CHAPITRE 1

Courir sur la plage, à l'aube, accompagnée du vol des goélands était un plaisir absolu que rien ne pouvait gâcher, ni la pluie, ni les rafales, mais ce matin, son pied buta contre un objet à demi enseveli dans le sable qui faillit l'envoyer au tapis : une bouteille en verre à l'intérieur de laquelle se trouvait une lettre jaunie.

Après avoir lâché quelques jurons et massé ses orteils endoloris, Emilie s’agenouilla dans le sable humide pour déterrer ce qui lui avait gâché la matinée. Voire, la journée. Qui s’amusait encore à envoyer des bouteilles à la mer ? Au moins, c’était une bouteille en verre et non en plastique. La jeune femme écarta quelques algues malodorantes en grimaçant, avant d’épousseter doucement son nouveau trésor. La bouteille, entièrement transparente, n’avait rien d’exceptionnel, si ce n’est que le goulot était scellé à la cire rouge. Il ne s’agissait visiblement pas d’une farce faite à la va-vite, mais bien d’un envoi réfléchi. Quelqu’un y avait passé du temps… Emilie passa doucement ses doigts sur la surface polie, mais n’y trouva aucune gravure ou signe distinctifs. Il était même difficile de dire combien de temps le contenant avait voyagé dans les flots avant de s’échouer sur la plage déserte. 

Ce qui l’intriguait, c’était ce qu’on pouvait apercevoir à l’intérieur : plusieurs feuilles roulées sur elles-mêmes et qui occupaient tout l’espace. Visiblement, il ne s’agissait pas d’un simple appel à l’aide, mais plutôt d’une lettre à cœur ouvert. 

Oubliant le bruit des rafales, le cri des goélands et les grains de sable qui volaient autour d’elle en lui fouettant la peau, Emilie gratta frénétiquement la cire rouge avec son ongle pour libérer son trésor. Tant pis pour sa course à pied. Il était difficile de rester indifférente face à une telle découverte. 

Ma Mimi,
Ma soeur,
Mon roc,
Ma confidente…

Tu m’entends ?
Voilà des mois que j’essaie de t’avouer ce que j’ai sur le cœur. Des semaines que les mots trébuchent les uns sur les autres en sortant de ma bouche, qu’ils s’étranglent au creux de ma gorge, étouffés par les sanglots. Tu le sais, je n’ai jamais été très douée pour les longs discours. Ni pour les petites confidences, d’ailleurs. Par contre, je manie la plume comme personne. En tout cas, c’est ce que tu me disais souvent. Alors, j’ai décidé que mes mots auraient plus de poids par écrit. L’histoire ne dit pas combien de brouillons ont été nécessaires pour parvenir enfin à cette jolie lettre — six —, mais j’espère qu’elle te touchera.

Ce n’est pas de ta faute.
Je voulais que tu le saches.
Ce n’est pas de ta faute.

Ma lettre pourrait se résumer à ces quelques mots. Mais quitte à tartiner mes émotions sur le papier et à y laisser quelques larmes, je vais développer.

Je t’ai toujours admiré, tu le sais. Maman pensait que c’était juste une question d’âge, qu’en tant que grande sœur, tu possédais une aura particulière, quelque chose de grandiose pour l’enfant que j’étais. Qu’il était normal que je te mette sur un piédestal. Elle n’a jamais vraiment perçu les trésors que tu cachais en toi. Ton empathie. Ta douceur. Ton envie d’aider les autres. Ton désir de justice. J’étais si chanceuse de t’avoir à mes côtés. Tu étais capable de mettre toute ta journée sur pause pour me rendre le sourire ! Je me souviens d’une chasse au trésor que tu as organisée pour me faire oublier ma première peine de cœur. Puis les vacances en camping pour m’éloigner d’un petit ami toxique. 

Tu étais mon modèle. Tu l’es toujours.

Malheureusement — et je l’ai appris à mes dépens —, de mauvaises choses peuvent arriver à des gens très bien. Peut-être que l’univers essayait de rééquilibrer les choses et qu’il s’est un peu trop emballé ? À moins qu’il s’agisse tout simplement de malchance. Être au mauvais endroit au mauvais moment. Pendant longtemps, j’ai préféré croire que l’univers nous avait punies d’être trop heureuses. J’ai fini par comprendre que j’avais juste besoin d’être en colère contre quelqu’un ou quelque chose. Une façon d'externaliser ma rage au lieu de la laisser me dévorer.

Emilie leva les yeux au ciel. Elle s’était imaginé tomber sur une lettre d’amour enflammée, la déclaration d’un amour disparu. Ou mieux, la confession d’un dangereux psychopathe qui profitait d’une sortie en mer pour se libérer d’un fardeau. Au détour d’une phrase, il aurait laissé échapper un indice qui l’aurait conduite jusqu’à un sentier isolé du Mont Saint-Joseph, où elle aurait découvert les restes d’une innocente randonneuse. De quoi faire avancer l’enquête et arrêter un meurtrier. Ça, ça aurait été intéressant. Mais non, elle était tombée sur la divagation ennuyeuse d’une personne cherchant visiblement à raconter son histoire de famille… Sauf qu’elle tournait autour du pot. C’était agaçant.

N’empêche que maintenant, Emilie se sentait investie. Il fallait qu’elle sache comment tout cela finissait. Par réflexe, elle balaya la plage du regard, comme pour s’assurer qu’aucun promeneur ne la verrait plonger de nouveau dans les feuillets noircis de mots. Mais elle savait qu’elle ne croiserait personne. C’est ce qu’elle aimait ici, en Gaspésie. En basse saison, seuls les goélands venaient perturber le calme du littoral. Surtout en début de journée.
 

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