’avait pas emporté de manteau, la tête ailleurs. Il n’avait pas, non plus, regardé la météo. Le coup de fil de Scott avait bouleversé sa routine. Vérifier la météo faisait partie de ses rituels matinaux, lesquels ne manquaient pas d’amuser Kamil. Moins quand il remarquait que Maya développait les mêmes habitudes ; là, c’était Miles qui se marrait.
Les premières gouttes s’écrasèrent sur le pare-brise.
— Tant pis pour le pari.
Ce qui ne changeait rien à l’oubli de son manteau sur la patère de l’entrée. Le temps de quitter le véhicule et de traverser le parking en courant – parce que, évidemment, les places proches du bâtiment se faisaient rares –, il serait trempé jusqu’aux os.
L’hôpital et sa façade blanche, noircie avec les années, ses hautes grilles, son dépose-minute à la peinture usée… Miles n’y était pas revenu depuis l’année de ses onze ans, à la mort de sa mère des suites d’une longue maladie. Cet ultime trajet en voiture, par une étouffante après-midi de juillet, comptait parmi les derniers souvenirs qu’il lui restait de son père. Celui-ci et la drôle d’histoire qu’il lui avait raconté en secret de Lizzie. Elle n’aurait pas aimé l’entendre. Elle était très terre à terre, et, même dans une ville au brouillard surréaliste, elle gardait la tête sur les épaules, là où d’autres en faisaient leur fonds de commerce.
À Mist, tous les gamins connaissaient la légende du mangeur d’enfants. Miles n’y avait jamais cru. Comment un homme aurait-il pu entrer dans la maison, se cacher sous son lit et attendre qu’il fût endormi pour le dévorer ? Son père verrouillait les portes et les fenêtres, chaque soir, soigneusement. Aujourd’hui, Miles répétait ces gestes simples et rassurants pour sa petite Maya, qui, bientôt, découvrirait, elle aussi, l’histoire du mangeur d’enfants. Peut-être que, comme pour lui au même âge, ils l’aideraient à trouver le sommeil.
Miles franchit enfin les grilles de l’hôpital, dont la façade, percée d’une multitude de fenêtres, lui donnait encore l’impression de le regarder à travers tous ses yeux. Derrière elles, des malades, pour beaucoup. Des mourants, parfois. On y marchait en silence, dans les longs couloirs, attentif à ne pas faire trop de bruit avec les semelles des chaussures qui couinent.
Miles se gara près de la rangée de buissons où stationnait immanquablement son père. Question d’habitude. Même si cet endroit ravivait en Miles une période horrible, il en recourait au moindre repère tant il redoutait de retrouver Lizzie.
Son éternel sourire vissé sur les lèvres, elle lui reprocherait tendrement de trop s’inquiéter. La difficulté ne l’effrayait pas. Elle avait été infirmière pendant la guerre et perdu un fils pendant la bataille d’Angleterre. Elle rappellerait à Miles son accouchement de ce même fils en pleine canicule et que rien, jamais, ne pourrait rivaliser de pénibilité avec ce jour. Malgré tout, il franchit la double porte coulissante avec une boule dans le ventre. L’évènement dépasserait la seule sphère du privé, comme autrefois, quand certaines personnes avaient vu des choses sur la lande, et que la police ne les avait pas crues. Scott arborait cet air sceptique qui le classait dans la même catégorie que son père, le lieutenant Cliff Marsh, trente ans plus tôt. Miles n’avait jamais su de quoi il s’agissait, et Scott avait échoué à tirer les vers du nez à son père. Puis Miles s’était lassé de ce phénomène auquel il ne comprenait rien. Sa mère était décédée l’été suivant, et il avait emménagé chez sa grand-mère après Noël et le départ de son père. Lizzie n’avait jamais pardonné sa couardise à son fils et ne se gênait pas pour le maudire devant Miles.
Il traversa le hall pour se rendre à l’accueil, ses murs blancs et son personnel en blouse blanche.
— Je cherche Lizzie Robinson. Pardon, Elizabeth Robinson. C’est ma grand-mère.
On lui indiqua le service de radiologie, première porte à droite. Miles remercia la secrétaire et se rendit sur place.
— Pourquoi la radiologie ? rumina-t-il entre ses dents.
Scott lui avait-il tout dit ?
Scott t’a expliqué que Cathy l’emmenait passer quelques examens, chercha-t-il à se rassurer. Pas de quoi en faire une marmite.
Il était inutile de charger Scott de reproches. Personne n’avait à endosser la responsabilité. Lizzie était sortie en pleine nuit sur la lande et, pour une raison inconnue, y avait perdu la vue. Maintenant, il faudrait s’adapter.
Miles reconnut la silhouette voûtée qui patientait sur une chaise en plastique, dos à lui. À côté de Lizzie, Cathy feuilletait un magazine sur la santé.
— Salut.
L’ambulancière leva aussitôt la tête, les yeux fatigués.
— Miles, c’est toi ? s’assura Lizzie.
— C’est moi, grand-mère, répondit-il en accueillant ses mains dans les siennes. Dis, c’est quoi cette histoire de radio ? Tu as mal quelque part ?
Les deux femmes échangèrent un sourire de connivence.
— Quoi ?
— Mon petit… À mon âge, on a toujours mal quelque part.
— J’en déduis que ça va, se renfrogna Miles.
Il se faisait un sang d’encre pour elle, et elle le charriait. Et Cathy qui l’encourageait !
— Je suis contente de te savoir ici, mon petit. On termine avec la radio et on rentre.
3.
Le jour se levait sur Mist, et, malgré la masse nuageuse qui progressait, Scott dut se résoudre à inspecter les environs du domicile de Lizzie, jusqu’à l’endroit où elle avait été trouvée, près de chez Henry Chambers.
— Tu me dis qu’elle était tournée vers la mer ? lui redemanda Masika Hayes, sa collègue, une sergente très sérieuse.
— Je te répète ce que Chambers m’a raconté.
— Qu’est-ce qu’il foutait dehors à une heure pareille ?
— Promenade matinale de son chien.
Scott regrettait déjà d’avoir emmené Masika, mais il ne voulait pas chercher du vent tout seul. Ni l’un ni l’autre ne savait après quoi ils couraient. Techniquement, il n’y avait pas eu agression. De toute façon, qu’est-ce qui pouvait rendre une vieille dame aveugle ? On ne lui avait tout de même pas jeté un sort de cécité !
— Je suis censée remarquer quoi, déjà ?
— Ce qui te paraît inhabituel.
— Ce qu’il s’est passé est inhabituel.
Scott ignora Masika. Le nez baissé sur les parterres de fleurs hivernales, il tâchait de ne pas montrer son désœuvrement. S’il jetait un coup d’œil ici, c’était surtout pour faire plaisir à Miles, qui lui demanderait des comptes. Après, il ne pourrait plus rien pour son ami ; il ne pouvait pas enquêter sur un agresseur imaginaire.
— Je ne vois rien, lui communiqua Masika.
Moi non plus.
Elle se tourna vers son supérieur.
— Est-ce qu’on est sûr qu’il y a eu agression ?
— En fait…
— Je connais ce regard, Scott. T’en sais rien.
Elle rebroussa chemin jusqu’à la voiture.
— Faudrait que tu te renseignes, avant de chercher une aiguille dans une botte de foin, lui reprocha-t-elle en passant à côté de lui.
— On ne sait pas ce qu’il s’est passé, se défendit-il.
Il lui emboîta le pas, impatient de retrouver la chaleur du poste de police, mais des questions demeuraient. Des questions qui ne lui plaisaient pas, qui ne plairaient pas à Miles quand il se les poserait, et l’ensemble de cette histoire tirée par les cheveux puait la merde. Scott ne se l’expliquait pas. Peut-être était-ce là un coup de cet instinct dont parlaient certains flics. Peut-être qu’il souhaitait creuser parce qu’il connaissait Lizzie. Et Miles.
— Tu ne te demandes pas pourquoi Mrs Robinson n’est pas morte, toi ? l’interrogea Masika quand il s’installa sur le siège passager.
Sceptique quant aux recherches de Scott, mais pas idiote ni indifférente.
— C’est bizarre, oui, admit-il. Elle aurait au moins dû souffrir d’hypothermie, mais non. Et c’est ma sœur qui a vérifié ses signes vitaux.
Masika haussa les épaules. Scott savait qu’elle y reviendrait. La question ferait son chemin, et il connaissait Masika depuis assez longtemps pour s’attendre à un exposé complet sur l’hypothermie chez les sujets âgés d’ici le lendemain.
J'aime beaucoup comment l'atmosphère est posée et l'énigme de ce qui est arrivée à Lizzie donne vraiment envie d'avoir des réponses. Les personnages sont aussi bien décrit avec leurs émotions et les relations entre eux.
Je trouve ce début très intriguant ! On ressent bien les émotions des personnages, on est prit avec eux ! Le mystère de "l'agression" de Lizzie est à la fois stressant et passionnant ! On a vraiment envie de comprendre ce qui est arrivé !