Chapitre 1

Pomme s'assit sur la bûche de bois qui lui servait de chaise, face à une table basse elle aussi en bois. Il y avait pour le petit déjeuner quelques fruits et de l'eau ; assez pour se remplir l'estomac. Cela faisait deux jours qu'elle était en sécurité, depuis l'épisode du train avec Marco. Celui-ci et la jeune fille avaient rejoint le wagon des réfugiés où Christelle, la tante, et Jeanne, la cousine de la jeune fille les y attendaient. Ils avaient patienté jusqu’à la nuit et profité de la clameur des combats pour s'enfuir avec d'autres Terriens. Ils s'étaient tous dispersés dans la nature, méfiants, tandis que le groupe de quatre s'était caché dans le camp, un endroit que Christelle avait construit depuis la naissance de Pomme pour la protéger, ainsi que sa fille, quand la guerre viendrait. Pomme n'avait jamais compris pourquoi sa tante semblait vouloir la protéger encore plus que sa propre fille, Jeanne.

- Ça va ?

L'adolescente tourna la tête, surprise. Jeanne, sa cousine, la regardait d'un air inquiet.

- Oui, oui, répondit-elle.

Le camp censé les garder cachées jusqu'à la fin de la guerre était entouré d'immenses buissons. Quelques cabanes en bambou avaient été construites en guise de chambres. Pour manger, Jeanne et Pomme sortaient parfois par une porte cachée à l’arrière du camp, afin de récolter des baies et des fruits dans le bois d'à côté. Mais toutes deux savaient qu'il fallait faire attention. La guerre n'avait pas seulement monté les clans les uns contre les autres ; elle avait aussi affecté la Terre. Les quatre clans étaient essentiels à la vie sur Terre ; à chaque clan tombé, la Terre se dégradait un peu plus. A présent qu'il ne restait que deux clans, elle était en très mauvais état et des maladies commençaient à se développer, dont les infectés. Les infectés étaient des personnes victimes d'une maladie mortelle, comme la peste, qui prenait possession du corps et qui l'obligeait à tuer. Les infectés parcouraient essentiellement les bois, et les deux cousines devaient faire attention si elles ne voulaient pas être infectées elles aussi.

- A quoi tu penses ? demanda Jeanne.

- A rien, murmura Pomme.

Sa cousine soupira :

- Tu sais que tu ne peux rien me cacher.

- Oui, désolée, j'ai juste l'esprit...préoccupé. Je pense à l'avenir, et je me dis que nous n'avons aucune chance.

- Pourquoi tu dis ça ? s'exclama Jeanne, interloquée. On va attendre que la guerre finisse, et ensuite on sortira de ce camp, encore plus fortes et mures qu'avant !

Elle avait prononcé sa phrase d'un ton faussement joyeux, comme si elle essayait de se convaincre elle-même qu'attendre était la meilleure chose à faire.

- Tu sais très bien que c'est faux, rétorqua Pomme. Dans tous les cas, on va mourir, et ce n'est pas en restant planquées ici que...

- Que quoi ? intervint une voix dure.

La jeune fille se retourna : sa tante venait d'apparaître devant elles. Ses pieds nus avançaient délicatement dans l'herbe douce mais ses traits tirés montraient son anxiété.

- Ce camp est la meilleure façon de vous protéger, les filles. Ce n'est pas à 16 ans que vous allez vous battre, tout de même !

- Alors pourquoi doit-on s'entraîner au combat tous les jours, dans ce cas ? objecta Pomme.

- Pour savoir vous défendre si jamais... un infecté parvenait à trouver ce camp. Mais n'y pensons plus, vous êtes en sécurité, ici, je vous l'assure.

Jeanne baissa les yeux, et Pomme repoussa son bol de baies taillé dans de l'écorce.

- Je sais que tu fais de ton mieux, Christelle, mais... dans les deux cas, nous allons mourir ! Alors à quoi bon ? Si les Aquatiques gagnent la guerre, on est morts. Mais même si les Terriens gagnent la guerre, on sera quand même morts ! Vous savez que s'il ne reste qu'un clan à vivre ici, la Terre explosera pour de bon. Vous voyez comme moi comment elle s'est dégradée ! Il n'y a plus aucun coin de verdure à part ici ! Il y a des failles partout ! Même si on gagne la guerre, on mourra.

- Ça suffit ! s'écria Christelle. Je ne veux plus entendre parler de ça ! Nous ne devons jamais abandonner, quoi qu'il arrive ! Et j'ai de bonnes raisons pour penser ça, d'accord ?

La femme tourna les talons, en colère, tandis que Jeanne regardait son amie avec tristesse. Elle sourit pour se redonner du courage et demanda :

- Où est Marco, d'ailleurs ?

- Sans doute parti cueillir des baies ou s'entraîner, grommela Pomme en partant vers sa cabane, frustrée.

Au fond d'elle, elle savait que Christelle voulait la protéger. C'est d'ailleurs tout ce qu'elle avait fait depuis qu'elle l'avait recueillie à la mort de sa mère. Celle-ci était morte pendant la guerre ; encore une victime des Aquatiques. Mais l'adolescente savait que Christelle refusait de voir les choses en face ; peu importe qui gagnerait la bataille, le combat était terminé pour tous, et la jeune fille espérait que les deux clans mettraient plus de temps que prévu pour se battre avant la fin.

- Je peux entrer ? demanda Jeanne d'une voix timide.

Pomme s'était agenouillée contre son lit en feuillage et contemplait le plafond. Son amie déposa un bracelet sur le sol.

- Je l'ai fait avec des tiges de bambou, expliqua-t-elle. Comme avant.

Pomme redressa la tête. Quand elles étaient petites, à chaque anniversaire, Jeanne fabriquait et offrait à sa cousine un bracelet en bambou, signe de leur amitié. Et, même à travers une période sombre, Jeanne continuait et ne perdait pas espoir. Pomme laissa sa cousine lui nouer le bracelet autour du poignet et lui sourit en retour.

- Merci.

Elles n'étaient pas que de simples cousines ; elles étaient meilleures amies. Elles avaient grandi ensemble, sauté et grimpé aux arbres de leur forêt, dormi et partagé le même lit. Elles avaient été les filles les plus heureuses du monde, inconscientes de la peur qui régnait en dehors de leur chez-elle et du foyer des Terriens.

- Je t'adore, chuchota Pomme en serrant sa meilleure amie fort dans ses bras. Ne m'abandonne jamais.

- Toi non plus, murmura Jeanne en l'étreignant encore plus fort. Tu es tout ce que j'ai de plus cher au monde, d'accord ? Ne l'oublie pas.

Après un dernier reniflement, sa cousine se remit debout et demanda :

- Et si nous allions nous entraîner ? Pour faire plaisir à ma mère, tu sais comment elle est !

Pomme hocha la tête et suivit sa cousine hors de sa cabane. Christelle les obligeait à s'entraîner tous les jours pendant une heure, sur le cercle en béton qu'il y avait par-dessus les fleurs. Si quelqu'un sortait du cercle en se battant, il avait perdu. Les filles avaient à disposition des épées et des boucliers, à défaut d'armures. Il y avait également des cibles pour tirer à l'arc, mais ça, les deux cousines savaient les utiliser, car les Terriens étaient habitués dès petits à chasser. Jeanne s'empara d'un écu et d'une épée et se plaça face à Pomme, qui s'était elle aussi équipée. La jeune fille garda les yeux rivés à son adversaire, attendant le début du combat et évaluant ses points forts et ses points faibles. Elle respira un bon coup, essayant de détendre sa mâchoire et ses doigts crispés. Pomme avait aligné son épée avec le bas de son torse et le haut de sa tête, une technique simple et efficace pour se défendre en cas d'attaque. Ainsi, lorsque Jeanne lança sa première offensive, la jeune fille la contra en faisant glisser sa lame contre celle adverse. Jeanne lui jeta un sourire complice, avant de se retirer et de tourner autour d'elle en faisant virevolter son épée. Mais, lorsque sa cousine tenta une nouvelle fois de l'atteindre, Pomme se crispa et tendit les bras afin de parer l'attaque, en vain. Elle sentit le métal s'enfoncer contre sa gorge et jeta son arme au sol, vaincue.

- Tu as été trop lente, soupira Jeanne. Ne jamais tendre ses coudes, toujours les garder fléchis et près de toi. Sinon, lors de l'attaque, tu es trop lente. C'est l'épée que tu dois tendre, pas tes bras !

- Je sais, désolée, bafouilla Pomme. Je suis tellement nulle, au combat ! Je préférerais plutôt utiliser nos pouvoirs !

- Malheureusement, depuis le début de la guerre, plus personne n'a de pouvoirs. La Terre et notre forêt ont été trop endommagées pour nous en fournir... Bon, on reprend ?

Pomme hocha la tête, déterminée, et repositionna son épée. Le soleil brillait à présent dans le ciel, chassant les derniers nuages. Jeanne démarra en première le combat en avançant vers Pomme, l'obligeant à se reculer pour garder une distance raisonnable entre elles, une règle importante dans un combat. Malheureusement, un rayon de soleil aveugla Pomme, et elle n'eût même pas le temps de voir une forme floue devant elle que l'épée la touchait juste sous la gorge.

-  Pomme, tu ne dois jamais oublier d'observer ton environnement et ce qu'il pourrait t'apporter, en bien ou en mal ! râla Jeanne. Le soleil. J'ai profité du soleil pour te faire reculer et t'aveugler. Tu te rends compte que tu n'as toujours pas acquis les bases d'un combat ?

La jeune fille baissa la tête, honteuse, mais sa cousine vint la réconforter, lui prenant les mains et l'enlaçant.

- Tu vas y arriver, j'en suis sûre.

 - En tout cas, ce n'est pas en chômant que vous y arriverez !

Les deux amies se retournèrent, et Marco s'avança vers elles, l'épée à la main, le bouclier dans l'autre. Il était sale, plein de terre. Les deux files se jetèrent un coup d'œil.

- Tu es allé dans le bois ? interrogea Pomme. Tu sais que tu n'as pas le...

- Je sais, la coupa Marco. Mais vous êtes trop lentes au combat à mon goût. J'avais besoin d'avoir un adversaire à ma taille !

- Attends, tu as affronté un infecté ?! s'exclama Jeanne, interloquée.

L'adolescent hocha la tête, et, d'un air fier, alla déposer ses armes dans la caisse à épées et boucliers. Pomme fronça les sourcils. Elle trouvait Marco un peu insolent ; il prenait beaucoup de risques, en ce moment, et cela ne plaisait guère à l'adolescente Terrienne. Elle tourna les talons, énervée, laissant Marco sans même lui répondre. Celui-ci remarqua le comportement de Pomme et vint la rejoindre, soucieux.

- Ça ne va pas ? demanda-t-il.

- Comment voudrais-tu que ça aille ? répondit-elle froidement, alors qu'elle avançait vers sa cabane.

- Je suis désolé si je t'ai blessée, je ne voulais pas...

- Tu te prends pour le Roi du monde, ou quoi ? s'écria-t-elle en se retournant vers lui vivement. Tu te balades comme ça, sans avoir peur de rien, monsieur chasse un écureuil, monsieur tue un infecté... C'est dangereux, ici, ok ? Ce camp est fait pour nous protéger, et toi, tu risques à tout moment de nous faire démasquer ! Si quelqu'un nous découvre, on est morts !

Marco baissa les yeux, le rouge aux joues. Il n'avait pas voulu défier les règles, ni les mettre en danger. Il avait simplement voulu prouver sa valeur, leur faire comprendre à tous qu'il pouvait être utile.

- Je suis désolé, Pomme... Je ne le referais plus. Je voulais seulement vous prouver que je pouvais être utile, vous aider... Vous faire comprendre que je ne suis pas un poids mort, que je n'utilise pas votre eau et votre nourriture sans rien donner en échange !

- C'est pourtant ce qu'on te demande.

-  Je ne pourrais jamais te remercier pour ce que tu m'as fait. Si tu ne m'avais pas accueilli, les miens m'auraient sans doute tué. Et malgré le fait que je sois un ennemi, tu n'as pas hésité une seule seconde, tu m'as proposé de venir... Je voulais simplement plaire à quelqu'un, c'est tout.

Pomme releva la tête, curieuse. Elle s'était sans doute trompée sur lui, au final.

- Plaire ?

- Je suis un moins que rien chez les miens, un traître. Et chez vous, je suis un ennemi. J'ai l'impression de n'avoir ma place nulle part, je voulais juste... Enfin bref, ce n'est rien.

- Si, je comprends. Je sais que tu n'es pas comme les tiens, Marco. C'est pour ça que je t'ai proposé de venir, même si gagner ma confiance prendra du temps. Mais je sais qu'au fond de toi, tu veux bien faire. Je t'ai laissé une chance, alors ne la laisse pas partir, d'accord ?

Et elle s'éloigna. L'adolescent Aquatique soupira ; gagner sa confiance prendrait du temps, mais il attendrait, et il ferait tout pour qu'elle voit qu'il était plus qu'un Aquatique. Il essayerait d’avoir sa place ici, de compter pour quelqu'un, de connaître le bonheur et l'attachement, lui qui avait toujours été pris pour un faible dans sa famille. Il saisit instinctivement l'anneau doré à son doigt, des larmes perlant au coin de ses yeux. Cet anneau qui ne signifiait que le lien du sang et de la hiérarchie, rien de plus. Pas comme le bracelet que Pomme portait au poignet.

                                                                                                                            *

- Marco ! cria Pomme à travers le camp.

La jeune fille releva sa robe blanche et courût vers la cabane de l'adolescent. Celui-ci venait à peine de se réveiller.

- Il y a un problème ? demanda-t-il.

- Le problème, c'est ta confiance ! Comment veux-tu que je te fasse confiance si tu ne me dis pas tout ?

Marco fronça les sourcils, confus. Mais ses yeux s'écarquillèrent quand Pomme lui montra la bague en or qu'il portait la veille. Il avait dû la laisser tomber dans le camp, le soir, en allant se coucher.

- Je...

- Tu es son fils, n'est-ce pas ? Tu es le prince des Aquatiques, le fils de Dylan le Grand, chef des Aquatiques ?

- Oui, murmura Marco. Cette bague est la bague hiérarchique que chacun de mes frères portent. Je ne voulais pas te le dire ! Tu allais encore moins avoir confiance à moi ! Le simple fait de savoir que je n'étais pas un simple Aquatique mais le fils de leur chef aurait pu tout changer ! Je suis le prince, Pomme ! Un chef potentiel pour les Aquatiques ! Pourquoi voudrais-je fuir la guerre ?

Pomme déposa la bague sur le lit de feuilles, tremblante. Il avait raison, mais elle détestait qu'on lui mente.

- Je suis faible, tout le monde me prend pour un faible parce que je fuis la guerre et les combats, ajouta Marco.

- Pourtant, tu es doué !

- Evidemment ! Les héritiers sont entraînés durs pour le rôle qu'ils ont ! Dès mes six ans, je devais savoir manier l'épée comme un chef. Mais je n'aime pas me battre, tuer pour tuer, tuer pour le pouvoir... Quoi que je fasse c'est mal !

- Non, désolée, je ne voulais pas... Je n'avais pas l'intention... Cette guerre nous a tous marqués. J'ai l'impression de ne plus être la même. Avant, j'avais la joie de vivre, j’aimais respirer l'air frais de la nature et m'amuser. Maintenant, je n'ai que 16 ans, et je dois fuir la guerre.

Marco hocha la tête. Pomme se laissa tomber sur le lit, pensive. Ses yeux blancs plongèrent dans le bleu profond de ceux de Marco, et un instant, ils se regardèrent fixement, sans bouger, comme s'ils pouvaient lire leur passé par le simple fait de se regarder. Mais, soudain, Pomme trembla de nouveau, plus fort, et un gargouillis s'éleva de sa gorge. Elle tomba à la renverse. Marco se précipita vers elle, horrifié.

- Pomme !

Ses médicaments. Avait-elle pris ses médicaments lui permettant de respirer l'air sans problème ? Il bondit hors de sa cabane et se dépêcha d'aller chercher les pilules dans la chambre de l'adolescente Terrienne. Quand il revint, elle avait perdu connaissance. Il se hâta de mettre une gélule dans sa bouche, malgré l'écume qui coulait sur le sol. Après quelques secondes de tension, elle toussa et avala une grande goulée d'air, paniquée.

- Pomme, ça va ?

Christelle et Jeanne, qui avaient entendu les bruits, arrivèrent et se pressèrent autour de Pomme. Celle-ci remuait faiblement tout en souriant.

- Ce n'était pas un oubli, murmura Jeanne. Elle pense que c'est terminé, pour de bon. Que dans tous les cas, on va mourir.

- Et elle n'a pas tort, répliqua Marco d'une voix dure.

Christelle, Jeanne et Marco mirent la jeune fille sur son lit de mousse et de feuilles jusqu'à ce qu'elle s'endorme tranquillement.

                                                                                                                 *

Il y avait des cris et des pleurs. Les adultes essayaient de rassurer comme il fallait leurs enfants, qui, paniqués, criaient et pleuraient. Le peuple fuyait, courait, fuyait quelque chose... Mais quoi ? Ils avaient les yeux blancs, ce devaient être des Aériens. Des flammes jaillissaient derrière eux, tout le monde se bousculait, espérant échapper à leur ennemi. Les Aquatiques les poursuivaient, enragés, épées et lances à la main. Rien ne les empêcherait d'exterminer les Aériens. Une forte odeur de tension et de peur régnait dans l'air déjà alourdi par les flammes et la fumée. Certains Aériens tombaient et ne se relevaient pas, à bout de force. Les autres ralentissaient au fur et à mesure de leur course. Des flèches et des lances fusaient dans tous les sens, le brouillard de fumée faisait comme un voile, une boucle à laquelle personne ne pouvait échapper.

Pomme se releva en suffoquant, paniquée. Elle regarda autour d'elle, cherchant des yeux la foule apeurée, la fumée et les ennemis Aquatiques, mais ne vit rien. Elle avait rêvé. Reprenant peu à peu ses esprits, la jeune fille se laissa tomber sur son lit feuillu. Elle ferma les yeux, mais chaque fois qu'elle se retrouvait dans le noir, elle entendait les cris et les pleurs. Des larmes coulèrent sur ses joues. Elle n'avait pas pris ses médicaments. Dans tous les cas, elle mourrait. Même si les Terriens gagnaient, la Terre ne pourrait pas survivre avec un seul clan survivant. Elle était déjà en train de se dégrader.

- Pomme !

La jeune fille se retourna, espérant voir Jeanne à l'encadrement de la porte, mais ce fût Christelle qui y entra, pressée.

- Ne refais plus jamais ça ! s'exclama sa tante. Jamais !

- Ça te fais quoi, de toute façon ? murmura faiblement Pomme, avec l'impression d'avoir encore de la fumée dans la gorge.

- Ne dis pas ça, Pomme ! Je t'ai élevée toute ta vie, tu ne peux pas dire que... Ecoute, j'ai promis à ta mère de te garder en vie, de te protéger. Ne refais plus ça. Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour elle.

Pomme ouvrit la bouche, mais aucun mot ne sortit. Cela faisait des années que sa tante ne lui avait pas parlé de sa mère, et de ce qu'il s'était passé.

- Raconte-moi, souffla Pomme. Raconte-moi comment c'était, avant...

Christelle s'installa à côté d'elle, à genoux au pied de son lit, et ferma les yeux en même temps que sa nièce, visualisant l'époque où il n'y avait pas la guerre.

- Avant, commença sa tante, c'était... Autre chose. Chaque clan avait son propre territoire. Au nord-est, il y avait les Aquatiques ; au Nord-Ouest, les Aériens. Au Sud-est, c'était le foyer des Feufolets, et, enfin, au Sud-Ouest, notre foyer. Les villages des Aquatiques flottaient sur l'eau ; les Feufolets vivaient dans de grandes forêts d'arbres rachitiques sans feuilles. On les aurait dits brûlés, mais, eux, ils aimaient ça. Les Aériens passaient leur temps dans les airs, tandis que nous, nous avions la forêt. Magnifique, gigantesque, resplendissante et verdoyante. Des arbres aux feuilles vertes éclatantes à perte de vue. Des fruits savoureux qui poussaient à chaque printemps, et des cabanes en bambou comme celle-ci ! Nous vivions heureux.

Le souffle de Pomme ralentit, s'imaginant la vie d'avant et toutes ses joies, se remémorant son enfance avec Jeanne. Elle sentait encore le vent dans ses cheveux, l'écorce des arbres sous ses mains, les feux de joie en compagnie de son peuple.

- A cette époque, nous utilisions encore nos pouvoirs, que la Terre alimentait en énergie. Chaque clan avait leur propre pouvoir, mais je trouve que le nôtre, c'était le meilleur, pouffa Christelle. Nous avions la nature, nous ne faisions qu'un avec elle. Nous nous complétions. Nous pouvions faire pousser des arbres, faire éclore les fleurs, communiquer avec elle sans paroles. C'était magique.

Pomme sourit, les yeux toujours clos. Elle se sentait bien, comme si elle y était. La voix de Christelle, douce et posée, l'emmenait dans ce monde qu'il y avait eu, avant.

- Tous les hivers, chaque clan se rendait dans le train afin de se réunir et de régler les problèmes, bien qu'il y en ait peu. Nous nous mettions d'accord pour les échanges de marchandises. Je dois avouer que chaque clan avait sa propre alliance. Les Terriens et les Aquatiques étaient alliés, c'est peut-être pour ça que nous avons été attaqués en dernier. Nous donnions nos fruits dorés du soleil, tandis qu'eux, ils nous donnaient poissons et crustacés. Aux réunions, nous ajustions les frontières des territoires et réglions les différends. Nous vivions en parfaite cohabitation, parfaite harmonie. Nous pensions que cela allait toujours durer. Mais avec tout ce que la Terre nous offrait, il était évident qu'un clan finirait par vouloir garder tout ça pour lui.

Pomme se crispa, redoutant la suite, même si elle la connaissait déjà.

- Les Aquatiques ont commencé par de petites choses ; plus de territoire, moins de partage. Ils se refermaient dans leur bulle. Et puis il y a eu les Feufolets. Malheureusement, aucun n'a survécu. Tous ont péri lors de ce massacre. Tu devais alors avoir 6 ans. C'est lors d'une expédition envoyée en renfort aux Feufolets que ta mère est morte. Avant de partir, elle m'avait demandé de veiller sur toi si jamais cela se passait mal. Ensuite, c’était au tour des Aériens. Ils les ont chassés. Les Aériens étaient les plus forts ; leur pouvoir pouvait détruire plus que n'importe quel autre pouvoir, ainsi ils étaient trop puissants pour être tués. Ils ont tout de même été chassés par un sort les empêchant de revenir sur Terre, les exilant à jamais dans une autre galaxie.

Pomme hocha la tête, essayant de se remémorer les caresses de sa mère sur sa joue quand elle était petite, les chansons qu'elle lui chantait. Mais la jeune fille ne se rappelait de rien. Christelle avait arrêté de parler, les souvenirs douloureux lui revenant en vague. Elle lui avait raconté le monde d'avant, la magie de la Terre, et, maintenant, il ne restait plus rien de tout cela.

                                                                                                                        *

Encore des cris et des pleurs paniqués, apeurés. Des hurlements effrayés, des cris de douleur. Les Aériens tombaient sous les assauts des Aquatiques, et ceux qui restaient n'essayaient plus de fuir, comprenant que c'était terminé, et se battaient à présent avec détermination. Ils ne voulaient pas mourir en lâches, ils se battraient avec force jusqu'à la fin. L'énergie irriguait leurs membres, ils affichaient un visage neutre. Parmi eux, une jeune femme, qui se détacha du reste du groupe pour gagner la forêt des Terriens. Elle reviendrait se battre auprès des siens après, elle avait pour l'heure quelque chose à régler. Elle était vêtue d'une robe blanche et tenait dans ses bras un bébé. Un bébé qui pleurait, et qu'elle essayait désespérément de calmer.

Pomme se réveilla en sursaut. En entendant le récit de Christelle, elle s'était rendormie, et, à présent, la jeune fille s'était assez reposée. Elle fronça les sourcils en se remettant debout, la tête qui tournait encore un peu. Quel était ce rêve étrange qu'elle avait fait déjà deux fois ? Qui était cette femme et son bébé ? D'après ce que lui avait raconté Christelle, son rêve devait se passer pendant la guerre entre les Aériens et les Aquatiques, sans aucun doute. Les Aériens avaient décidé de se battre, d'être forts, et c'est sans doute pour ça qu'ils n'avaient été que chassés de la Terre et non exterminés. Mais cela n'expliquait pas pourquoi elle rêvait de ça.

- Pomme !

Jeanne venait d'arriver dans sa cabane, le souffle court.

- Pomme, ça va ? Tu te sens mieux ?

- Oui oui, ça va.

- Ne me refais plus jamais ça ! hurla soudain sa meilleure amie, rouge de colère. Je ne veux pas te perdre ! Nous avons de la chance d'être en sécurité dans ce camp, et toi, tu veux tout foutre en l'air ! Qu'est-ce qui te prends !

Pomme soupira :

- Tu le sais aussi bien que moi. Le problème, c'est que même si notre clan gagne, on mourra tous. La Terre ne peut vivre qu'avec les quatre clans, Jeanne.

- C'est une raison de me laisser seule ? Après tout ce qu'on a vécu ?

Jeanne s'affaissa, tremblante :

- Je ne veux pas te perdre... Promets-moi que tu ne m'abandonneras plus jamais.

Sa cousine la fixa de ses yeux vert jade, pleine d'espoir. C'est à ce moment que Pomme remarqua à quel point elle avait grandi, à quel point toutes les deux avaient grandi. Elles n'étaient plus des enfants, à présent. Jeanne était fine et belle dans son armure de combat ; une épée était accrochée à sa taille. Ses cheveux tressés brun tiraient au roux. Son regard déterminé transperçait sa cousine du regard.

- Je te le promets, souffla Pomme.

Jeanne se détendit, visiblement soulagée.

- Je veux juste être sûre qu'au moment où j'aurais besoin de toi, tu seras là, dit-elle.

Pomme la regarda d'un drôle d'air, étonnée. De quoi parlait-elle ? C'était sa meilleure amie, sa confidente, évidemment qu'elle ne l'abandonnerait pas !

- Tu veux qu'on aille cueillir des baies ? demanda Jeanne. On fera attention aux infectés, mais on manque de réserve.

Pomme hocha la tête et toutes deux sortirent de la cabane pour se diriger vers l'entrée cachée du camp. Il s'agissait d'une petite porte en pierre qui formait une arche, dissimulée sous des lierres et des feuilles. Jeanne ouvrit la porte et les deux filles se faufilèrent dans les bois sombres, refermant derrière elles et vérifiant que personne ne les avait vues. Elles avaient amené avec elles un petit panier fait de bambous. Pomme se dirigea vers un buisson et commençait à récolter les petits fruits rouges lorsqu'un bruit se fit entendre ; une brindille qui craquait. Inquiète, la jeune fille se tourna vers Jeanne, qui, elle aussi regardait autour d'elle avec anxiété. Lorsqu'un nouveau son se fit entendre, elles se cachèrent derrière le buisson. A leur grande horreur, c'est un homme inconnu qui sortit des bois, reniflant comme un chien l'odeur des deux filles. Il était grand, ses vêtements étaient effilochés et en sale état. Ses yeux étaient rouges, et haineux. Sa bouche était déformée en un rictus malveillant.

- Un infecté ! s'étrangla Pomme en se couvrant la bouche de sa main pour s'empêcher de crier.

Mais le moindre son n'échappait pas à l'intrus. Il se tourna vers elles, les narines dilatées, et émit une sorte de grognement. Puis, soudain, il s'élança vers elles, en courant comme un chien et comme un humain en même temps. Il filait à une vitesse ahurissante, et ses mains l'entraînaient sur le sol tandis qu'il faisait des bonds monumentaux. Il se jeta sur les filles, dans un grondement monstrueux, qui a lui seul aurait pu effrayer toute la forêt. Jeanne s'écarta de justesse, atterrissant dans le buisson voisin, mais Pomme, ne réagissant pas tout de suite, se vit projetée à terre avec au-dessus d'elle des canines jaunes avides de chair d'où dégoulinait de la bave.

- Pomme ! hurla Jeanne, horrifiée.

La jeune fille la regarda d'un air triste, tentant vainement de se débattre, mais elles savaient toutes les deux que c'était la fin. Personne ne pouvait résister à une morsure d'infecté, et elles savaient toutes les deux que le seul but de ceux-ci était de contaminer tous ceux qu'ils croisaient. Quand l'infecté mordrait Pomme, elle ne pourrait plus revenir en arrière.

- Jeanne, pars, murmura Pomme entre ses dents, écrasée par tout le poids de l'infecté au-dessus d'elle.

Son haleine fétide s'insinuait dans ses narines, elle avait envie de vomir. Un relent aigre d'œuf pourri la fit déglutir.

 - Jeanne, sauve-toi.

Elle voulait être sûre que sa meilleure amie parte, se mette en sécurité, au lieu de faire deux victimes, vu que Pomme était de toute façon fichue. Jeanne hésita un instant, se rappelant leur promesse de ne pas s'abandonner, mais finit par tourner les talons en émettant des sanglots. Pomme ferma les paupières, et l'infecté, babines retroussées, se jeta sur elle et enfonça ses dents dans sa chair. La douleur fût atroce, Pomme hurla, mais c'était trop douloureux, et elle perdit connaissance.

                                                                                                                           *

 

Il y avait encore cette femme en robe blanche et son bébé qui pleurait. La femme pénétra dans la forêt et s'arrêta à l'ombre des arbres, dans une clairière, près d'un rocher. Elle attendit un moment, berçant son enfant à l'aide d'une douce chanson, et bientôt, une silhouette sortit de l'ombre. Pomme eut un choc en découvrant la femme qui s'avança : c'était Christelle ! Sa tante avait les cheveux bruns courts, et ses yeux vert jade fixaient l'horizon d'un air méfiant, guettant sans doute la bataille derrière elles. Elle était vêtue d'un pantalon et d'un T-shirt en feuilles, serrés d'une ceinture en écorce.

- Brisa, souffla Christelle. C'est enfin l'heure.

Brisa, comme s'appelait l'inconnue Aérienne, hocha la tête d'un air déterminé.

- Tu acceptes toujours de prendre cette responsabilité, quoi qu'il arrive ? demanda-t-elle. C'est une lourde charge, tu sais... Tu seras peut-être vue comme une traîtresse auprès des tiens, d'avoir aidé une Aérienne alors que nous sommes en période de guerre. Ils pourraient te dénoncer aux Aquatiques et...

- Brisa, ne t'en fais pas. J'ai pleinement conscience de ce que je fais. Tu es ma sœur, je ne t'abandonnerais pas. J'ai déjà construit un camp caché pour mettre en sécurité ta fille. Je veillerais sur elle, au péril de ma vie.

Des larmes coulèrent sur les joues de Brisa, qui les enleva d'un geste brusque.

- Il ne faut pas avoir peur, ma petite luciole, chuchota-t-elle à son bébé qu'elle berçait toujours.

Brisa regarda autour d'elle puis finit par s'avancer d'un pas hésitant vers Christelle. Pomme, qui observait la scène tout en étant invisible aux yeux des deux adultes, ouvrait de grands yeux, incapable de bouger. C'était pire que tout ce qu'elle avait pu imaginer. Brisa remit délicatement son bébé entre les mains de sa sœur en baissant les yeux.

- Ne t'en fais pas, Pomme, tout va bien se passer.

Un sanglot s'échappa de la bouche de l'adolescente, ne parvenant pas à se retenir, mais personne ne l'entendit. Que signifiait tout cela ? Qu'elle était une Aérienne ? Que c'est pour ça qu'elle avait les yeux blancs, et que sa mère était morte ? Tout s'expliquait, à présent. Et Christelle ne lui avait jamais dit la vérité. Soudain, alors que Brisa reculait, un craquement de brindilles résonna dans les bois. La mère de Pomme se figea, sachant déjà ce qui l'attendait derrière elle. La flèche du soldat Aquatique fusa, durant ce qui parût être une éternité à Pomme, et se planta dans le cœur de Brisa.

- Nooooooooooooon ! hurla Pomme.

La jeune fille, paralysée, observait la scène avec stupeur. Elle avait assisté à la mort de sa mère. Elle se précipita vers Brisa, vers le sang qui coulait de la plaie, vers Christelle qui se fondait dans les profondeurs des bois avec sa protégée. Mais, alors que ce qu'elle avait vu n'était que le passé, que ça ne se passait pas réellement, les yeux de Brisa, vitreux, se fixèrent néanmoins sur ceux de Pomme. L'adolescente recula, surprise, et soudain, tout fût flou, et la forêt se décupla, laissant Pomme dans le noir.

Pomme ouvrit les yeux, encore nauséeuse, une migraine atroce lui comprimant le crâne. Puis, paniquée, elle se rendit compte qu'elle se trouvait dans le camp. Que faisait-elle là ? Elle avait été mordue ! La jeune fille commença à s'agiter, puis elle s'aperçût que Marco, Jeanne et Christelle étaient penchés sur elle, le visage crispé par l'angoisse.

- Qu'est-ce que je fais ici ? s'exclama Pomme. Je... J'ai été ! Jeanne...

Jeanne jeta un coup d'œil à Marco avant de baisser la tête.

- Marco est venu te sauver, Pomme. Il a entendu nos cris et blessé l'infecté, puis t'a ramené ici.

La vision de Pomme commençait à s'éclaircir, mais ses idées étaient encore embrouillées.

- Je suis désolée de t'avoir laissée là-bas, souffla Jeanne. J'aurais dû faire comme Marco, et t'aider...

Pomme secoua la tête :

- Bande d'imbéciles, reculez ! Vous ne voyez pas que j'ai été mordue ? Je vais devenir une infectée, dans peu de temps, la contamination va s'emparer de moi ! Si vous ne me tuez pas, vous êtes morts, vous aussi ! Tuez-moi, ou partez, je vous en supplie !

Marco posa une main apaisante sur son épaule, qu'elle s'empressa de chasser.

- Attends, Pomme, si tu avais été infectée, tu aurais déjà eu les yeux rouges et vitreux.

La jeune fille fronça les sourcils. Ce qu'il disait était vrai.

- Je crois que tu résistes à la contamination.

Pomme ouvrit de grands yeux, mais protesta vivement :

- Non, c'est impossible, je ne peux pas...

- Si, Pomme, tu es spéciale, et tu résistes à la contamination, la coupa Christelle.

Soudain, Jeanne tourna la tête et son visage se décomposa.

- Maman, je crois que... Il y a un problème.

Christelle se tourna vers sa fille et ouvrit elle aussi de grands yeux. La panique et l'horreur se lut sur leurs visages et elles se levèrent d'un bond. Pomme essaya de se redresser, en vain. Elle était à bout de forces.

- Que se passe-t-il, Christelle ?

- Il se passe que l'infecté a suivi Marco jusqu'au camp, et qu'il a ramené ses compagnons. Il se passe que les infectés envahissent le camp ! s'écria Jeanne.

 

 

 

 

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