CHAPITRE 2

Toi, tu as préféré te laisser dévorer en entier. Tu as capitulé, heureuse d’être punie pour un crime dont tu te sentais responsable. Ton satané désir de justice, j’imagine. Je comprends que tu n’aies pas eu envie de vivre avec autant de culpabilité. Toi qui étais si pure, si optimiste, si joyeuse ! Tu as préféré accepter les conséquences et te retirer loin, très loin. Là où rien ni personne ne pourrait t’atteindre. C’est un peu égoïste de ta part, tu ne trouves pas ? À la première erreur, à la première embardée qui te fait sortir du droit chemin, tu cèdes à la facilité ?

J’ai parlé avec des gens qui s’y connaissent. J’avais besoin que des gens diplômés m’éclairent de leur savoir et me donnent une explication en béton. Mais même eux se sont cachés derrière des phrases toutes faites, des suppositions bancales et des verbes judicieusement conjugués au conditionnel. Certains parlent de déni. D’anomalie. Ils disent qu’en surface, tu vas bien, et qu’il ne tient qu’à toi de revenir vers nous. Ils disent qu’après l’accident, tu aurais dû guérir et t’en remettre, mais que c’est le choc psychologique qui t’a fait glisser dans le coma.

Ce qu’ils n’osent pas me dire, c’est qu’ils ne maîtrisent pas la situation. Qu’il ne tient qu’à toi de revenir pour me libérer de ma souffrance. Et c’est bien ça qui me désespère : je te connais par coeur et si tu ne t’es pas encore réveillée, cela veut dire que tu préfères rester dans les limbes. Tu as choisi ta punition.

Puisque tu as retiré la vie à deux personnes, tu ne mérites pas de vivre la tienne. Je me trompe ?

Voilà un retournement de situation qu’Emilie n’avait pas vu venir. Agacée par la longueur de la missive, elle avait lu chaque phrase en diagonale, trop rapidement. Si elle s’était concentrée, elle aurait vu qu’entre les lignes se dessinait une histoire plus dramatique encore, un mélange entre l’histoire d’amour et le meurtre qu’elle avait justement imaginés plus tôt. Hébétée, elle s’assit sur le sable, indifférente à l’humidité qui traversait déjà ses vêtements.

Je ne sais pas ce que tu as besoin d’entendre. J’ai essayé de te mentir en te disant que tout allait mieux, que le couple s’en était sorti et qu’ils vivaient heureux dans leur maison en banlieue. Puis j’ai pensé te dire la vérité crue et sale. Que le mari s’en était sorti, mais qu’il était devenu fou en apprenant le décès de la femme, s’enfermant chez lui jusqu’à ce qu’un incendie le fasse disparaître à son tour.  Mais quelque chose me dit que tu le sais déjà. Peut-être qu’ils t’ont rendu visite dans cet entre-deux dans lequel tu sembles te plaire ? J’imagine la scène. Deux amoureux, ravis de se retrouver ensemble pour toute l’éternité, répétant qu’ils te pardonnent. Et toi, butée, bien décidée à jouer la martyre, les bras en croix dans ton lit.

Tant pis, je vais utiliser une autre stratégie et me servir de cette culpabilité qui te ronge. S’il te plaît, reviens. Tu me manques. Nos conversations me manquent. Ma vie s’est arrêtée au moment où tu t’es mise en pause. En te punissant, tu me punis aussi. J’ai perdu mon travail à force de prendre des congés pour venir te voir. J’ai perdu l’envie de sourire, ce sourire que ma fille aime tant. D’ailleurs, ta nièce ne se souvient même plus de toi. Mon couple ne tient plus qu’à un fil. Nos parents ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes et je les tiens à bout de bras, comme je peux.

En te repliant sur toi-même, tu as fait plus de dégâts que tu en as fait sur cette route enneigée, il y a un peu plus d’un an.

Tu culpabilises d’avoir bouleversé la vie d’un couple que tu ne connais pas. Et bien sache que ton coma détruit peu à peu la vie des êtres qui te sont les plus chers. Il y a quelques mois, je m’en serai voulu de te parler ainsi. Mais je n’ai plus le temps ou la patience de prendre des pincettes. Je préfère tenter le tout pour le tout… Puisque je ne peux pas te secouer pour te réveiller, je le fais à travers mes mots.

Si tu veux nous sauver, reviens. C’est ta dernière chance. Je n’ai plus la force de quémander et je préfère encore souffrir de mon côté. Après ce long discours, tu ne me verras plus.

Alors, s’il te plaît…
Reviens.

Il fallut quelques minutes à Emilie pour réussir à détacher ses yeux des pages jaunies qu’elle tenait entre les mains. Sans s’en apercevoir, elle s’était laissée embarquer dans le récit émouvant qu’une inconnue avait donné en offrande à la mer. Les mots l’avaient touché et l’espace d’un instant, elle avait espéré une fin heureuse. Tant pis pour l’histoire d’amour ou le meurtre à élucider, la jeune femme aurait préféré savoir si les deux soeurs s’étaient revues. Si la sœur martyre était sortie du coma ou si au contraire, la mort du couple l’avait achevée. Il y avait dans ce drame familial quelque chose qui la secouait jusque dans ses tripes.

Malgré le soleil qui avait enfin percé à travers les nuages, Emilie frissonna. Autour d’elle, la nature continuait de se donner en spectacle face à un public absent. Si elle avait pris le temps d’y réfléchir, Emilie se serait rendu compte qu’elle n’avait croisé personne ni pendant son jogging, ni pendant sa lecture. Mais elle était encore trop bouleversée pour y penser. Après avoir reçu un énième jet de sable dans les yeux, elle finit par se lever, essayant d’apercevoir au loin le muret sur lequel elle avait déposé ses chaussures avant de commencer sa course.

Au moment de partir, elle roula de nouveau les feuilles sur elles-mêmes, les glissa dans la bouteille en verre, et la déposa sur le sable. Elle n’était pas prête à lui dire au revoir en la jetant dans une poubelle de bord de mer. Et qui sait, peut-être que demain, lors de sa course matinale, elle retomberait dessus.
 

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