Un lac dont la surface est gelée, miroir du ciel, sage et immobile. Ce lac, c’est moi. En apparence, je suis calme, mais sous la couche de glace, dans l’eau sombre et glaciale, je m’agite comme des milliers de poissons, je grouille, je serpente, je dévore les plus faibles et grossi. J’attends mon heure. J’attends le moment où la glace fragilisée cédera sous mes coups violents. Je souhaite qu’elle explose. Je veux surgir hors de moi-même et me libérer de ce glaçon. Je veux sentir l’air frais dans mes poumons, je veux éclater en mille émotions. Je veux me retrouver. Mais je suis perdue au fond du lac.
Au-dessus de cette couche gelée, l’image déformée d’une jeune fille me regarde avec horreur. Elle rajoute une couche de neige fraîche et me laisse dans le noir. Elle ne veut pas de moi. Elle veut que je disparaisse, que je me noie. Alors je frappe la glace avec toute la force de mon désespoir, mêlant mes larmes à l’eau du lac. Mais je ne reste qu’une ombre sous la surface, qui s’efface et disparaît dans les tréfonds.
***
Le silence semble mettre mal à l’aise mon interlocuteur. Il me pose des questions, anodines au début, puis plus personnelles. Je n’y réponds pas. Je ne réponds jamais à ses questions. J’attends la fin de la séance pour être raccompagnée en fauteuil roulant dans ma chambre par les aides-soignantes. Le psychiatre que j’ai en face de moi se pince l’arête du nez et soupire. Pour lui, le diagnostic est clair, et je suis d’accord avec lui.
Les aides-soignantes n’ont pas de badges sur leurs blouses, alors j’aime leur donner des noms dans ma tête. Celle avec les tresses noires, c’est Karma, parce qu’un jour, elle m’avait dit que l’on récolte ce que l’on sème et que si on veut que la balance penche du bon côté, il fallait faire de bonnes actions. Je l’avais écoutée sans rien dire, certaine de n’avoir rien fait pour mériter mon sort. Même si leurs petites conversations m’amusent et m’ennuient en même temps, elles sont gentilles avec moi, et elles sont toujours là pour me secourir lorsque je tombe de mon lit. Malgré mon mutisme obstiné, elles veillent sur moi, me couvent parfois, comme des mères poules. Elles refont mes bandages aux avant-bras et m’installent dans le lit. Dans cette pièce sans fenêtre, je suis comme hors du temps, hors de l’espace. Je ne sais plus quand le jour se lève et quand il s’achève. Je suis dans une bulle intemporelle. Je ne vois personne à part les aides-soignantes et le psychiatre dans son bureau, qui ne me reçoit qu’une fois de temps en temps. Difficile de dire si c’est toutes les semaines, tous les quinze jours, ou tous les mois. Le temps s’écoule sur moi comme la pluie sur les plumes d’un cygne et me laisse indifférente.
Je me recroqueville dans mes draps et laisse vagabonder mon regard sur Karma. Aujourd’hui, elle ne porte plus ses tresses africaines, à la place, elle a coiffé ses cheveux crépus en couronne sur sa tête. Un jour, je lui demanderai de me coiffer les cheveux comme elle, si je pouvais lever le bras jusqu’à ma tête sans frôler le malaise vagal. Qu’a-t-elle fait d’horrible dans sa vie pour que son châtiment soit de s’occuper d’une personne aussi désagréable et ingrate que moi ? N’avait-elle pas mieux à faire que de faire ma toilette, s’assurer que je prenne les médicaments prescrits et que j’avale de la nourriture plusieurs fois par jour ? Et pourtant, je ressens de la gratitude à son égard. Par moments, je tire sur la commissure de mes lèvres pour donner l’illusion d’un sourire. Cela me coûte, cela m’épuise, mais je le fais, car en retour, elle me sourit à pleines dents et je sais que sa journée sera moins mauvaise.
Après son départ, le silence se fait assourdissant. Les battements de mon cœur emplissent la pièce, rebondissant en écho sur les parois et je serre ma gorge pour stopper ma respiration rauque, trop bruyante qui s’ajoute à la cacophonie. Et je m’abîme.
Je suis perdue. L’air est frais, le vent souffle doucement à travers les sapins. C’est un lieu familier, paisible et calme, figé dans l’hiver. Sous mes pieds, je sens la surface craquante d’un lac gelé. J’essuie la neige accumulée dessus, comme une enfant qui retire le givre des fenêtres, fascinée par l’acte infantile dont je faisais preuve. Je dévoile l’eau sombre et une forme ovale traverse le petit hublot que j’ai créé. Je m’approche pour mieux voir. J’y vois d’abord mon reflet. Mes cheveux en bataille, mes cernes, mes cicatrices. Lorsque l’ombre revient, elle se superpose à mon visage et les contours concordent parfaitement. C’est moi. Je me regarde depuis la surface, je me regarde depuis les abysses. Je suis deux, séparée par le givre. Mon autre moi frappe la glace, furieuse et désespérée. Elle me fait peur. Elle est plus grande que moi, elle est plus forte que moi, elle pourrait m’engloutir si je la laissais sortir. Je rebouche le hublot et cours loin du lac. Loin de moi.
Niveau contenu, c'est très intéressant, très bien mené. Tu abordes un sujet lourd, grave, et pourtant, on ne se sent pas accablé.
J'aime beaucoup le parallèle entre la première partie et le dernier paragraphe.
Je continue ;)
Merci pour ton précieux insight <3
Dans le premier paragraphe, "je dévore les plus faibles et grossi" : ce ne serait pas "je […] grossis" ?
Bien vu, je corrige ! merci pour ta lecture
J'aime beaucoup la boucle créée par les deux premiers paragraphes et le dernier. Ils permettent de mieux comprendre ce qu'il se passe pour la narratrice à cet instant, de mettre en avant sa dépression sans l'accabler (je ne sais pas du tout si je suis claire, ces paragraphes me parlent beaucoup et du coup, j'ai du mal à m'exprimer)
Quelques coquilles mais il y en a toujours malheureusement, nous en sommes tous là !
Le psychiatre que j’avais en face de moi se pince l’arrête du nez et soupire. Pour lui, le diagnostique est clair, et je suis d’accord avec lui. – l’arête du nez (1 seul r) , diagnostic (pas que à la fin), j’avais (pourquoi l’imparfait ?)
Aujourd’hui, elle ne porte plus ses tresses africaines, à la place, elle avait coiffé ses cheveux crépus en couronne sur sa tête – elle avait (même question, pourquoi l’imparfait ?)
J'ai corrigé les conjugaisons. a mon sens, ça permettait de mettre une temporalité dans le texte, l'imparfait est souvent utilisé pour décrire une action longue, ou qui a déjà été réalisé, d'où mon emploi ici. Mais bon, je suis pas prof de français x)
Je te laisse un commentaire sur ton premier chapitre et pas sur le prologue, car je l'estimais trop court pour m'y arrêter. ♥ J'ai été véritablement intriguée par ton pitch et par le début de ton histoire. Et je n'ai pas été déçue - ce mélange entre fantastique et psychologie me plaît beaucoup. J'ai relevé quelques petites choses :
"Le temps s’écoule sur moi comme la pluie sur les plumes d’un cygne et me laisse indifférente." Magnifique phrase.
"N’avait-elle pas mieux à faire que de faire ma toilette, s’assurer que je prenne les médicaments prescrits et que j’avale de la nourriture plusieurs fois par jour." Il manque un point d'interrogation ici, non ?
"Par moment," Moments prend un s
"Lorsque l’ombre revient, elle se superpose à mon visage et les contours concordent parfaitement. C’est moi." Ici, j'ai frissonné.
Tu amènes vraiment bien l'étrangeté de ton personnage, son mutisme et ses sentiments - elle se ferme à elle-même, pourquoi ? Je suis captivée. Et la métaphore avec la glace est très, très bien amenée.
Merci beaucoup pour ta lecture et la qualité de ton commentaire. Il m'a fait énormément plaisir et m'a mis du baume au cœur en cette fin d'année difficile ;-;
J'ai hâte que tu lises la suite, et j'espère qu'elle te plaira !
Merci pour les coquilles, je vais corriger le texte de ce pas !
Merciiii