chapitre 1

Par S.B.D

Le train file à toute vitesse vers Lyon, le paysage défilant à travers la vitre dans une suite d’ombres et de lumières. Je suis assis près de la fenêtre, un casque sur les oreilles, mais sans musique. Juste le bruit sourd du monde autour de moi, celui des conversations lointaines, des roues qui crissent sur les rails.

Dix ans ont passé. Dix ans depuis cette nuit où tout a changé.

Je pourrais y penser, mais à quoi bon ?

Ce qui est fait est fait. À la place, je préfère regarder devant. Regarder ce que je suis devenu.

Un écrivain.

Quatre livres publiés. Trois de fantasy, remplis de mondes imaginaires, de héros qui bravent l’impossible, de batailles épiques et d’aventures sans limites. Et un roman de romance. Ironique. Moi, écrire une histoire d’amour alors que ce sujet-là… ce n’est clairement pas pour moi.

J’esquisse un sourire amer.

L’amour, c’est pour les autres. Pour ceux qui peuvent danser sous la pluie, courir après un train, s’enlacer en riant au milieu de la rue. Moi, j’ai appris à me contenter d’observer. D’écrire.

Je m’étire légèrement, passant une main sur mes jambes immobiles. Je ne ressens rien. Depuis longtemps. Mais ça ne m’empêche plus d’avancer.

J’ai essayé, pourtant.

J’ai tenté d’aller vers les femmes, de leur plaire, d’exister autrement que par mon fauteuil. Mais dans leurs yeux, c’était toujours la même chose. De la pitié. De l’admiration gênée. De l’affection sans envie. Jamais ce petit éclat, ce feu que je voyais quand elles regardaient d’autres hommes.

Alors, à quoi bon ?

Je pourrais me mettre à rêver, à me dire qu’un jour, elle viendra, ma princesse. Celle qui se fichera de mon état, qui ne verra pas mon fauteuil mais mon cœur, ma gentillesse. Celle qui tombera amoureuse de moi, juste moi.

Mais une princesse, ça a toujours mieux à faire.

Je rigole en moi-même à cette pensée. Une blague débile, un peu triste, mais qui me fait sourire quand même.

Les annonces grésillent dans les haut-parleurs. Lyon. Je suis arrivé.

Le train ralentit, s’arrête. Les portes s’ouvrent. Une vague de passagers descend, se presse vers la sortie. Je prends mon temps. J’attrape mes roues, je descends tranquillement, laissant le flot s’écouler autour de moi.

Une fois sur le quai, je roule doucement, évite les valises, les pieds distraits, les regards furtifs. Je connais ce regard. Celui qui hésite entre indifférence et gêne.

Peu importe.

Je quitte la gare. Une nouvelle ville, une nouvelle étape. Un nouveau chapitre.

Et cette fois, c’est moi qui tiens la plume.

Après tout ce trajet, me voilà enfin dans ma chambre d’hôtel. L’endroit est simple mais confortable. Un grand lit, un bureau, une salle de bain aux lumières trop blanches. Je laisse la porte du balcon ouverte, profitant de l’air frais de la nuit qui s’infiltre doucement dans la pièce.

Je ne perds pas de temps. J’installe mon ordinateur portable sur le bureau, l’écran bleuté illuminant mes doigts alors que je me lance dans l’écriture.

Les mots s’enchaînent, les phrases prennent vie sous mes doigts. Je ne sais pas combien d’heures passent. Quand j’écris, le monde autour disparaît. Il n’y a plus que mes personnages, leurs peines, leurs espoirs, leurs aventures.

Puis, un son me ramène brutalement à la réalité.

Une voix.

Venues du balcon de la chambre voisine.

Douce, vibrante, mais chargée d’émotion.

Ma peau frissonne sans que je sache pourquoi. Il y a quelque chose dans ce timbre, quelque chose qui accroche mon esprit comme un murmure qu’on a envie d’écouter encore et encore.

Elle parle à quelqu’un, et je ne cherche même pas à tendre l’oreille. Les mots me parviennent distinctement, portés par la nuit.

— Non, je n’irai pas.

Un silence. Puis elle reprend, sa voix tremblante de colère et de douleur mêlées :

— Comment tu veux que je me pointe à ton mariage après ce que j’ai vu ? Hein ? Tu crois que je peux juste sourire et faire semblant ?

Elle souffle, visiblement à bout.

— Je l’ai surpris. Dans notre lit. Avec ma meilleure amie.

Mon cœur rate un battement.

Je m’appuie légèrement contre l’accoudoir de mon fauteuil, fixant la nuit sans rien voir. J’ai l’impression d’être plongé au cœur d’une scène de roman.

Elle reprend, sa voix plus brisée cette fois :

— Il voulait que je dise rien, que je passe au-dessus… que j’oublie.

Un rire amer, un peu trop douloureux pour être feint.

— Oublier ? Tu peux oublier, toi ?

Elle se tait un instant. J’entends son souffle, hésitant.

— Parce que moi, non.

J’ignore pourquoi cette discussion m’atteint autant. Peut-être parce que je sais ce que ça fait d’espérer en vain. De croire qu’on a trouvé sa place, son bonheur, pour finalement se rendre compte qu’on n’était qu’une option. Un choix de secours.

Sans même m’en rendre compte, mes doigts quittent le clavier.

J’écoute.

Et pour la première fois depuis longtemps, l’histoire qui m’intéresse n’est pas celle que j’écris.

Elle finit par raccrocher.

Le silence qui suit est lourd, pesant. Puis, je l’entends.

Des sanglots étouffés.

Mon cœur se serre sans que je comprenne pourquoi. Son chagrin traverse les murs, s’infiltre jusqu’à moi. J’hésite un instant, puis je roule doucement vers le balcon.

Une simple balustrade nous sépare.

Je l’aperçois, assise sur une chaise en osier, recroquevillée sur elle-même. La lumière tamisée de sa chambre éclaire son profil, mais je la vois mal. Pourtant, je devine la douleur qui tord ses traits, la façon dont ses épaules tremblent sous le poids de ce qu’elle ressent.

Elle lève les yeux vers moi.

Nos regards se croisent.

Elle ne dit rien. Moi non plus.

Et puis, ses larmes reviennent, plus fortes, incontrôlables. Comme si le simple fait d’être vue la faisait craquer.

— Pardon… lâche-t-elle dans un souffle.

Sa voix est brisée, fragile.

Je ne réponds pas, je me contente d’être là.

Peut-être que ça l’encourage, ou peut-être qu’elle a juste besoin de parler. Mais soudain, les mots jaillissent d’elle, comme une inondation qu’elle n’arrive plus à retenir.

— J’ai été tellement stupide… Je l’aimais, je croyais qu’on était bien. J’ai jamais rien vu venir…

Elle serre les bras autour de son corps, comme si elle voulait empêcher son cœur d’exploser.

— Et elle… ma meilleure amie…

Sa voix tremble, et elle secoue la tête, dégoûtée.

— Comment on peut faire ça ? Comment on peut trahir quelqu’un qui nous aime comme ça ?

Je ne sais pas quoi répondre.

Parce que moi aussi, je me suis déjà posé cette question.

Alors, je fais ce que je sais faire de mieux. Je l’écoute.

Elle parle comme si j’étais un étranger capable de comprendre ce que personne d’autre ne pourrait entendre. Comme si, dans cette nuit paisible, séparés par une simple balustrade, je pouvais être le seul témoin de sa douleur.

Et pour une raison qui m’échappe, je me surprends à vouloir l’être.

Elle parle, se vide de tout ce qu’elle garde en elle. Et moi, je l’écoute, sans bouger, sans l’interrompre.

Je ne sais pas pourquoi, mais je ressens chaque mot qu’elle prononce. Comme si sa douleur faisait écho à quelque chose en moi.

Puis, sans vraiment réfléchir, je finis par parler.

— Je sais pas si ça aide, mais… t’as rien fait de mal. C’est eux qui ont merdé.

Elle relève doucement la tête vers moi. Son regard brille encore de larmes, mais il y a autre chose dedans. Comme une surprise, un doute, peut-être même un peu de soulagement.

Alors, je continue, en trouvant mes mots au fur et à mesure.

— On peut pas toujours voir venir les trahisons. Et même si on les voyait… ça changerait quoi ? La douleur serait la même.

Elle reste silencieuse. Son souffle est plus calme, moins saccadé. Elle hoche légèrement la tête, comme si mes mots faisaient sens.

— Ce qui fait le plus mal, c’est pas juste qu’ils t’aient trompée… c’est qu’ils t’aient enlevé tes certitudes, non ?

Elle cligne des yeux, comme frappée en plein cœur. Puis elle souffle, presque dans un murmure :

— Oui…

Un silence s’installe. Mais ce n’est pas un silence gênant. Plutôt un moment suspendu, hors du temps.

Finalement, elle essuie ses joues d’un geste fatigué.

— Merci.

Elle se lève lentement, jette un dernier regard vers moi avant d’esquisser un sourire, discret mais sincère.

— Bonne nuit.

— Bonne nuit…

Elle rentre dans sa chambre et referme doucement la porte-fenêtre derrière elle.

Moi, je reste là, sur mon balcon, à fixer le vide.

Je devrais aller dormir aussi. Mais au fond de moi, je sais que cette nuit, quelque chose a changé.

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