Chapitre 1
Paris 1725
Il régnait dans l’atelier du maître peintre, Pietro Corti, un silence studieux. Ses élèves, concentrés sur leurs toiles, ne semblaient prendre des pauses que pour observer d’un œil critique l’avancée de leurs travaux. Tous ces hommes, pour la plupart issu de la bonne société parisienne, étudiaient sous l’œil attentif de leur professeur. Le maître Corti, arrivé en France en 1679 à l’âge de 23 ans, enseignait le dessin et la peinture à ceux l’ayant choisi pour maître à l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture depuis maintenant quatre ans. Déjà connu en Italie pour ses œuvres inspirées pour la plupart de la mythologie ainsi que des récits religieux, il était arrivé à la capitale, jeune, armé de sa passion et de sa détermination dans le but de se faire un nom, et de marquer son époque. Le succès avait tardé à venir, dans un pays empreint d’artistes tels que Poussin ou encore Le Brun. Seule sa patience lui avait permis de ne pas retourner sur sa terre natale. Mais après près de dix années à peindre principalement des portraits de nobles familles, pour pouvoir subsister, son talent avait enfin été reconnu. Repéré au sein d’une soirée d’artistes organisée par l’un de ses amis, où chacun était libre d’exposer, apprécier et découvrir d’autres confrères, une de ses toiles avait attiré le regard d’un noble féru de peinture d’inspiration classique. Suite à cela, les commandes pour les comtes, les ducs et même la famille royale n’avaient pas tardé à affluer et son nom était sur toutes les lèvres. Pouvait-on se considérer comme amateur d’art si l’on ne possédait pas une des œuvres du maître Corti ? Absolument pas. Certaines familles appartenant à la haute bourgeoisie avaient également fait appel à ses talents. Ce fut le cas de celle de Madeleine Horville qui se tenait là, droite, les mains croisées sur son jupon, à côté de l’estrade. C’était son père, Nicolas Horville, qui avait fait appel aux services du peintre pour l’anniversaire de sa femme, il y a de cela quinze ans. Madeleine n’avait alors que cinq ans mais elle se souvenait avec précision de la première fois qu’elle avait été amenée à poser pour un tableau. À cette époque, sa mère et son frère étaient encore parmi eux et ils avaient posé tous les quatre pour ce qui serait, sans qu’aucun d’eux ne le sache, leur premier et dernier portrait familial. En effet, son frère mourut trois ans plus tard ,à l'âge de treize ans, de la scarlatine au cours de l’hiver 1713 et sa mère il y a seulement deux ans d’une pneumonie.
S’il y a bien une chose qui avait marqué Madeleine au cours des séances de peinture, ce n’était pas l’inconfortable robe que sa mère la forçait à porter, ni l’ennui qui la gagnait à devoir rester assise des heures, mais la vérité qui se dessinait au fur et à mesure sur la toile. Il faut l’avouer, du haut de ses cinq années, au tout début elle avait jugé que son père n’avait pas employé un véritable peintre car après son premier coup d’œil le chef d’œuvre promis ressemblait davantage à un brouillon plus qu 'aléatoire. Les visages vides et les silhouettes résumées à de simples coups de crayon lui faisaient penser à ses propres dessins, qu’elle jugeait d’ailleurs bien meilleurs. Cependant, au fur et à mesure, les couleurs s’ajoutaient, les détails apparaissent et, après un mois de patience, Madeleine découvrit ce qu’était le talent, le vrai. Elle voyait sur cette toile son père qui semblait la regarder avec ses yeux clairs, toujours bienveillant mais si distant, le visage sévère de sa mère aux cheveux noirs tirés en arrière qui jamais ne lui souriait, l’air bien trop sérieux pour son âge, de Jean son grand frère et ses propres boucles rousses. Tous les quatre étaient là, figés pour l’éternité dans la plus belle des honnêtetés. La petite fille qu’elle était à l’époque ne désirait qu’une seule chose depuis cet instant: devenir peintre. Elle voulait à son tour être capable d’immortaliser n’importe quel sourire, peine, regard et paysage pour l’offrir à la vue du monde. Par chance, le destin avait voulu que son père et Monsieur Corti se lient d’amitié bien avant sa naissance. Les deux hommes s’étaient trouvé de nombreux points communs et les années n’avaient fait que les rapprocher. Il avait, pour ainsi dire, vu Madeleine grandir, ce qui ravissait profondément la jeune femme. Parmi tout son entourage, il était le seul à comprendre son désir secret de devenir artiste, une ambition qui lui valait la colère de sa mère. Cette dernière, comme le reste de la société, jugeait cette vocation indigne pour une fille de bonne famille. À ses yeux, le seul accomplissement que pourrait réaliser Madeleine était de contracter bon mariage, de préférence avec un noble, afin d’élever sa condition, bien que celle-ci fût loin d’être pénible. Elle pratiquait donc sa passion dans un petit atelier qu’elle avait aménagé dans une dépendance de leur maison, avec l’autorisation de son père, obtenue après de nombreuses altercations avec feu sa femme. Maître Corti lui donnait quelques conseils lorsqu’il venait leur rendre visite mais Madeleine en voulait plus. Elle se savait douée mais jamais elle ne pourrait réellement atteindre son plein potentiel sans réelles leçons. L’accès à l’Académie Royale lui étant interdit, aussi bien par sa condition de femme que par sa mère qui ne l’aurait jamais autorisée à s’inscrire. Elle avait donc été obligée de patienter en espérant qu’une opportunité se présenterait à elle de pouvoir un jour y étudier. Cette occasion était enfin arrivée quand le maître Corti, décidé à transmettre son savoir, avait été engagé en tant que professeur dans la dite Académie. Âgé à ce moment-là de 65 ans, il se sentait près à former une nouvelle génération de visionnaires qui viendraient enrichir le siècle des Lumières à venir. Madeleine le savait, il serait son billet d’entrée. Elle avait dû le supplier des mois durant de l’aider à y entrer, mais le vieil homme était formel : aucune femme ne saurait venir étudier au sein de l’établissement. Seules quelques rares artistes féminines telles que Rosalba Carriera ou encore Margareta Haverman avaient été l’exception qui confirme la règle, leur notoriété déjà faite après des années de labeur. Mais la jeune femme n’aurait su s’avouer vaincue, et deux ans plus tard, lorsqu’elle apprit que l’assistant du désormais professeur Corti avait dû le quitter pour rejoindre sa famille dans le nord de la France, qu’elle entrevit une nouvelle opportunité. Si elle ne pouvait intégrer l’académie en tant qu’étudiante, elle suivrait les cours du professeur en qualité d’assistante.
Maître Corti ne fut pas facile à convaincre mais cette fois il céda sous l’insistance de Madeleine. Son affection pour elle aidant, il dû reconnaître que son plan, aussi fou soit-il, pouvait fonctionner. Il n’avait jamais eu d’enfant et cette jeune fille pleine de détermination et d’un amour indéniable pour l’art était ce qui se rapprochait le plus pour lui d’une famille. Il parvint à justifier l’embauche de Madeleine auprès de l’Académie en prétendant qu’elle était sa nièce et qu’il voulait rendre service à sa sœur, dont personne ne semblait avoir entendu parler jusqu’à présent, qui avait déjà trop d’enfants à sa charge. De son côté, elle avait dû s’assurer de pouvoir se rendre aux cours sans se faire prendre. C’est avec l’aide précieuse d’Hortense, sa femme de chambre et plus vieille amie, qu’elle mis en place un plan lui permettant de quitter la demeure pour participer à son cours du vendredi après-midi. Les deux jeunes femmes s’étaient rendues en ville pour lui acheter une perruque brune dans le but de dissimuler sa reconnaissable crinière ardente. Elle doutait de rencontrer une connaissance à l’Académie, mais elle ne pouvait pas prendre le risque d’être reconnue à cause d’une chevelure pas assez discrète. Elles s’étaient entraînées à lui maquiller le teint pour donner à sa peau laiteuse une couleur presque brûlée par le soleil, ce qui avait pour but d’ajouter du crédit à ses origines roturières. Camille Flamant était ainsi née, la fille de chuchotements et de secrets enfermés dans une chambre. Cela faisait maintenant un an que son stratagème fonctionnait à merveille. Tous les vendredis elle se rendait au cours du peintre. Il lui était même arrivé de croiser à l’occasion certains amis de son père qui ne l’avaient pas du tout reconnue. Il faut avouer que le peu d’importance que les hommes portent à une assistante restait son plus grand atout.
L’horloge sonna quatre heures.
Déjà, songea la jeune femme.
Même si l’étude terminait dans trente minutes, il était temps pour elle de commencer à nettoyer et à ranger les pinceaux et palettes laissés par les élèves pendant que ceux-ci déambulaient dans la salle, observant et critiquant d’un œil soit disant expert les travaux des uns et des autres. Le maitre Corti se joignait à eux, répondant à leurs questions et leurs prodiguant des conseils d’une précision qui déconcertait toujours la jeune femme. Un jour, se promit-elle, elle serait aussi bonne que lui.
Meilleure.
Alors qu’elle s’occupait de nettoyer les quelques pinceaux restant à l’essence de térébenthine, les derniers élèves quittaient la salle de classe. Elle se retrouva alors seule avec le maître Corti.
– Tu devrais te dépêcher de terminer Madeleine, dit-il en regardant l’horloge qui trônait sur une commode.
– J’ai terminé, dit-elle en essorant le dernier pinceau brosse. Nous vous verrons au dîner demain soir ? demanda-t-elle en détachant son tablier en lin.
– Le ciel pourrait nous tomber sur la tête que pour rien au monde je ne manquerais un dîner préparé par Madame Bichaun, plaisanta-t-il.
– À demain alors, dit-elle en jetant un rapide coup d’œil au cadran lui indiquant 17 heures.
Si elle voulait être rentrée à temps chez elle, Madeleine allait devoir hâter le pas en direction de sa maison. Son père ne sortait généralement pas de son bureau avant cette heure et se rendait ensuite dans le petit salon vert du rez-de-chaussée pour continuer ses lectures et parfois fumer un cigare. Il y restait rarement plus d’une heure et faisait ensuite appeler sa fille pour parler avec elle de sa journée, de ses activités ou parfois simplement se retrouver ensemble en silence. Si elle faisait vite, elle pourrait arriver en 20 minutes mais il fallait ajouter à cela le temps de se changer et d’ôter son déguisement.
Elle avançait d’un pas vif dans les longs couloirs de l’école. Le bruit de ses talons fouettant l’air au milieu du brouhaha des conversations étudiantes. Elle se fraya un chemin à travers cette marée humaine. Une fois sortie, elle prit une grande inspiration d’air frais et s’engouffra dans les rues pleines de vie de la capitale.
Elle atteignit le portail de la cour arrière de sa demeure et pria pour qu’Hortense ait pensé à ouvrir les épaisses portes en métal.
Oui ! pensa-t-elle en poussant la lourde porte qu’elle claqua plus fort qu’elle l’aurait voulu derrière elle. S’assurant d’un rapide coup d’œil que la cour était vide, elle la traversa en courant et s’arrêta derrière la porte des domestiques qui menait directement au premier étage de la maison. À cette heure, la plupart d’entre eux se trouvaient à la cuisine où madame Bichaun, aidée de Marie, une fille de cuisine récemment embauchée, devaient leur servir le goûter et préparer le dîner. Elle ouvrit prudemment la porte et grimpa les marches en tentant de ne pas les faire grincer. À chaque fois qu’elle rentrait de l'Académie, c'était une véritable mission pour rentrer chez elle. Si elle était venue à tomber nez à nez avec l’un des domestiques encore vêtue comme Camille, son père l’aurait faite enfermée dans sa chambre jusqu’à sa mort à n’en pas douter. Même si elle avait confiance en eux, tôt ou tard l’un deux l’aurait dénoncé, leur loyauté allant avant tout au maître de la maison. Arrivée à l’étage des chambres, elle se précipita dans la sienne et s’adossa contre sa porte une fois qu’elle l'eut verrouillée derrière elle. Madeleine reprit son souffle et s’essuya le front. Depuis les premiers jours de l’automne, les dernières chaleurs de l’été s’étaient faites sentir et l’on suffoquait à Paris. Nul doute que très bientôt la ville serait recouverte par la grisaille et la pluie. La jeune femme s’en réjouissait déjà. Aucune excuse n’était aussi bonne, qu’un ciel gris, pour s’enfermer dans son atelier et peindre toute la journée.
– Madeleine, tu es en retard !
Madeleine sursauta. Hortense venait de faire irruption dans sa chambre par la porte menant à la salle de bain. Quand elles étaient seules, Hortense l’appelait par son prénom et n’utilisait pas le vouvoiement pourtant de rigueur. Les deux jeunes femmes entraient chacune dans leur vingtième année et se connaissaient depuis leur 15 ans, âge auquel Hortense avait été employée au service de la famille Horville. Quatrième fille d’une fratrie de 7 enfants, ses parents l'avaient faite embaucher le plus tôt possible dans le seul but d’obtenir une source de revenus supplémentaire. Chacune avait trouvé en l’autre ce qui lui manquait tant, une amie, un confidente, une sœur. Depuis que la jeune blonde avait emménagé dans les quartiers des domestiques au dernier étage de la demeure, elles avaient pris l’habitude de se retrouver la nuit dans la chambre de Madeleine. Celle-ci lui apprit à lire, à compter, elles échangeaient leurs sentiments, leurs idées jusqu’à ce que le soleil vienne les interrompre.
– Ton père t’a déjà fait appeler une fois, dit-elle en traversant la pièce. Nous devons te laver et te changer rapidement.
Ses paroles étaient associées à des gestes vifs et rapides. En moins de temps qu’il fallut pour le dire, Madeleine se retrouva dans son bain, Hortense lui frottant vigoureusement le dos. Sa perruque brune et sa robe marron jonchant le sol de sa chambre, elle s’efforçait de nettoyer les résidus de peinture qui lui restaient sous les ongles.
– D’habitude il ne me fait pas venir aussi tôt, dit Madeleine. Aurais-tu entendu quelque chose de particulier aujourd’hui ?
– Non, mais…
Sa phrase fut interrompue par un nouveau coup donné à la porte de la chambre. La voix étouffée de Monsieur Chanedec, le majordome de la maison, leur parvint.
– Mademoiselle, Monsieur votre père vous attend dans le petit salon vert.
– J’arrive Monsieur Chanedec ! héla celle-ci depuis la baignoire dont elle s’extirpait pendant qu’Hortense lui enroulait une serviette autour de la poitrine.
Les deux jeunes femmes se dirigèrent vers la coiffeuse et tandis qu’Hortense ramassait les lourdes boucles rousses de Madeleine dans un chignon plus soigné, celle-ci enfilait une paire de bas blancs.
– Tu allais me dire quelque chose avant que nous ne soyons interrompues, dit Madeleine.
– Ah oui, ton père a reçu une lettre de Versailles il y a à peine une heure. Monsieur Chanedec a refusé de me donner le contenu de celle-ci, expliqua-t-elle.
Quoique cette lettre puisse contenir, cela expliquait sûrement le fait que son père la fasse appeler plus tôt qu’à l’accoutumée. La jeune femme de chambre l’aida à enfiler son corset et l’habilla d’une robe légère en mousseline rose pale. Alors que Madeleine se dirigeait vers la porte pour quitter sa chambre et rejoindre son père, Hortense l’arrêta.
– Madeleine tes chaussures, dit-elle en lui tendant une paire de souliers blancs.
– Que ferais-je sans toi ? ironisa Madeleine en souriant.
– Que Dieu nous garde de découvrir un jour la réponse. J’ai prétendu que nous étions parties te choisir un tissu pour un nouveau manteau.
– Merci Hortense.
Madeleine enfila ses souliers en remerciant encore une fois le destin de lui avoir permis d’avoir une amie telle qu’Hortense. Sans elle, jamais elle n’aurait pu entreprendre de suivre des cours à l’Académie. C’était elle qui l’avait aidée à parfaire son déguisement, qui l’aidait chaque vendredis à quitter et revenir à la maison dans le plus grand des secrets. Madeleine le savait, sans Hortense sa vie aurait été bien moins agréable.
Elle dévala l’escalier principal, manqua de rater une marche, traversa le long couloir qui menait au petit salon et s’immobilisa devant la porte. Elle lissa sa robe, redressa un peu son chignon et tâcha de calmer sa respiration. Elle toqua et entra sans attendre de réponse.
Dans la lumière dorée de la fin de journée, son père se tenait là, installé dans un des fauteuils de cuir. Il ne leva pas les yeux de son livre quand elle entra dans la pièce et ne sembla remarquer sa présence que lorsqu'elle ferma la porte derrière elle. Il lui sourit alors qu’elle s’asseyait face à lui, dans un siège similaire et posa son ouvrage sur un guéridon à sa gauche.
– Comment s’est passée ta journée? lui demanda-t-il.
– Plutôt tranquille je dois avouer, je n’ai pas quitté mon atelier.
Son sourire disparut. Il ne la quitta pas des yeux, la laissant poursuivre. Son regard presque inquisiteur.
– Ma dernière toile me prend tout mon temps, reprit-elle. Je suis sûre que vous adorerez papa.
Il continua à la regarder en silence et Madeleine se sentit tout à coup nerveuse ainsi assise face à lui.
– Et vous ? Votre journée s’est-elle déroulée comme vous le souhaitiez? demanda-t-elle en enroulant un pan de sa robe entre ses doigts soudain moites.
Monsieur Horville se leva sans lui répondre et marcha d’un pas lent vers la cheminée, les mains serrées dans son dos. Toujours en silence, il inspecta les bibelots qui ornaient celle-ci. Vestiges de leur ancienne vie familiale, il fit rouler sous ses doigts une des balles de jeu qui avait appartenu à son frère. Elle réalisa qu’elle ne pensait plus beaucoup à lui. Il faut dire que leur lien fraternel avait sérieusement était abimé par leur mère, qui le préférant ouvertement, la tenait constamment à l’écart.
Maman.
Même depuis l’autre monde, son ombre semblait la suivre, obscurcissant aussi bien ses souvenirs d’enfants que son avenir. Elle aurait cru, à tort, que sa mort la libérerait quelque part de son emprise mais sa présence lui semblait, encore aujourd’hui, omniprésente. Elle la sentait l’observer, la juger même cachée sous ses draps dans le secret de la nuit.
– Je croyais que vous étiez sortie en fin de journée, dit-il dos à elle.
La voix de son père la sortie de ses pensées. Sa phrase n’était pas une question, elle sonnait plutôt comme une accusation.
Mais de quoi exactement?
Était-il au courant ?
Non.
Si.
Tenir une conversation de banalités, était bien le plus éreintant quand on gardait un secret. On passe chaque instant à se demander s’il a été découvert et Madeleine commençait à en être fatiguée. Elle n’avait jamais été une bonne menteuse et avait toujours mis un point d’honneur à se tenir éloignée de toutes situations qui auraient pu la contraindre à dissimuler la vérité. C’était la première fois de sa vie, qu’elle se retrouvait ainsi, coupable, et pourtant pour rien au monde elle n’aurait fait d’autre choix. Depuis près d’un an, une fois par semaine, elle devenait Camille. Elle avait trouvé un but, quelque chose qui la faisait sentir vivante, et cela en valait la peine.
– Euh oui, en effet, nous sommes sorties chez la modéliste. J’avais oublié. J’ai trouvé un magnifique tissu qui sera du plus bel effet pour un…
– Madeleine, l’interrompit-il.
Sa voix n’était pas sévère et pourtant la coupa net dans sa phrase. Elle se tut et se tint là, immobile, comme une enfant que l’on aurait pris en train de faire une bêtise. Elle devait faire attention à ne pas se dévoiler. Son attitude pouvait être due à tout autre chose, peut-être la lettre, et elle ne pouvait risquer de trop en dire.
– Madeleine, reprit-il en se tournant vers elle. Je pense qu’il est temps que tu prennes tes responsabilités. Tu viens d’avoir vingt ans et tu sembles prendre plaisir à passer ton temps enfermée, telle une ermite, ou à vagabonder, Dieu seul sait où.
La jeune femme ne dit rien. Elle sentait qu’il n’avait pas fini et l’interrompre l’aurait mis de fâcheuse humeur. Sa position était déjà délicate, il ne tenait qu’à elle de ne pas la rendre critique.
– Une jeune femme de ton âge. De bonne famille qui plus est. Tu as des devoirs et j’entends que tu les remplisses, déclara-t-il en rivant ses yeux dans les siens.
Non.
– Oui papa, s’entendit-elle répondre.
En réalité, son esprit était déjà loin. Elle avait compris. Son père était décidé, il était temps pour elle de se trouver un époux. C’était de là que venait son humeur étrange. Bien que rassurée qu’il ne semble pas être au courant pour les cours de peinture, son cas était loin d’être réglé. Elle avait vu les dégâts que la vie maritale pouvait avoir sur la plupart des femmes, et en particulier sur sa mère. Un mariage sans amour, une vie prisonnière de son époux, reléguée au rôle de mère de famille, sans perspective d’être perçue comme plus qu’un simple ornement, au mieux, ou comme un ventre au pire. Madeleine savait qu’elle méritait plus et elle était déterminée à en avoir plus. Naïvement, elle avait cru qu’avec le décès de sa mère deux ans plus tôt, au cours de l’hiver de 1723, elle pourrait gagner du temps. Jamais son père n’avait semblé pressé de la marier et c’était feu Madame Horville qui, dans sa hâte déraisonnée de se débarrasser de sa fille, s’empressait de la faire rencontrer bon nombre de Messieurs en vue d’un mariage. La jeune femme avait toujours trouvé le moyen de faire fuir ses prétendants, soit en parlant trop, soit en riant trop fort à leurs blagues, et parfois en jouant la parfaite petite idiote. Depuis qu’elle les avait quittés, elle ne s’était plus rendue à aucune soirée et son père n’avait jamais tenu à la forcer à s’y rendre. Elle pensait qu’il voulait la garder près d’elle et que, quelque part, cela l’arrangeait. Chacun gardait ainsi un peu plus longtemps la famille qui leur restait auprès d’eux. Une fois qu’elle serait mariée, il se retrouverait seul et cette pensée lui serra le cœur. Elle l’imaginait les cheveux grisonnants, le dos courbé, seul, dans cette grande maison. Elle aurait aimé rester avec lui pour toujours, peu lui importait de finir vieille fille, car elle aurait été plus libre que jamais, accompagnée de la présence apaisante de son père. Mais celui-ci semblait avoir d’autres plans pour elle, et elle savait que s’il était décidé il viendrait à bout de son plan tôt ou tard.
– Mon père a passé sa vie à travailler pour faire que le nom Horville ait une valeur et Dieu sait que j’ai passé la mienne à rendre honneur à son œuvre. Aujourd’hui nous pouvons prétendre à plus qu’il ne l’aurait rêvé et c’est à nous de s’assurer que son héritage soit perpétué.
Madeleine n’avait jamais rencontré son grand-père mais des récits qui lui parvenaient, elle en avait dressé une image d’homme fort et estimable.
– Je sais papa.
Elle chuchotait presque, les yeux rivés sur le tapis.
– Quand ton frère nous a quittés, cela a été très douloureux. Je pensais que ta mère pourrait peut-être me donner un autre héritier mais la vie a décidé de me l’enlever elle aussi.
Il se tourna alors pour faire face à un portrait de sa défunte épouse. Il l’observa un instant et repris.
– Il y avait bien une chose sur laquelle elle avait raison. Nous devons… Je dois te trouver un époux.
Madeleine accueillit sa phrase dans un frisson lui parcourant l’échine. Elle avait vu juste. Elle se savait condamnée à finir comme sa mère, aigrie, malheureuse et enfermée. Elle ne trouva rien à lui répondre.
– Le roi donne son bal masqué de l’automne le 31 de ce mois, tu viendras avec moi, déclara-t-il en se tournant à nouveau vers elle.
– Papa, faut-il vraiment que…
– Tu viendras avec moi, tu me fera honneur et tu tacheras de faire bonne impression.
Elle le regarda en silence. Elle hurlait à l’intérieur, sentait son âme se révolter, prendre feu. Son visage restait pourtant de marbre. Son père venait de lui donner la date de son exécution.
Plus qu’un mois.
Il fallait bien évidemment que cela tombe au mois d’Octobre, celui où le maître Corti donnait les cours de dessin à l’Académie.
– Oui papa.
Monsieur Horville, hocha la tête en silence et porta son attention vers la fenêtre qui donnait sur leur jardin. Les massifs de chrysanthème, seules fleurs plantées depuis la mort de sa mère, étaient encore en fleurs et leur couleur détonnait sur les pierres blanches de la bâtisse. Dehors la nuit avait presque tout englouti et tout à coup, Madeleine eu froid.
Le reste de la soirée se passa dans un silence presque religieux, interrompu seulement par le passage des domestiques au cours du dîner. Les pensées de Madeleine se brouillaient. Elle ne voulait, ne pouvait pas se marier. Elle se l’était jurée. Son époque n’était pas clémente pour les femmes, et elle savait que si elle se laissait enfermer dans le rôle d’épouse et à terme de mère, elle se perdrait.
Une mère.
Comment aurait-elle pu prétendre en devenir alors qu’elle-même n’en avait pas eu? Saurait-elle seulement aimé cet enfant, son enfant, représentation physique de son asservissement?
Quand Hortense la rejoint au milieu de la nuit, Madeleine n’avait pas fermé l’œil. Elle avait tourné et retourné sa situation sous tous les angles possibles. Au terme de cette réflexion une seule solution lui était apparue. Elle était risquée, voire dangereuse, mais c’était la seule échappatoire qui lui restait. Son amie la rejoint sous les draps.
– Que se passe-t-il Madeleine ? demanda-t-elle. Tu n’as pas décroché un mot du dîner.
Les yeux rivés au plafond, elle peinait à trouver ses mots.
– Madeleine ? reprit-elle.
Elle se tourna alors vers son amie et la regarda dans les yeux.
– Je dois quitter la France.