Chapitre 1

Détroit: ville de tous les dangers, de tous les conflits. Conflit entre les gangs, entre les gangs et les habitants, entre les habitants et l'autorité. Et le conflit qui suivait des générations et des générations. Les gangs contre l’autorité. Une querelle infantile contre deux partis qui n'obéissent pas aux mêmes lois. Il n’est pas rare de voir dans les rues un agent en uniforme courir après un jeune dealer ou un voleur. Le quotidien en somme. 

Et aujourd’hui encore une course poursuite se fait entre deux rivaux. Mais pas n’importe quels rivaux. Le clan Mendoza et les policiers de la patrouille 51. Deux de chaque côté, un combat à la loyale. Chacun armé de revolver et terrorisant la population. L’un offrant la sécurité de l’état - sans doute discutable-, et l’autre la sécurité de la rue - discutable également. 

Et les voilà courant dans les rues du quartiers, le dit méchant acclamé par les jeunes, le dit gentil hué par la populace. 

A vous de déterminer qui est le gentil, qui est le méchant. Je ne sais pas si nos avis convergent au même endroit, mais cela n’a pas d’importance. Dans chaque conflit les deux partis qui s'affrontent se pensent meilleur que l'autre, pourtant chacun pleure ses pertes de la même manière. 

La poursuite continue, les deux équipes sont hors d'haleine. L’une en rigole, l’autre pousse des jurons. La scène est assez comique. 

Mais le jeu prend vite fin lorsque l’un des gangsters trébuche sur le rebord d’un trottoir. Solidaire, son camarade revient sur ses pas pour le relever, mais c’est cet acte de bravoure qui leur vaut la défaite. 

 - Et bien on dirait qu’on vous tient ! s’écrit un des flics. 

- Il n'y a aucun honneur à prendre un homme à terre, si tu appelles ça une victoire, moi j'appelle ça être un lâche,  rétorque l’opposant en soutenant son copain sur son épaule.

La partie jouée, les vainqueurs passent les menottes aux perdants devant une assemblée mécontente. 

- Alors Mendoza prêt pour un nouveau petit tour en cellule? rigole l’un des policiers. 

Son collègue soupire, apparemment agacé par son comportement. 

- Et si tu faisais ton boulot correctement Sam on serait pas là. 

- Oh! On se calme Greg. Je suis un bon flic et eux des criminels, mon boulot c’est d'arrêter les criminels. Le reste c’est les juges qui voient, rétorque Sam.

Les deux hors-la-loi sont un peu désemparés face à ce spectacle, des hommes d’honneurs qu’on disait. Des hommes de valeurs, mais selon les valeurs de qui? D’un pays qui terrorise ses étrangers, mais qui les appelle dès que les travaux à faire leur salissent trop les mains. Et bien sûr ils ne sont pas remerciés pour leur dur labeur. 

Alors les policiers mettent les deux ravisseurs dans leur voiture. Et direction le poste. Ils les enferment dans une cellule avec d'autres délinquants, souvent présents ici pour 24 heures. Le lieu est morose, l’odeur d’urine, de tabac froid, de transpiration et d’alcool qui s’en dégage est atroce. Un savant mélange que seuls les rats supportent. Ils soupirent en se lâchant de tout leur poids sur les bancs en métal rouillés fixés au mur, dont une substance collante s’accroche aux vêtements. 

L’attente commence, longue et fatigante. Même si nos deux nouveaux détenus ne sont pas inquiets pour leur sort. Ce n’est pas la meilleure salle d’attente du monde. 

La vie dans le poste de police continue, les sonneries de téléphone, les discussions, les cliquetis des touches de clavier. Le goutte à goutte d’une machine à café qui, si on se fie à la légende, doit produire un breuvage au goût ignoble. Rien ne semble prêt à troubler cet ordre.

Mais c’est sans compter sur l'arrivée de  Bernardo Mendoza. Neveu du big boss, il se fait une joie de se pavaner dans son costume trois pièce, arrivant comme un vip en boite. Les diamants aux oreilles, et un cure-dents entre les lèvres.  

- Tiens, tiens, mais c’est qu'on a là un vrai mafieux. s’exclame un officier. 

- Buenos días Théo.

Théo et Bernardo se connaissent depuis l’école primaire, mais ne vous fiez pas au premier malgré l'étymologie de son prénom il n’a rien d’un enfant de chœur. Et le fait qu'il soit flic ne sauvera pas son âme. La rivalité existe entre eux depuis toujours. Comme quelque chose d'inné.

Les deux hommes se lancent dans un combat du regard. La tension se fait sentir, l'un s'amuse avec ses muscles faciaux, l'autre reste impassible. Immobile. Une statue. Leur duel se poursuit, observé par les personnes présentes.  Tout le monde semble retenir son souffle, rien d’autre ne compte à ce moment. Les secondes défilent, une minute, peut-être deux. 

Mais quelqu’un rentre plus spectaculairement que Bernardo précédemment. Le Boss, le Big Boss, dans le poste 51. Il toise l’assemblée d’un regard froid, si l’ambiance était tendue, elle est maintenant glaciale. Puis un nouveau mouvement d’énergie se lève sur l’open space (quelle drôle d’idée dans un poste de police). 

L’ennemi number one est présent là où depuis des années on essaye de le coincer. Il marche de son imposante stature, d’une façon si nonchalante. A croire que le lieu lui appartient. 

Que faire? Tout le monde se le demande. Lorsque Enriques Mendoza cesse tout mouvement, un grand nombre de mecs à l’uniforme tirés à quatre épingles sont prêts à lui sauter au cou. Ils sont tous parés à prendre leurs armes et à faire feu. 

Le capitaine Campbell, nouvel arrivant, sort en trombe de son bureau, pourtant de lui se dégage un grand calme.

Les deux colosses s'affrontent à leur tour du regard. 

 – Retournez à vos occupations, scande Campbell.

Une cacophonie de soupirs se fait entendre. Puis s'ensuit un brouhaha tel le tonnerre. Le tonnerre de frustration qui s'abat sur la 51é. 

– Monsieur Enriques Mendoza, vous resterez bien discuter avec moi quelques instants ? Demande le capitaine. 

– Qu'est ce que j'y gagne ?  

Pour la première fois, on entend la voix grave et profonde de l'homme qui terrorise une population. Dont les seuls nom et visage  sont connus. 

Si les hommes de son gang apportent protection à certains lieux de cette ville, leur Boss glace le sang. 

– Une petite discussion et je laisse partir vos hommes. Campbell lance un regard en direction de Théo et Bernardo. Et je suis sûr que mes hommes peuvent montrer le chemin de la sortie aux vôtres s’il le faut.

Les deux garçons se lancent un regard d'incompréhension, avant de paraître surpris par ce geste naturel, qu'auraient eu deux frères se faisant gronder par leurs parents. Et bien sûr dans ce cas là les parents demandent aux enfants d’aller jouer ailleurs pour se mettre d'accord sur la sanction à appliquer. 

– Vous voulez réduire mes forces armées Capitaine. Je vais me montrer pacifique. Berni prend les deux abrutis et rentre. Et Théo nous n’avons pas besoin d'escorte, je préfère m’en débarrasser en règle générale, évitons nous du travail supplémentaire.

La menace à peine cachée se fit bien comprendre. Le dit Berni acquiesce à son oncle. 

La suite des événements n’est pas très intéressante donc passons: la libération des deux détenus, leur pavanage devant Sam et Greg, le dernier regard entre Théo et Bernardo. Et venant on a Monsieur Mendoza et Monsieur Campbell assis autour d’une table. L’un en face de l’autre, dans une pièce exiguë où sur l’un des quatre murs se trouve un large miroir sans teinte. 

– Alors pourquoi m’avoir fait venir ici monsieur le Capitaine? 

– Discutons de certains points voulez-vous. Vous le savez déjà, je viens d'arriver ici. Apprenons à nous connaître.

– Vous apprenez à connaître les gens dans une salle d'interrogatoire?  

– Ce n’est qu’une formalité, un protocole. Vous êtes un homme dangereux vous savez. 

– C’est ce qu’on dit.

Les deux pères célibataires se toisent, s'observent, se détaillent tels deux prédateurs. Si aucun d'entre eux n’ajoute mots, ce n’est pas parce qu’ils n'ont rien à dire, au contraire, beaucoup de choses se bousculent, l’un comme l’autre cherchent à déstabiliser son adversaire. Trouver le point où appuyer pour faire mal, pour décrocher une information, pour avoir l'avantage. 

– Il me semble que vous êtes responsable de quelques débordements dans cette ville depuis un peu plus de 25 ans, reprend Campbell. 

– Je pense que vous étiez aussi responsable de quelques débordements dans votre jeunesse. Un homme comme vous a dû être un beau jeune homme. Du moins si votre fils tient de vous.

Ah! Les voilà les menaces sous-jacentes, montrer que vous savez tout sur votre ennemi, même son point faible. En une tirade, Enriques pense sûrement avoir remporté la manche. Mais William Campbell ne se laisse pas avoir. A vrai dire il avait déjà prévu le coup bas que lui réservait son adversaire. Toucher son petit, lui aussi peut faire pareil.

- Il me semble que Sébastian se tient bien, il travaille même bien à l’école. Ça ne l'empêche pas de taper sur deux ou trois gueules à l’occasion, mais bon c’est un garçon un peu sanguin comme il y en a d'autres à cet âge. Surtout quand le petit traîne des traumas plus gros que le monde. Comment va votre femme?

Notre Capitaine sait avoir fait fort sur ce coup là. Il voit son homologue lâcher un léger rire. Avant de se redresser et de prendre une pose nonchalante, une jambe posée sur l’autre, le coude fiché sur le dossier de la chaise.

– Vous seriez un bon gangster monsieur Campbell, navré que vous n’ayez pas la tête de l'emploi.

Peut être qu'effectivement un homme blanc, aux cheveux d’un blond foncé et aux yeux vert n'est pas le profil le plus commun chez les gangster, sauf peut être chez la mafia russe. 

– Merci mais ce genre de carrière ne m'intéresse pas. 

– Non c’est vrai vous préférez coller aux culs des gens et vous mêler de ce qui ne vous regarde pas.

– Oh! Mais monsieur Mendoza, si vous vous contentiez de n'être qu’un petite frappe qui terrorise des mômes, on vous courrait pas après depuis des lustres, et je n’aurai pas été obligé de quitter la chaleur californienne. Mais me voilà et je vais me faire une joie de démonter tous les  échanges que vous entretenez avec le Canada et l’Alaska, histoire de détruire votre cartel une bonne fois pour toutes. Vous êtes un peu détonnant dans le décor, monsieur Mendoza.

A nouveau le silence se fait. Campbell est tout à fait au courant que sa dernière phrase a une légère connotation raciste. N'allez pas croire que ces mots reflètent les pensées du capitaine. Et je ne vous dirais pas pour justifier quoi que ce soit que le meilleur ami de Will est un grand black d’un maître quatre-vingt-quinze officiant chez les marins.

Cependant, toujours dans cette quête de déstabiliser son adversaire, ici tous les coups sont permis. Alors autant tirer là où ça fait le plus de dégât; personne n’est témoin de cette entrevue, et la caméra n’est pas active. 

– Vous faites des raccourcis hâtifs Captain, lâche le mexicain. Il me semble que ce sont vos amis texans qui sont connus pour leur racisme anti-mexicain. Et je pensais que ces tafioles de californiens étaient plustôt ouverts, mais pas de l’esprit apparemment.

– Mais rappelez que c’est vous qui avez commencé sur cette voie en commençant à me dire que je n’avais pas, je cite, “ la tête de l’emploi”. rigole-t-il.

– Mais il est vrai que vous ne seriez pas au bon endroit en devenant gangster, comme vous dites. Je suis un homme d'affaires, et vos affaires perturbent les miennes. Et je crois que cette relation ne nous mènera à rien de bon. Sauf si elle change.

Sur ces dernières paroles Mendoza se lève et quitte le poste de police. 

William semble n’avoir tiré aucune information importante de cet entretien, si ce n’est qu'Enriques Mendoza est quelqu’un de plutôt arrêté dans ses idées, au vu de l’utilisation de propos homophobes et raciaux pour insulter son adversaire. Il sait désormais que Mendoza ne révoque pas ces chefs d’accusation. Les quelques menaces envers son fils ne l'inquiètent pas le moins du monde. 

Lorsqu'il revient dans son bureau aux murs faits de vitre, -qui ressemble plus a un aquarium au milieu de l’open space-, deux de ses lieutenants arrivent à la vitesse de la lumière en refermant la porte derrière eux. William n’a même pas eu le temps de s'asseoir. 

Ils s'installent tous se regardant en chien du fusil, ne sachant pas qui va parler en premier. Mais notre Capitaine met vite fin à cette attente inutile et gênante. Il leur relate les quelques informations qu’il a pu tirer et un semblant de profil psychologique, qu'il faudra appuyer avec le psychologue criminel pour avoir certaines confirmations sur le personnage d'Enriques Mendoza. 

Les lieutenants ont légèrement tilté à l’annonce du prénom d'Eden. Qu’est ce que ce pauvre gamin vient faire là? Pourquoi l'impliquer dans l’histoire? Mais le capitaine se tait face aux interrogations, il a un  plan bien ficelé et ce dernier doit à tout prix marcher. C’est leur dernière  chance face au cartel Mendoza. 

Les lieutenants repartent, pas sûrs du réel avancement de cet interrogatoire, pour eux comme pour vous certainement et pour moi également tout reste vague. Mais dans l'esprit du Capitaine William Campbell tout est limpide, pourtant il n'est pas préparé pour les eaux troubles qui l'attendent.

 

Clic clic et clic sur son clavier, notre cher Will s'occupe de la paperasse, devenue numérique. Avec ses petites lunettes rondes sur le bas de son nez, il ressemble bien à l’homme de 45 ans qu’il est, s'il doit bomber le torse toute la journée ce n’est que pour cacher le petit bide de bière au-dessus de sa ceinture. Son épaisse touffe  blonde masque bien les quelques cheveux blancs qui se faufilent. Ils serpentent sur son crâne, symbole de la vie qui est déjà passée. 

A comparaison, Théo qui débarque à son tour dans le bocal, est un exemple de la jeunesse policière. Même si je vous le rappelle ce cher jeune homme n’est pas un exemple à suivre. Mais lui aussi, peut-être, dans une vingtaine d’années, aura sur la tête une chevelure somme toute identique, seulement si la calvitie ne le touche pas.  

Même si les deux hommes ne sont pas proprement de la même famille on pourrait s’y méprendre. Tous deux d’une grande carrure, aux yeux clairs, à ce nez romain et à cette tignasse d’un blond de blé. Peut-être partagent-ils un ancêtre commun. 

Et dire qu'il y a une semaine les deux blondinets ne s'étaient jamais vus… Théo voit dans le quadragénaire le père qu’il n’a pas eu. Ou du moins il y projette une figure paternelle. Seul l’avenir pourra dire s' il fait bien de confier sa confiance à cet homme. 

Mais aujourd’hui il constitue la seule solution face à une menace qui lui a presque fait tout perdre. Sa famille, sa maison, ses amis, son amour. Théodore Willson a le cœur meurtri par ce qui se déroule sous ses yeux depuis tant d'années sans qu’il puisse y faire quelque chose. 

– Que veux-tu Willson? fit William sans lever les yeux de son ordinateur. 

– Je venais aux nouvelles. 

– Tes supérieurs sont mis au courant, je n’ai rien d’autre à te dire.

Le ton un peu bourru du chef de district ne perturba pas le jeune officier. Après tout, les flics n'étaient pas des hommes tendres.   

 – Oh! Non je ne venais pas pour ça, je voulais savoir comment vous vous sentez, ici à Detroit.

Il est vrai que le Capitaine venait de prendre son poste. Tout juste arrivés avant les fêtes du nouvel an, en ce début janvier le travail n’avait pas été de tout repos, et maintenant voilà que les Mendoza viennent troubler l’horizon. 

Campbell soupire, s'affaisse sur sa chaise, et lance ses lunettes sur son bureau, avant de se frotter le visage des deux mains, las. 

Et oui les deux dernières semaines n’ont pas été de tout repos. Entre vider les cartons, l’inscription de son fils dans un nouveau lycée, faire en sorte qu’ils mangent autre chose que des plats surgelés - et rien à voir avec le temps dehors-, occuper son fils. Quoique le dernier point ne soit pas le plus complexe. 

– Le petit n’avait jamais vu la neige, et il m'a fait une de ces têtes quand je lui ai dit de ne pas sortir. Pire qu’un chien. Mais avec toute cette flotte congelée, il va finir par tomber malade avant sa reprise, soupire le capitaine. 

– Il y a un mythe comme quoi il y a de la neige en Californie.

– Il y en a, mais pas chez nous, grimace Will.

– Je crois que même les gosses d’ici sont fous de la neige, alors qu’elle est là tous les ans. Mais laissez-le, il va se calmer le jour où il aura une angine qui le cloue au lit.

Le sourire sur les lèvres de Théo se fait nostalgique. Les souvenirs d'un de ses amis et lui dans la neige, à y jouer jusqu'à avoir 40 de fièvre et ne pouvoir rien faire d’autre que de boire de la tisane avec du miel. 

– Oui mais mon petit n’a plus dix ans, râle le plus âgé.

– Haha! j’en avais 18, quand j’ai fini cloué au lit. J’ai encore des sueurs froides quand on me parle d’eau chaude avec du miel et de bouillon de poulet.

Sur cette réplique, le quadragénaire éclate d’un rire franc, entraînant celui du jeune homme. 

– N’empêche que c’est chiant tout ce linge humide qui traîne partout.

– Profitez de votre machine, vous allez adorer lorsque les conduits d’eau gèlent, prévient Théodore.

Sur ce, l'officier se lève, prêt à partir. Son chef l’interpelle une dernière fois.

– Willson, y va falloir me parler de Bernardo Mendoza. Et de vos liens avec lui.

Théo acquiesce puis referme la porte derrière lui.

 

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