Tout n'est que démesure, le bruit, le mouvement, l'agitation, la foule... Les claquements continus des talons de chacun sur l'asphalte neuf. Au-dessus de cette masse mouvante se dressent de verticaux sommets chromés de verre, scintillant au gré des quelques rayons perçant les nuages, repoussent les limites du ciel. Les engins qui défilent ça et là, sur ces rugueux chemins minéraux, à allures diverses, serrés les uns contre les autres, bestioles vrombissant dans la hâte de leur destination. Qui, rugissant dans le mirage de leurs émanations, gravissent l'échine des ponts courbés les uns sur les autres, se croisant et se chevauchant dans une vertigineuse mais formidable complexité. Au loin dans l'azur brumé, une traînée laisse deviner un de leurs oiseaux, avis, qu'ils nommaient donc avion. Volatiles de métaux perforant les nuages et pourfendent le ciel dans un bruit sourd et étouffé, à gravir toujours plus haut vers le soleil, voilà donc pourquoi ils auraient tous brûlés leurs ailes ? Je baisse le regard dans la houle excitée de la population, amassée, bousculée, je croise finalement les yeux d'un de ces êtres dont on nous a tant raconté...et...
Le visage du personnage semble lui manquer, brouillé et mélangé à différentes images abstraites et fugaces, la description lui échappe et celui-ci semble désormais dépourvu de tout trait, comme un buste d'argile inachevé. « Tout était encore si net il y a quelques mots de ça » s'obstine-t-il.
« Ce visage semblant....non....Ces traits s'apparentaient à nul animal car... c'est si mal formulé... Il ressemblait que de loin à ce que l'on...que... nous... tu t'emmêles plus rien n'a de sens là... »
Il tira une énième rature. De son crayon à mine de charbon précisément taillé, il sillonna les fissures du comptoir marbré sur lequel il écrivait, à l'image d'un cours d'eau parcourant le lit d'une rivière dans la vallée de ses pensées.
Il leva ensuite le museau de son livre, il était dans ce qui semblait être les ruines vidés d'une sorte de commerce oublié. Les vitres sont brisées, quelques petites ruines de Rome avaient trouvé gîtes dans le carrelage fendu par l'humidité, la peinture des murs a pathétiquement moisi et le plafond semblait avoir pris quelques volées de plombs. Dehors, ne demeurait que quelques tas de pierres ne laissant que vaguement deviner la présence antérieure et lointaine de bâtis, maintenant conquis par les mousses et les arbrisseaux.
C'est fini, il a perdu le fil de sa plume. Son esprit a tant été nourri par ces légendes et récits que son imagination surmonte difficilement l'effacement culturel des grands singes, c'est comme tenter d'imaginer une nouvelle couleur, c'est dans la même idée. Eux qui ont autrefois habité ces ruines, conquis terre, mer, ciel et embrassé les étoiles et l'astre de la nuit, la lune, ont fini par subir la damnatio memoriae des animaux. Ce ne sont plus que ces ruines ne transmettant qu'une flamme mourante des souvenirs de ces êtres jadis tyrans. Une flamme ayant consumé avec elle les souvenirs de leur apparence dont plus aucune trace ne réside aujourd'hui, sinon de vagues idées, ce point où Pako bute encore pour la rédaction de ses petits textes récréatifs.
Son regard se perd à nouveau entre les plantes parcourant les pierres et les cadres de ce qui a été la baie vitrée de ce commerce.
Une main se posa sur l'épaule du jeune loup gris qui sortit de ses petits songes.
« Pako, il est temps d'y aller», fit une louve des Indes aussi grande que lui.
Il tourna la tête vers elle, c'est une louve âgée de vingt-et-un ans, deux ans de plus que lui, au physique élancé, le corps sculpté par l'effort quotidien, le visage aminci par les jeûnes contraints et répétés.
Sa tenue se caractérisait d’un grand foulard foncé s'apparentant à un voile. Avec, elle portait un antique vêtement comparable à un léger sweat d’une couleur marron fortement terni, décoloré par le temps, si bien que la cette couleur semble prendre des allures de gris cendré. Une apparence usée, prononcée par le tissu de nombreuses fois repris et rattrapés par souci de le faire durer. Elle avait entre autres en sa possession un fusil superposé à canon scié qu'elle portait à la jambe, suffisamment intimidant pour l'éloigner d'inutiles problèmes.
« Je suis ici depuis longtemps ? répondit-il.
- Ça va faire bientôt une horas* que tu t'éternises ici tu sais... J'ai besoin de toi pour faire des achats. Je ne veux pas rester ici trop longtemps, on en a discuté hier.
- Je comprends, laisse moi juste essayer de terminer cette phrase encore quelques instants et j'arrive tout de suite d'accord Hayata ? »
Elle soupira et passa sa main entre ses oreilles comme pour le sortir d'un songe :
« Ne reste pas trop longtemps dans tes petites histoires l'ami... J'ai besoin de toute ta tête pour continuer dans le monde réel», fit-elle avant de s'éloigner silencieusement.
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*horas : mesures du temps utilisé par les animaux pour avoir une estimation de l’heure au cours de la journée sans avoir recours à quoique ce soit : la technique est de diviser imaginairement le ciel en seize sections l’été et environ une dizaine l’hiver en fonction de la durée de la journée. Les sections sont alors comptées depuis les trois repères du ciel : ortus ( levée du soleil) mi ou midi (le soleil à mi-parcours) et occa ( abréviation de occasus, pour le coucher du soleil). Ou peuvent aussi être comptés depuis le précédent pour simplifier : ''un mi et sept horas'' remplacé par ''occa moins un par exemple''. Mi et un horas corresponderait à notre treize heure, par exemple.
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Le loup ferma son petit livré jauni, usé. Il se prit le visage dans les mains et se concentra sur le silence. Tout était si silencieux. Tout était si vide. Un vide faisant résonner en lui une sensation d'impuissance. Il ne percevait rien, que les très sensibles bruissements des végétaux environnant. C'est le silence d'un monde trop grand et impardonnable pour lui, il l'aime autant qu'il en a peur.
Il prit une grande respiration et se leva doucement. Ramassa sa veste noir de toile cirée, son sac à dos, et son antique fusil, un mauser, cz, gratta d'ailleurs d'une griffe un peu de la rouille qui grignote lentement le métal. Pako est un loup gris tout à fait commun, pas spécialement grand, svelte. Il n’avait aucun trait particulier, si bien qu’il disparaîtrait presque trop bien dans la masse des populations. Une fois dehors il y avait Hayata qui l'attendait assise sur un tas de débris.
« - Et bien Pako ? Je te sens un peu angoissé ? fit-elle.
- Je suis un peu ailleurs excuse moi. Rien de grave, ne t'inquiète pas.
- On se détend d'accord ? Tout va bien tu sais ?
- Je le sais, ne t'inquiètes pas Hayata. Mais pour le reste, tu crois qu'on en aura assez ? continua t-il en s'avançant avec elle.
- Je ne suis pas tout à fait certaine je t'avoue... Pour quelques jours... Presque un kilo de cambium de pin et... Une grosse miche de pain ou du pain azyme, biscuits de mer, on devrait se débrouiller pas vrai ? Pour quelques fragments de grès de schiste ça ira ?
- Il faudrait en garder quelques-unes de côté.
- Je sacrifierai quelques cartouches alors.
- À force t'en n'aura plus, après tu vas devoir utiliser des en carton. Je nous trouverai de quoi compléter le repas sur place. On n'est pas obligé de tout acheter maintenant.
- Pako je t'en prie... On ne peut pas manger éternellement des baies... On doit avancer jusqu'à la ville d'au-dessus, ça va nous faire perdre du temps à chercher à droite à gauche deux fois par jour. Et on n'est même plus aussi sûr de trouver de quoi manger.
- On verra sur le moment d'accord ? Mais on ne va pas y couper. Tu sais, faudra bien aller chercher quelque chose sur place à un moment donné.
- Par contre après ça on aura plus rien à échanger... On a eu la main lourde, j'ai plus rien d'intéressant dont on n'a pas besoin.
- Moi non plus... Faudrai échanger la fiole d'huile essentielle contre de la matière première ?
- Dit pas de bêtises. On se trouvera bien un sac de bille de fer ou quelque chose comme ça sinon on ne sera plus capable d'acheter quoi que ce soit. »
Ils continuèrent ainsi leurs route jusqu'à un village encore debout depuis l'ère des grands singes, bien que la périphérie est habitée par des cabanons plus récemment érigés. Le bâtis était d'abord éparse puis se densifie progressivement jusqu'à son centre où les maisons mitoyennes en roche calcaire dominaient particulièrement un axe central, là, un souk presque permanent se tenait.
C'était une véritable artère marchande, très colorée, très diverse, bruyante et hétérogène. Les deux canidés pénétraient à pas tranquille dans la foule. Pako ne manqua pas de se faire bousculer après quelques pas et vérifiait instinctivement ses poches.
Tant d'animaux étaient concentrés au même endroit que cette route, à l'origine pavée, était couverte d'une terre sèche remuée constamment par les passants, soulevant une sale poussière jaunâtre dans l'air. Si bien que certains commerçants couvraient leurs étables de draps pour protéger leurs comestibles. On y trouvait de tout, de chacun des deux côtés de la route, nourriture, boulangerie, graines, matières premières en tout genre mais aussi, pour les plus fortunés, des chariots à vapeur.
Ce sont des véhicules très archaïques. Ils se résumaient à une impressionnante chaudière munie de pistons et de réservoirs à eau conséquents montée sur une charrette. Et nous avons là un moyen de locomotion. Il ne faut toutefois pas trop fantasmer sur leur confort et leur efficacité, la machinerie prenant facilement les deux tiers de l'engin dans le pire des cas, assourdissante, crachant une fumée opaque, à l'efficacité énergétique parfois catastrophique. Leur qualité étant extrêmement variable d'un chariot à l'autre, tous totalement artisanaux, tous des pièces uniques pouvant aussi bien être de petites merveilles que de véritables bombes. Toutefois, ceux-ci représentent le seul transport terrestre relativement infatigable à l'image d'un bateau : nécessaire pour la circulation de certaines denrées et d’une certaine logistique contemporaine.
Hayata était absorbée l'espace d'un instant devant l'une de ces machines, le regard pris entre les rouages et les mirages issue de la combustion. Son ami la poussa du bout du doigt pour continuer.
« Pas moyen de trouver un boulanger intéressant, y en a qui demandent même du papier. Ils ont cru quoi ? bougonna-t-il.
- On n'est pas au bout. Je te propose qu'on achète d'abord des billes de fer avant le pain, tu négocieras mieux. En plus, ils ont besoin de grès. J'ai vu un métallier à deux pas, on devrait y retourner.
- On part quand ?
- Dès ce soir. S'il fait toujours jour et dès qu'on le sent.
- On avance très vite Hayata, on grille nos ressources tu sais.
- Le désert va tout aussi vite Pako, c'est le seul moyen qu'on a de s'installer. Voyager on a ça dans le sang et l'instinct pas vrai ? Mère nature nous guidera, je n’en doute pas. »
Il ne répondit pas. Et la journée s'écoula doucement, laissant passer horas après horas. Le duo a pu trouver finalement ce qu'ils cherchaient, après avoir fructueusement négocié un sac de bille de fer issu d'alios, ils en échangeront ensuite quelques poignées pour de la nourriture.
La nuit tombait petit à petit et ils décidèrent de rester une nuit de plus, partir au matin. Pako proposa une petite balade sur la très haute colline surplombant le village pour regarder le paysage. Ils avaient devant eux une campagne terne, jaunâtre aux nuances et couleurs de savane parmi les derniers chênes et conifères. L'horizon était caché par la topographie vallonnée, des belles collines dessinant les douces courbes d'un paysage conquis par ce qui subsiste d'une d’une jeune forêt. Par endroit autour du village, on constate des zones plus prélevées que d'autres en arbres. Ces milieux d’avantages ouverts donnent lieu à de petites carrières de pierre visible très actives. Tendre l’oreille et le martelage des barres à mine peuvent encore être audibles. Plus loin, on entrevoit un clocher à peine visible au-delà de la canopée brumeuse. La nature était sèche, partout, l'herbe telle de la paille craquant entre les doigts. Plus haut, les branches s'apparentaient à des osselets sur les corps mourant des arbres. Rester c’était asphyxier.
« Dis moi Hayata, ta terre te manque ?
- Quelle terre ? Je ne connais pas ce que t'appelle "ma terre". Je pense venir d’assez loin pour être née à plusieurs endroits bien différents. Ce qui ne change rien finalement. On est …
- ... Tous nés de la même terre mère. Je comprends bien ce que tu veux dire. C'est que ça me pince le cœur d'avancer toujours plus au nord, je n'ai aucune idée des paysages qui s'y trouvent.
- Tu luttes trop contre l'instinct Pako, reconnecte toi un petit peu.
- Je ne lutte pas Hayata, j'ai juste… de l’appréhension. C’est justement l’instinct qui parle, je me sens toujours un peu plus déraciné chaque kilomètre. Je ne trouve pas ça juste que nous soyons les damnés de nos prédécesseurs. Qu'avons-nous demandé ?
- Il n'y a rien à demander Pako, juste à avancer. Si nous portons ce fardeau c'est pour nous montrer digne d'une deuxième chance, là où nos aînés ont échoué.
- Ce ne sont même pas nos aînés qui ont échoué Hayata, ce n'est pas nous, animaux. Les grands singes ont disparu, c'est fini la terre est débarrassée, pourquoi perpétuer la souffrance ?
- Les grands singes se sont laissés mourir par faiblesse, si nous sommes là c'est que nous sommes encore les plus méritants de cette terre. C'est à nous de nous en montrer digne au prix de disparaître comme eux… »
Pako baissa les oreilles, le regard pointé vers l'horizon.
« ... écoute Pako. Tu ne devrais pas t'encombrer l'esprit comme ça, tu t'enchaines tout seul.
- Désolé mais je trouve que c'est des conneries Hayata. Mère nature ne juge personne. Avec elle, il n'est jamais question d’un jugement quelconque. Il n'y a aucun mérite ni justice dans ce que l'on vit. Je ne comprends simplement pas pourquoi on en est là, nous. J’ai besoin de réponses concrètes, pas de prêches.
- Il n'y a rien à comprendre Pako. Qu'est-ce qui importe finalement ? Tu es là encore, le chemin continue, t'as le bonheur d'être encore jeune et vivant. Notre chemin est tracé : vers le nord. Tu sais ce qui est juste au fond de toi, ce qui est bon pour toi et ta survie. Derrière nous c'est la mort qui brûle nos forêts et qui assèche les puits. On n'a pas notre place là bas. Il n'y a qu'à faire un pas devant l'autre et on y sera.
- Mais c'est que...
- Pako juste prend le temps de réfléchir avant de parler pour ce soir. T'es dans une spirale. Tu n'es pas dans un bon mood, ce n'est pas possible de te parler quand t'es comme ça. C’est ouf ça.
- D'accord excuse moi… »
Elle souffla.
« Ne t'excuse pas, prends juste conscience de ce qui est vraiment essentiel. L'essentiel est de se reposer pour demain, on a pas mal de marche à faire. Tu n'es pas d'accord ? »
Il acquiesça et la louve lui dit signe de s'en aller.
Elle avait des manières bien polies de lui dire qu'il l’énervait, il le sentait bien, mais le besoin d'être rassuré le poussait à insister en dépit du raisonnable.
La soirée s’écoula ainsi. Les deux amis trouvèrent ensuite de quoi s’abriter pour la nuit non loin du village, cachés derrière de petits buissons et autres fougères aigles.
Ils se levèrent avec le soleil qui illuminait progressivement le sous bois. Pako et Hayata avaient dormi à même le sol avec,comme seuls coussins, leurs sacs qu’ils vérifièrent dès leur réveil.
Les deux loups se hâtèrent sur le large sentier battu en mangeant des morceaux de pain arrachés de la miche achetée la veille, par économie de temps.
Hayata donnait énergiquement le tempo. Kilomètre après kilomètre, le sac de Pako pesait de plus en plus sur ses épaules et lui sciait progressivement la peau malgré sa veste : il avait déjà remarqué qu’il perdait un peu de pelage aux mêmes endroits. Il chercha infructueusement son amie du regard et elle semblait concentrée comme à son habitude, les yeux fixés droit devant sur le chemin. Comme si elle ne perdait jamais sa hargne. Pako ne la connaissait que depuis peu de temps. Un peu moins d’un an tout au plus.
C’était un jour de grande sécheresse, dans un étrange paysage de forêt européenne ayant pris de vagues allures de savanes de par le climat. Pako, alors solitaire, travaillait comme tireur de charrette et faisait circuler quelques sacs de céréales d’un champ au moulin, sur un sentier surélevé par rapport aux cultures, pour quelques louches de sels à la journée ou billes de métaux diverses. Sur le moment, il se souciait avant tout de la pérennité de ce travail, le seul qu'il ait pu trouver, car les récoltes se montraient de plus en plus catastrophiques. Il ne travaillait parfois qu'à la demie journée à cause du manque de grains. Le manque d'eau tuait tout, les incendies de culture s'occupaient du reste. Il craignait que l’épisode de disette qu’il traversait déjà ne s’éternisât.
En revenant du champ, il vit une colonne migratrice, peut-être un peu plus d’une demi centaine de personnes, nombreux les pieds nus. Il continua pourtant son chemin sans méfiance. La colonne avançait surprenamment vite, au point qu’il fut assez rapidement rattrapé. Le loup se laissa dépasser sans peur et prit le temps de les observer: hyènes tachetées, rayées, lynxs, cerfs et autres reptiles. Une foule d’espèces de tous horizons, mais tous avaient ce triste état : affaiblis, effroyablement amincis, le regard fixe et vide aux démarches de mourants, certains visiblement blessés, les yeux, les mains et les corps mutilés. C’était un spectacle troublant mais anodin, l’immigration est un vecteur de beaucoup de denrées et de nouvelles nécessaires à la survie des villages, comme quoi le malheur de certains profite aux autres. Ce malheur était d’autant plus triste que ces infortunés se trouvaient parfois rattrapés sans relâche par leur sort, transformant ces périples en d’agonisantes et éternelles marches, motivées par l’espoir de terres paisibles et d’avenir désirable. Dans ces cas, les animaux préféraient les qualifier de «marches à la mort».
Les gravillons du sentier se teignirent de rouge, leurs pieds déversant les sanglantes larmes qu’ils n’osaient verser. Pako commençait à avoir de la peine pour eux.
Quand soudain un macaque surgit de la foule avec un regard de fou, il eut à peine le temps de réagir et fut projeté d'un coup d’épaule, emportant sa charrette avec lui dans sa chute à l’extérieur du sentier, où il dévala la petite pente granuleuse pendant que les roues de la charrette se fendaient. Il racla sèchement sa gorge pour évacuer toute poussière avalée. Le macaque fît volte face et fut rejoint par trois autres animaux, une biche, un autre loup et une renarde. Pako jeta un regard rapide autour de lui, peu d'échappatoires s’offraient à lui. Il se releva ensuite en grognant agressivement, mais se tenait sur la défensive, voulant éviter la confrontation. Le loup adverse fit mine de s'approcher, Pako s'avança d'un pas et sortit les crocs pour l'éloigner. Mais ce n'était qu'une diversion et la renarde lui donna un coup de pied joint directement au visage le faisant pratiquement tomber à la renverse. Dans l'élan de la chute, le loup adverse tenta de le saisir. Mais Pako se débattit et lui asséna un coup de tête puis le repoussa en le chassant du pied, essayant de prendre la fuite. Aussitôt la biche le ceintura à la hanche pour tenter de le plaquer, il fit pleuvoir des coups de coude sur l'arrière de sa tête mais tomba finalement sous la pression. Le macaque se jeta sur lui et saisit son cou d'une main avec une force délirante, lui coupant le souffle net. Il essaya de planter ses griffes dans son visage mais le singe lui martela la face à coup de poing et éclata son museau. La vision de Pako se troubla , il tourna de l'œil, lâcha finalement prise. Les assaillants s'en tinrent là et se dépêchèrent de vider ses poches avant de dévaliser sa charrette pendant qu'une dizaine d'animaux s'accaparaient déjà le butin.
Il fut laissé pour mort sur le chemin, le souffle haletant, au bord de l'étouffement, du sang lui coulant jusque dans les yeux.
Une silhouette sous un foulard, dont il ne pouvait encore discerner le visage de par l’éblouissement du soleil, s'approcha et le regarda de haut durant quelques instants. Une ferme poigne lui saisit la veste au niveau de l'épaule et le hissa en position assise. Une autre main lui tendit un torchon qu'il s'empressa de prendre pour tamponner sa truffe. On lui frictionna la veste et rapidement la tête pour débarrasser les saletés. Toujours sans un mot, la mystérieuse silhouette s'accroupit à ses côtés et défaisait son foulard. Le loup tourna la tête vers les yeux de l'inconnue, un regard étrange, empathique, rassurant mais à la fois très froid et perçant, faisant ressentir beaucoup de sentiments contradictoires.
« Cassé ? lança la louve.
- Pas mort, répondit-il encore secoué.
- Ne leur en veux pas, ils sont tous affamés.
- Je te crois bien mais je travaille aussi pour ma faim vois-tu... Mais...je les comprends je ne leur jetterai pas de pierres. »
Il toussa et regarda la colonne qui finissait de passer devant eux dans l'indifférence.
« Je vais te raccompagner. Tu ne peux pas rentrer seul.
- Non allez... Pas ce coup-là... Je n’ai rien c'est pour ça que je travaille... Rejoins les tiens je vais m'en sortir.
- Je t'accompagnerai seulement au village si tu ne me fais pas confiance. Je ne te veux aucun mal je te l'assure. »
Pako lui jeta un regard de méfiance un peu sévère et hésita.
« Je vais sûrement regretter mais ça m'est égal... Je vais certainement perdre mon travail ce soir en plus de ça, la charrette est morte et mon patron est un gros sale con c'est hallucinant...
- Raison de plus pour que je t'aide, tu as ta journée, dit-elle en lui tendant la main pour le relever.
- Quel est ton nom à toi ? dit-il en se hissant.
- Hayata.
- Pako, enchanté. »
Ils suivirent la colonne avec distance en discutant sagement et arrivèrent à proximité du village aux alentours du milieu de l’après midi, il devait être mi et quatre horas. Le minuscule village, situé au centre d’une clairière ponctuée de souches coupées à la hache, était constitué de nombreux abris semi-enterrés circulaire, couverts d’une couche de terre leur conférant l’apparence de dôme végétalisé. D’autres habitations étaient des cabanes faites de troncs, de rondins habilement découpés et disposés, s’apparentant presque à de petites maisons pour les plus belles.
La colonne d’immigrés se heurta rapidement à la méfiance des gardes perchés en haut des petits miradores improvisés, placés un peu partout autour des habitations. À eux seuls, ils étaient probablement aussi nombreux que la moitié de la population et ont été sommés de séjourner à la lisière de la forêt. Ils s’exécutèrent sans trop de protestations grâce à l’argument convaincant que sont les fusils des guerriers.
Les deux futurs amis arrivèrent nettement à la traîne de la colonne qui rebroussait déjà chemin vers la lisière.Pako, alors quelques pas devant Hayata, fit un signe de main particulier au premier mirador. Une fois qu’il fut à portée de voix, un garde perché dans la petite tour demanda qui était la compagnie du loup. Celui-ci répondit de ne pas s’inquiéter et que l’inconnue pouvait rentrer sans danger. Au centre des habitations se trouvait un puits en pierres de bonne taille où Pako vint s'asseoir pour se reposer, bien que des animaux en avaient l’usage au même moment.
« Alors c’est ça ton village ?
- Oui, il n’est vraiment pas très grand. Il est très jeune et n’a pratiquement aucune importance. Au moins c’est calme la plupart du temps, dit-il en commençant à décoller les croûtes de sang de son pelage.
- Où est ton patron ? Je peux t’aider à t’expliquer.
- Ne te frotte pas à lui. Il te collerait son calibre sur le museau si tu l’énerves un peu. Tu n’es pas du village, il n’aura aucun remords à tirer et personne ici cherchera à te trouver justice. Il ne tirera pas sur moi.
- Alors c’est vraiment ce genre de con dont tu m’as parlé. Je vais te laisser faire si c’est ça.
- Où est-ce que tu dors ce soir ?
- J’irai dormir avec le reste de la colonne dans la lisière, ça se passera bien. Ils ont l’air de se tenir aujourd’hui, nous avons beaucoup marché aujourd’hui.
- Très bien si tu sais ce que tu fais. Bon… Je crois qu’il est temps de se dire au revoir pour ne pas dire adieu. Tu pourras quand même essayer de me retrouver dans le village si t’as besoin. Je risque de ne rien faire demain si je perds mon travail ce soir. Pour rentrer montre quatre doigts de la main gauche au mirador, ça veut dire qu’un villageois t’a autorisé à entrer. Ne partage pas ce code et n'en abuse pas sinon ça va gueuler sur moi…
- D’accord je retiens. En tout cas soigne toi bien quoiqu’il arrive et bon courage, c’était sympa de te rencontrer.
- Merci encore. »
Elle partit avec un signe de la main, déjà prête à être oubliée, le laissant à nouveau seul face à lui-même. Il se prit la tête dans les mains un instant pour se ressaisir et se décida à se traîner chez son bourreau.
Le lieu de travail de celui-ci était une forge semi enterrée ouverte sur l’extérieur où l’on pouvait le voir marteler ou couler son métal.
Son patron était un impressionnant cochon doté d’une intelligence remarquable, un érudit encore inégalé à la connaissance de Pako, chose qu’il ne pouvait pas lui retirer. C’était un personnage plutôt influent à son échelle, il orchestrait une partie significative de la logistique locale mais le reste du temps il avait la casquette de forgerons.
Le loup arriva à l’entrée de la forge où les coups de marteaux stridents le faisaient sursauter à cause de son ouïe sensible de canin. Le cochon était dos à lui, torse nu, le dos, luisant de sueur par la chaleur et l’effort, d’une musculature très dense qui accentuait sa large carrure et sa taille, plus grand d’une tête de Pako. Il frappait méthodiquement la barre manipulée, avec une dextérité presque artistique, le geste restait toujours aussi fascinant pour Pako. Le loup sortit de ses petites contemplation et prit enfin une grande inspiration et :
« Hyppolite ? »
Il ne l’entendit pas. Pako repris entre deux coups de marteaux.
« Hyppolite ? »
Le cochon s’arrêta et se dressa dans toute sa hauteur. À l'aide d’une pince, il plongea la barre chaude à blanc dans une bassine d’eau glacée et répondit :
« Ah Pako ! Comment ça va petit gars ?
- J’ai eu un gros problème disons…
- J’ai entendu que tu n’avais pas livré le dernier chargement de ta journée comment ça se fait ? il se retourna pour chauffer le métal à nouveau.
- J’ai… J’ai été attaqué par des migrants, des marcheurs à la mort, ceux qui sont justement arrivés au village tout à l’heure. »
Le cochon posa bruyamment son marteau, ses veines se congestionnairent jusqu’en haut de son crâne.
«- Et tu les as laissé faire ?
- Non non… Mais ils étaient à quatre contre moi c’était…
- Putain ! Il fit voler le seau d’eau glacée d’un grand coup de pied et se retourna vers lui avec un regard injecté de sang. Répète un peu tes conneries ?! Répète-les en me regardant, là, droit dans les yeux ! »
Il fît mine de ne pas se démonter.
« J’ai été attaqué par des migrants affamés, Hyppolite.
- Tu te fous de ma gueule ?! Elle est où ma charrette alors ?! »
Pako ravala sa salive.
« Ils l’ont détruite en la renversant hors du chemin… le long de la route du sud-est…
- Quoi ?! Mais bordel ?! Une charrette de Lignumdomus ?! T’as pas idée du prix d’une charrette pareille ?
- Je ne pouvais rien faire !
- Oh ! Désolé ! Pauvre petit loup ! Il ne pouvait rien faire ! il lui attrapa une oreille avec deux de ses gros doigts. Et c’est quoi ça hein ? T’es quoi ? T’es censé être quoi ?
- Aïe ! Aïe ! Un loup bon sang !
- Un loup oui ! T’es censé être un putain de prédateur ancestral ! Et tu te fais bolosser par des immigrés des marches à la mort ?! il lui fourra l’autre main dans sa gueule pour lui attraper les crocs. Il est où le prédateur là ?! Honte à tes instincts et à mère nature ! Tu me fais perdre mes biens et mon temps sale merde ! »
Il attrapa Pako par la peau du cou et le poussa violemment contre une table. Le loup eut le malheur de montrer des gros par réflexe.
« Oh et ça montre les crocs ? Et tu vas faire quoi hein ? Viens me choper un bras un peu ! Allez ! Tu veux quand même pas commettre un vice de chair ?
- T’es ridicule et vraiment qu’un sale taré Hyppolite. Ne me parle pas de vice de chair. T’as pas idée de la scène que tu nous fais. »
Un violent coup de poing le renvoya contre la table, il ne l’avait même pas vu venir. Sa truffe, même pas encore remise de tout à l’heure, saigna de plus belle.
« Pitoyable. T’as même pas les couilles de me regarder en face avec ta gueule de chiot battu.
- Franchement, va te faire foutre. Tu me casses la gueule alors que rien n’est de ma faute, grosse ordure. Quatre contre un, c'était pas tenable. Prédateur ou pas.
- Mais ferme la ! il balaya le loup d'un coup de jambe, aussitôt à terre il lui envoya un violent coup de pied dans l’estomac qui souleva littéralement Pako du sol.
Le loup avait le souffle complètement bloqué, il ne pouvait plus prendre la moindre inspiration, comme si la douleur raisonnée dans tout son corps jusqu’à sentir les pulsions de son cœur dans le crâne.
Le bourreau s’agenouilla en sortant un grand revolver à poudre noire et le colla dans l’oreille de sa victime.
« C’est quand même con de se faire dégommer à cet âge là. Juste pour une petite crise d’ado. Tu as deux secondes pour m’expliquer comment tu vas me rembourser ou je te renvoie à la création.
- J’ai plus rien… répondit-il avec une voix étranglée. Ce taff était le seul moyen de gagner ma thune…»
Il arma le chien de son arme.
« Oh si c’est pas triste… Tu me sers vraiment à rien alors…
- Fais pas l’idiot trou du cul. Me fais pas croire que tu vas me tirer dans la tête après avoir réveillé tout le village comme tu l'as fait. Ils savent très bien comment je suis et rien ne justifiera ton geste. Perdre tout ton pouvoir pour une charrette à toi de décider.»
Il ricana d’une voix grave.
«T’es pas si con toi… Écoute-moi bien. Je vais te laisser partir pour ce soir mais je te promets une chose : si tu ne payes pas ta dette je te la ferai payer de ta vie et je t’assure que personne te retrouvera de si tôt dans la forêt. Je te donne pas d'échéance, je vais faire ça comme je le sens, histoire de te dire de te grouiller. Entendu ?
- Deal. »
Il désarma son révolver et se redressa pour retourner à ses occupations.
«Dégage de là avant que je change d’avis Pako. J’ai déjà été assez bon envers toi pour ce soir. »
Le loup se releva complètement sonné, mais resta digne aux yeux de son tortionnaire, il ne lui donnera pas ce plaisir-là. Il marcha le plus naturellement possible jusqu’à perdre de vue le cochon, aussitôt hors de portée, toute la pression lui retomba sur les épaules et peina à avancer. La douleur se ravivait, la tête lui tournait et sa truffe pissait abondamment du sang. Il se traîna jusqu’à chez lui, un abri minuscule semi enterré comme les autres. Au pas de la porte, de vives douleurs lui prirent la tête et lui tiraillèrent l’estomac. Il vomit. La journée lui semblait interminable et se décida à enfin dormir, la nuit commençait seulement à tomber.
En rentrant chez lui, il s’empressa de confectionner un pansement à partir d’un tissu propre et de cataplasme de plantain. Avant de se coucher sur sa paillasse, il scruta d’un regard vide son fusil laissé chez lui aujourd’hui. Qui sait combien il regrettait de ne pas l’avoir pris. Une idée lui traversa l'esprit: loger une balle à l’arrière du crâne d'Hyppolite durant son sommeil. Mais il ne pouvait pas. Hyppolite avait peut-être raison sur ce point, pensait-il, il n'en avait pas assez, il n’était pas un vrai loup.
Pendant ce temps, Hayata était avec le reste des migrants le long de la lisière.
Des feux avaient été allumés pour tenir la nuit qui s’annonçait froide. La louve était assise contre le tronc d’un arbre et restait plongée dans ses pensées, le regard dansant avec les flammes tranquilles du feu les protégeant du froid et des insectes. Quelques animaux s’approchèrent,
un très jeune lynx à l’air fier et bien sûr de lui, accompagné d’un lézard ne devant pas être le couteau le plus aiguisé du tiroir.
« Hé, hé, Hayata ? aborda le lynx.
- Y a quoi les gars ?
- Si t’avais vu t’aurais halluciné ! lança le lézard.
- On s’est faufilé dans le village grâce à la pénombre et on a piqué deux sacs de pain chez quelqu’un ! fit le lynx exalté.
- Non mais les gars vous pouvez pas arrêter de faire des conneries deux secondes ? On n’est pas de passage là. On est littéralement à portée de tir avec la lisière, vous allez tout foutre en l’air.
- Vas-y c’est bon commence pas à te la ramener.
- Je pensais que tout le monde avait besoin de pain ici, continua le lézard.
- Ouais mais là vous avez fait ça n’importe comment, vous feriez quoi s’ils s’en aperçoit ? Si on vous étrangle pendant votre sommeil vous aurez l’air con. »
Un sifflement retentit dans la lisière, tous les animaux se dressèrent silencieusement.
« À tous les coups c’est à cause de vous là, lança-t-elle.
- T’excite pas maintenant on ne sait pas encore ce que c’est » répondit le lynx.
Dans l’éclaircie un petit groupe de guerriers armés s’avancèrent dans la pénombre, tous des canidés ou félins plus adaptés à l’obscurité. Arrivés à la lisière, des migrants se tenaient déjà prêts à les recevoir, bien que dans l'incompréhension. Quelques mots agités s’échangèrent mais la situation demeurait tranquille. La troupe pénétra armes en mains dans la lisière et inspecta les animaux à l'œil.
« Merde on est niqué. Ils viennent pour nous c’est sûr là, fit le lynx en s’agenouillant calmement pour se cacher, en s’adressant à son camarade.
- Il n’y avait aucun moyen que ça marche je vous l’avais dit, lança la louve.
- C’est bon mais ferme la deux secondes tu ne nous aides pas.
- Écoute, écoute, j’ai une idée. commença le lézard. Si tu vides les sacs, ils ne vont pas savoir !
- Ouais mais attends on a trop de pains, personne en a autant c’est débile. Et ils vont reconnaître les sacs à coup sûr.
- Alors casse toi discrètement et lance les dans un fossé. On les récupérera plus tard. Perds pas de temps.
- Après vous pouvez juste les rendre c’est moins risqué non ? Personne n’est là pour se battre, vous allez vous faire engueuler et c’est tout.
- Non mais on a plusieurs jours de pain dans ces sacs c’est une aubaine ! Je ne vais pas tout laisser filer comme ça.
- Gère ton truc t’es pas sous ma responsabilité de toute façon. T'es un vrai trou du cul.
- Vas y c’est ça, viens pas chialer pour une bouchée de pain après. Mec, tu me dis quand ils regardent pas ? s’adressa-t-il au lézard. Je vais y aller de suite.
- Ok je te fais signe. »
Ils attendirent patiemment quelques instants que le groupe de guerriers disparaisse de leur vue derrière quelques petits arbres. Le lézard poussa le lynx d’une main pour le presser. Le lynx prit un sac dans chaque main pour s’élancer calmement pour ne pas attirer de soupçons.
Mais un chien composant l’équipe, un berger allemand, l’interpella directement d’une voix menaçante:
« Wow toi là bas ne bouge pas ! Tu restes où tu es, le temps qu’on fasse le tour de tout le monde, on veut juste s’assurer de quelque chose. Je veux que personne ne bouge tant qu’on n’a pas fini, on ne vous veut pas de mal, pas de raison de paniquer.
Le lynx s’arrêta net en fulminant à voix très basse et fit un signe de tête avant de faire mine de s'asseoir pour se montrer docile.
- Et t’as quoi dans tes mains ? continua le berger allemand au loin. Reste où tu es, deux minutes.»
Le lynx jeta un regard avec des yeux exorbités à son camarade. Le berger allemand commença à s’approcher seul. Le voleur resta debout face au chien muni d’un semi automatique de calibre, complètement coincé.
«Bonsoir tout le monde. fit le berger voyant que le lynx n’était pas seul. J’aimerais juste savoir ce qu’il y a dans les sacs et je te laisse tranquille promis.
- Trois fois rien vous savez monsieur, juste des légumes avec des habits. »
Hayata se recula silencieusement des deux animaux pour se tenir à distance.
« Ok d’accord mais je peux regarder deux secondes que je vérifie si ça te dérange ?
- Alors non désolé mais je n’ai pas envie que vous regardiez. C’est vraiment des affaires à moi c’est personnel. J'espère que vous comprenez. »
Le berger allemand eut l’air surpris et courba les oreilles en arrière.
«J’ai besoin de voir ce sac, mec. Je ne vais pas te le demander deux fois, après je vais m’y prendre autrement. Si ça reste des habits et des légumes, ça ne devrait te poser aucun problème.
- Ok bah alors je vais te les montrer, t’énerve pas ! »
La réponse sembla quelque peu calmer le chien qui se pencha au-dessus du sac quand le lynx fit mine de l’ouvrir. Au moment où le berger allait entrevoir le contenu, le voleur attrapa subitement sa tête et lui infligea un coup de genoux et s’empressa d’attraper son fusil. Mais l’arme était sanglée à un harnais tactique et l’empêcha de lui arracher l’arme. Le chien tenta de reprendre le contrôle de son fusil et une lutte mouvementée commença entre les deux animaux.
Il eut aussitôt un mouvement de foule autour d’eux et un coup du fusil parti dans le sol alertant le reste des gardes. Un mouvement de panique s’empara des migrants et la scène vira au chaos. Le lézard se jeta sur le chien muni d’un petit couteau et le planta à plusieurs reprises. Le chien hurla de détresse et rejeta le lézard d’un violent coup de bras et essaya de se débarrasser du lynx en le tirant dans tous les sens pour le faire basculer. Les autres gardes arrivèrent au même moment et se jetèrent dans la mêlée. Les premiers rouèrent de coup le lézard au sol et les second essayèrent d’immobiliser le lynx qui ne lâchait toujours pas l’arme. Dans l’agitation de l’affrontement, l’un des lutteurs bouscula accidentellement le feu autour duquel Hayata était assise, faisant voler une multitude de braises dans la litière desséchée de la forêt. La louve s’empressa d’écraser un maximum de braises mais de la fumée commençait déjà à envahir le parterre de feuilles et une flamme jaillit brusquement d'entre elles. La lutte s'interrompit sur le champ et tout le monde piétinait énergiquement le sol mais perdirent très rapidement le contrôle de la situation. La louve détala aussitôt pendant que le chaos et la panique retournèrent la forêt. Elle se précipita vers le village.
Les gardes la virent courir à toute vitesse vers eux et la sommèrent de s’arrêter. Elle leva quatre doigts bien haut, mais un coup de feu retentit et un impact claqua sec à ses pieds, les gardes ne pouvaient distinguer le signe dans la pénombre du soir… Elle cria :« Quatre doigts ! Quatre doigts ! Ne tirez pas, bon sang ! C’est Pako qui m'amène ! »
Les gardes s’en tinrent là. La louve courut de plus belle entre les habitations pour chercher Pako qu’elle appela à travers tout le village. Elle demanda son chemin à un passant ahuri et se précipita à toute vitesse chez lui.
À la porte frappèrent des bruits sourds et le loup se hâta à ouvrir et eut un sursaut de surprise :
« Hayata ? Qu’est-ce que tu fous là ?
- Je te réveille car tout est parti en couille. » répondit-elle pendant que des coups de feux résonnaient au loin.
Pako sortit de chez lui et vit la forêt tel un immense brasier nocturne, les flammes gagnèrent les arbres, formant de formidables tourbillons de flammes. Un bien triste spectacle d’ombres chinoises de silhouettes noires issues de la végétation, contrastant avec le rouge vif du feu ardent illuminant la soirée. Le chaos de l’incendie prenait les esprits à chaud, une escarmouche venait d'éclater dans le désordre et des échanges de feux retentirent en canon avec le souffle feu qui brassait bruyamment l’air.
Le loup soupira longuement,définitivement fatigué de sa journée et se frotta lentement les yeux. Son amie le prit avec un bras et lui fit :
«C’était aussi pour te dire qu’après ce qu’il s’est passé ce soir, il faut vraiment que je parte. Je ne suivrai plus la colonne. En plus j’ai tout perdu, j'ai laissé mon sac là bas comme une conne, j’ai presque rien pris.
- Il faut aussi que je me casse tu sais… J’ai un peu surestimé mon patron, il veut me buter au sens propre. C'est mourir de faim ou d'une balle. Et je signe pour aucune des deux.
- Tu iras où ?
- Là où mes pieds me guideront, j’irai. De toute façon tu veux que je fasse quoi…
- Qu’on y aille à deux, peut-être ?
- On se connait à peine tu réalises bien ? Je peux vraiment te faire confiance ?
- Tu préfères me laisser face à moi-même sans rien et toi tout seul sans l’aide d’une migrante aguerrie ? Pour le reste je te garantis rien. »
Il sourit amusé.
« C’est que tu peux dire de jolies conneries quand tu veux. Mais je t’avoue que partir seul me fait vraiment peur. Je crois que seul sur le chemin je n'irai pas bien loin.
- On s’entend bien là-dessus. Alors on se casse ou pas ? fit-elle en lui montrant son poing pour faire check.
- On se casse alors. » répondit le loup en lui touchant le poing avec le sien.
C’est ainsi que les deux camarades s'étaient connus. Depuis ils tracent toujours plus loin vers le nord. Loin des sécheresses et des terres stériles. Pour Hayata, cette nouvelle compagnie rendait le temps moins long et les kilomètres moins lent. Pour Pako, c’était, et c’est toujours, un saut dans le vide. Source de peur, de doute, de stress. Mais que la combativité de sa camarade, puis amie, lui permettait tous les jours d’un peu plus avancer. Il n’arrivait jamais à être complètement rassuré, toujours inquiet, quoi qu’il arrive pour des raisons qu’il ignore peut-être lui-même ou ne dit pas. Ce pourquoi elle est aussi pour lui cette personne qui le ramène sur terre, à l’heure où il affronte ses propres maux jusque-là seul contre lui-même. Parfois il songe sur ce qu’il lui apporte, en contrepartie. Dans un monde tel que le leur, il est fou de s’accompagner de poids morts. La sauver de la solitude, si c’était tout ce qu’il pouvait faire pour la remercier. Il songeait. C’est curieux comment ces petites discussions si légères pouvaient soulager ces sortes d'échardes qu’il a sur le cœur. Celles qui ne s'enlèvent jamais vraiment, comme celles logées dans nos doigts après avoir tenté de cueillir une mûre, gâchant le plaisir du fruit. Nous comme lui espérons qu’elles partent à force de marcher, qu’on les oublie un temps grâce aux paysages, puis constater qu’elles ne sont plus, sans douleur, comme évaporées. Au gré des petites aventures et des incertitudes quelconque qui colorent leur voyage.
Ils arrivaient bientôt au terme de leur périple quotidien. La louve marchait aux côtés de Pako à pas tranquille, fredonnant à voix basse un chant de Marŝakanto. Un genre de chant A Capella que les marcheurs à la mort entonnent lors de voyages difficiles.
« Mi vidas ruinojn malproksime, ĉu ni haltu tie? lança-t elle.
- Venontfoje informu min antaŭ ol labori pri la lingvo. Alie, jes, ni estos bone loĝitaj tie.
- C'est comme ça que tu progresseras Pako.
- Ni ripozu unue. Mi estas laca.
- Dépêchons nous alors.
- Je me charge de prendre des feuillages pour nous rafraîchir et toi du reste ?
- Tant qu'à faire va. »
Les loups s'arrêtèrent dans les ruines d'une maison isolée, au toit effondré, le reste envahi par la végétation. Hayata réussit pourtant à trouver une place dégagée, puis débarrassa rapidement le sol des quelques gravats et divers végétaux. Pako était vite revenu avec quelques arbrisseaux et ils s'en servirent pour mettre en place un petit abri frais pour la nuit.
« - Quel est le prochain objectif ? dit Pako en sortant une carte.
- On vise Neotasgos, on y sera d’ici mi horas. Ce n’est pas le coin le mieux fréquenté de ce que j’ai entendu dire. Mais là-bas on y trouvera de très nombreuses ressources, il y a beaucoup de transits. Je trouve qu’on manque de soins sérieux, trouver des pansements israéliens serait le mieux.
- Et quelque chose contre la douleur, du saule blanc si possible.
- Tu crois qu’on pourra aussi monter dans un convoi ? Avec autant de marchandises on trouvera forcément un preneur.
- Hayata ça va nous coûter cher tout ça encore. On va voir sur l’instant. Dans tous les cas, l'eau doit être la priorité, on n’a pas vu la moindre rivière depuis le dernier village…J’espère qu’on y trouvera un puits à notre arrivée sinon faudra troquer à une citerne.
- Et se trouver une carte avec les petits cours d’eau aussi ça me fait penser…
- On aurait dû en prendre une hier on est con…
- Ouais allez ce n’est pas grave de toute façon. Pour l’eau on a plus qu’assez jusqu’à Neotasgos.
- Et on peut faire avec pour la carte. Pas de prise de tête.
- Allez dodo p’tit loup. Je prends la première garde pour ce soir, on est trop près du chemin pour faire sans.
- T’es chiante va, ne m’appelle pas comme ça je ne suis pas ton louveteau.
- Soit pas grognon et dors » lançait-elle en lui poussant la tête d’une main pour qu’il s’allonge.
Le loup fit mine de se chamailler avec elle un court instant mais abandonna rapidement le petit combat.
Il s’assoupit très rapidement, en boule, son sac en guise d'oreiller. Hayata s’écarta du petit abri qu’ils avaient mis en place pour s'asseoir à l’air libre contre le mur de la ruine, lever la tête vers les étoiles et contempler l’immensité. Un ciel impeccable sans un seul nuage, profond, constellé d'innombrables étoiles et des nombreuses couleurs aquarelles de la Voie lactée. Quelle poésie de l’avoir nommé cosmos, songeait t-elle de son périple en Grèce. Quand doucement dans le ciel se mouvaient ces fantomatiques points lumineux, alignés sur des distances formidables, joignant les antipodes de l’horizon. Ces petits morceaux d’étoiles naviguant autour de la terre mère nourrissaient avec eux l’imaginaire des animaux et de l’intrépide louve, méditant silencieusement dans le calme de la nuit. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour se sentir libre.
Le lendemain, Hayata se leva aux premières lueurs du jour. Il faisait exceptionnellement chaud. Pako avait pris la dernière garde et se trouvait torse nu dans les recoins frais de la ruine, la nuit avait été interminable pour lui. La louve lui fit signe de se préparer en vitesse et humidifia précautionneusement un torchon pour le passer sur son visage. Son ami lui fit remarquer qu’il serait dangereux de s’aventurer par cette chaleur, mais elle insista, le village n’était pas loin. Attendre les coincerait au milieu de nulle part avec la chaleur grandissante au cours de la journée.
Ils partirent alors sans attendre, habillé plus légèrement pour affronter au mieux la chaleur. Durant tout le début de matinée l’air était très lourd comme un orage presque irrespirable. Cette lourdeur fut progressivement remplacée par un air très sec à mesure que la température grimpait. Un interminable calvaire où le seul répit se trouvait à la presque fraîcheur des bois qu’ils traversaient.
Neotasgos n’était plus très loin, du haut des vallonnements du paysages, on pouvait entre-apercevoir de légères fumées diffuses traçant la route des nombreux chariots et convois, à quelques kilomètres tout au plus. Ils arriveraient donc au zénith, mais le vaste village se situait au beau milieu d’une plaine semi ouverte, une ancienne lande prise par un fourré très dense, veiné par des sentiers, fait d’arbousiers notamment aussi grands qu’eux. Autant séjourner dans un four. Mais tous deux étaient décidés à passer cette étape aujourd’hui, plus par inconscience que par courage.
Les loups prirent cependant quelques instants de répis avant d’entamer la dernière ligne droite, brouillée par la chaleur du soleil, l’horizon apparaît comme un grand mirage bouillonnant. Hayata enfila son foulard autour de sa tête et Pako noua son manteau de même sorte. Les deux étaient prêts et se lancèrent sans hâte. Ils progressent avec précaution, économisent leur souffle, restent concentrés à mesure que le soleil s’élève dans le ciel. Ils étaient cernés par le mal : il n’y avait plus aucune fraîcheur même au plus près du sol, celui-ci était si chaud qu’il restituait toute cette chaleur emmagasinée sur eux. Une chaleur omniprésente, écrasante, chaque respiration un peu plus suffocante, pas la moindre ombre ne soulageait leur supplice. Une chaleur qui faisait perdre la tête et l’équilibre, Pako montrait des signes de faiblesse, le souffle haletant. Hayata s’arrêta net pour le soutenir. Ils toucheraient bientôt au but, bien trop tard pour rebrousser chemin. La louve posa son ami à l’ombre pour au moins lui éviter le soleil. Elle humidifia avec précaution un tissu pour venir le rafraîchir. Puis elle retira à l’aide d’une brûlante pierre quelques centimètres de terre à la surface du sol et fit signe à Pako de poser sa tête dessus. On y trouvait là un peu de fraîcheur apaisante. Le loup fourra ses mains dans l’humus tiède, bien qu'un peu cassant et dur, puis pris quelques instants pour que la fraîcheur le sorte de l’état de malaise.
Hayata fit signe de repartir quand il sembla mieux mais… des bruits se faisaient entendre autour d'eux. Elle ôta son foulard puis dressa les oreilles pour identifier la provenance des sons. Comme des pas tout légers, perceptibles uniquement par le sensible craquement de la litière desséchée.
Rares sont les inconscient comme eux s’aventurant par une telle chaleur, quelque chose clochait. Pako, encore au sol, prit son arme en main et mit une cartouche en chambre, Hayata fit de même. Quelques buissons remuèrent. La chose quelconque bougeait très lentement. Puis, les feuillages s'écartèrent et un très jeune renard sortit des buissons, à vue de nez âgé de douze ou treize ans. Hayata pointa directement l'arme sur lui pour le sommer de s'arrêter. Mais le renard avait l’air perdu, regard vide, ramassé sur lui-même, à peine vêtu de haillons blancs déchiquetés, pour ne pas dire presque nu, une nudité laissant deviner une maigreur avancée. Même les marcheurs à la mort n'avaient cette allure. Comme s'il allait mourir dans l'horas qui vient. Mais le plus troublant c’était le sang. Il était couvert de sang. Beaucoup de sang. Trop de sang. De ses jambes à la gueule il était barbouillé d’aussi vastes qu’immondes tâches et éclaboussures maintenant sèches, coagulées salement dans son pelage. La louve et Pako étaient déstabilisés, il ne semblait pourtant pas menaçant au vu de sa faiblesse. Le mystérieux renard tourna lentement la tête vers eux en se dressant, comme s'il avait finalement remarqué leur présence. Il eut un instant avant que son regard semble se réveiller à la vue des deux loups. Il fit mine de parler mais aucun son ne sortit de sa gueule, il tenta de s'approcher d'un pas. Hayata baissa son arme quand le renard se plia et ne sembla soudainement plus pouvoir se porter lui-même. Elle se précipita sur lui pour l'empêcher de tomber et Pako se pressa.
« Qu'est-ce qui t'es arrivé toi ?» fit-elle une fois le renard dans ses bras.
L'animal ne pouvait même pas gémir mais ses yeux ne quittèrent pas ceux de la louve, il y avait cette lueur dans le regard qui montrait une vie dans ce corps abîmé.
Pako lui prit la main et inspecta l’infortuné rapidement.
« Hayata, on doit faire quelque chose, ses forces l'abandonnent complément. »
Il claqua des doigts près de son visage. Mais il ne réagissait ni aux sons ni aux gestes.
« Je vois bien ça merci Pako !
- De l'eau en urgence vite, mets-le là où j'étais et remue la terre je prends l'eau. »
Ils l'installèrent avec hâte, son regard repartait dans le vague, le visage avec une expression ridiculement simple et innocente.
Le loup versa progressivement de l'eau dans sa gueule et poussa de la terre fraîche contre sa tête. Après quelques instants l'eau semblait avoir soulagé une partie du mal, le renard s'était détendu et son regard reprenait en vitalité. Et un petit peu plus tard, il semblait reprendre un peu plus conscience de lui-même. Mais restait complètement incapable de répondre à quoique ce soit, comme sourd ou complètement abruti par la déshydratation. On comprenait seulement dans son regard de brefs moments de lucidité, ne saisissant que par intermittences sa condition avant de retomber dans le brouillard. Une lutte invisible devait lui secouer l’esprit.
« Il sera incapable de marcher pour l’instant on ne peut pas plus, dit Pako.
- On doit bouger dès maintenant, avec lui en plus et dans cet état on n'aura jamais assez d'eau pour nous trois. Il faut se tirer de là.
- Comment on le déplace ?
- Portons-le à tour de rôle et avançons au plus vite ou on aura un mort sur les bras.
Avec lui il n’y aura jamais assez d’eau pour nous trois. Neotasgos est à cinq kilomètres au plus si nous avons vu juste … »
- Bois une dernière gorgée d’eau il faut lui réserver le gros.»
Ils progressèrent à marche forcée. Ce dernier effort était des plus durs, le soleil avait atteint son zénith et les rayons frappaient durement sur les têtes. Pour chacun des trois le combat était avant tout dans l’esprit, les deux amis s’estimaient heureux que le renard soit un poid léger.
Les réserves d’eau s'amoindrissent et les buissons cachent toujours leur objectif, il n’y avait plus aucune certitude des distances, peut-être avait-il dépassé Neotasgos ? Le doute s'installe dans l’esprit du loup et des discussions remuées avaient lieu entre les deux compagnons. La chaleur faisait bouillonner en eux l’inquiétude de s’être perdu dans cet insupportable cagnard.
Puis soudain, à un tournant du chemin, les buissons se dégagèrent complètement, laissant place à des hautes herbes sèches à perte de vue. À leur droite, le village fulminant de Neotasgos se profilait bien, bien, plus loin, mais en vue. À leur gauche, une épaisse colonne de fumée s’avançait. Hayata, qui n’avait pas la garde du renard jubila :
«Un chariot ! Un chariot ! Pako grouille toi on doit se mettre sur son chemin !
- Oh putain où ça ?
- À gauche ! À gauche ! Dépêche il ne faut pas le rater ! fit-elle en commençant à courir, prise d’une force insoupçonnée au vu de l’épuisement.
- Aide-moi punaise ! Je ne peux pas courir avec lui ! »
Elle rebroussa rapidement le chemin et ils prirent le renard par les membres pour accélérer le pas à travers les hautes herbes. La louve tira son foulard et le secoua avec énergie et ampleur pendant que le chariot se faisait percevoir non loin de là. Pourvu qu’ils soient charitables pensait Pako, sachant leur vulnérabilité.
Le chariot s’arrêta à leur hauteur et un grand soulagement prit les loups. L'engin était piloté par un vénérable bouc habillé d'une chemise blanche et d'un lézard des murailles,vêtue d'une étrange veste de costume aux manches arrachées, comme passager.
« Kara patrino ! Mais vous n’ êtes pas bien de marcher par cette chaleur ? lança le bouc à la louve, stupéfait.
- Je vous prie, par l’amour de notre mère, pouvez-vous nous faire une place ? Nous marchons depuis ce matin pour Neotasgos, si vous pouvez nous épargner les derniers kilomètres.
- Vous serez serrés mais je ne vais pas vous laisser mourir dans ce four. Montez de suite !
- Mais… Vous avez un blessé ? » lança le reptile alors que les loups lui tendaient déjà les bras du renard.
Ils montèrent sans plus attendre. Pako s’asseya avec les deux saint-maritains à l’avant, aux côtés des commandes. Hayata à l’arrière avec le renard blottit dans des balles de coton, seulement isolé de la chaudière par des cages métalliques qui embrassait la forme de celle-ci.
« Que lui est-il arrivé ? continua le reptile.
- Ça a dû être terrible… tout ce sang… poursuivait le bouc désolé.
- Vous savez… nous ne savons pas non plus. Nous l’avons trouvé sur le chemin à errer comme un mort-vivant dans les buissons. Il est trop faible pour répondre aux questions.»
Hayata, à l’arrière, inspecte l’animal assoupi dans le coton avec précaution. Elle semblait perdue. Elle se leva pour rejoindre les autres à l’avant.
« Alors ? Tu as l’air préoccupé ? lui dit Pako.
- Il s’est assoupi, je lui ai donné le reste de l’eau, ça lui a fait du bien visiblement. Mais… Je ne comprends pas quelque chose…
- Qu’est-ce que c’est ?
- Il n’a absolument aucune plaie. Aucune. Et le sang semble vieux… Et au flair j’ai l’impression que ce n’est même pas le sien… avec cette chaleur je ne suis même pas sûre… Je ne comprends pas bien ce qui lui est arrivé…
- Il s’est peut-être battu ?
- Mais qui se bat comme ça ? Sans arme il aurait écorché quelqu’un ? Il est jeune. Et regardez le… il est petit, il ne pèse pas bien lourd… je ne le vois pas se battre… Je ne crois pas qu’il ait tué quelqu’un comme ça. C’est si étrange…
- Tu ne devrais pas te prendre la tête comme ça ma petite, lui dit le bouc. Vous l’avez sauvé, c'est la chose la plus juste à faire. Il se rétablira et répondra à vos questions sans aucun doute. Vous êtes vivants. C’est ce qui importe.
- Nous arrivons à Neotasgos comme c’était prévu, nous y trouverons tout le soin nécessaire. Et on l'habillera par la même occasion. Il ne peut rester comme ça. »
Hayata n’était pas totalement rassurée. Elle jeta un regard plein de questions au renard dormant. Le mystère lui faisait presque peur. Il y avait soudainement comme un affreux pressentiment planant autour de ce petit animal. Mais elle l’avait regardé droit dans les yeux quand ils l’avaient trouvé. L’innocence dans son regard était incontestable, une douceur juvénile presque touchante. Rien de mal ne se dégageait de lui, comme si, malgré la tourmente lisible, il dégageait quelque chose de fort. Pour elle, aucun doute que le renard est inoffensif. Sa présence ne pouvait être un mauvais présage. Elle le regardait, là, en boule, la queue contre le museau, entre les balles de coton, sur son visage une expression tendre d’un soulagement du repos dû. L’inquiétude remplaça la méfiance. La louve retourna auprès de lui et s’assoupit elle aussi.
Pako avait observé discrètement la scène, très préoccupé par le renard, qui, lui aussi, l’inquiétait. Il ne l’avait pas montré, le bouc non plus, dans le regard de celui-ci le loup sentit qu'il ne pensait ses mots, les réflexions de Hayata étaient tout à fait justes. Lui aussi avait besoin de réponses.
La chariot leur avait été d'une grande aide et avait atteint leur destination en un rien de temps.
Neotasgos se situait au milieu d'une très vaste étendue enherbée. C'était un village au bâti erratique, horizontal, improvisé, à la limite du bidonville. Les seules réelles constructions étaient strictement les bâtiments de première nécessité : lavoirs, puits, forges et fours communaux crachant une forêt de sombres colonnes de fumée ponctuant le ciel. Des centaines de chariots étaient stationnés, amassés ensemble à la périphérie du village, il y avait là peut-être près d'un millier de personnes ou plus.
Pako ne se sentait pas de dormir à l'improviste dans tout ce monde. Hayata somnolait encore et il demanda à leurs bienfaiteurs s'il pouvait rester avec eux au moins pour cette nuit. Les deux acceptèrent avec une joie très touchante pour Pako, à coups de main dans le dos et de grands sourires, les deux animaux les traitaient inconditionnellement comme des leurs. Le bouc offrit à Pako une liqueur de fruits dans une gourde comme festivités. La fatigue du voyage était palpable même pour eux. Il était temps de s'arrêter.
Après avoir tourné un long moment dans Neotasgos à la recherche de place, il trouvèrent gîte dans un recoin étroit au beau milieu d'un impressionnant agrégats de chariots, où tous les aventuriers de passage séjournaient le temps d'une étape.
Dès lors, le loup mit un pied à terre pour observer à sa hauteur les environs. Pendant ce temps, les deux autres animaux vinrent à l'arrière du chariot pour tirer une sorte de tiroir dans la chaudière. Un très long tiroir contenant toutes les braises fumantes du véhicule. Le bouc les remuait, les étalait, puis finalement les aspergea d'eau avec économie pour les refroidir et les laisser lentement s'éteindre à l'air libre. Tandis que le lézard lui relâchait la pression dans le réservoir à eau, ce qui dégagea une grande, brûlante et sifflante fumée blanche. Ce qui réveilla la louve en sursaut.
« Excuse moi la louve j'avais espéré ne pas te réveiller, lança le lézard souriant.
- Ce n'est pas grave…juste… il fallait que je me réveille maintenant que nous sommes arrivés. »
Elle jeta un œil sur le renard qui n'avait pas bougé, encore profondément endormi. Le bouc se pencha sur le dormeur, il n'avait pas encore pris le temps de le regarder en détail.
- Quelque chose vous intrigue ? » lui demanda Hayata.
Il demeura silencieux avec un air préoccupé. Le bouc scrutait le visage de l'animal, lui inspectait les griffes et le pelage.
« - Pako nous a demandé si vous pouviez rester avec nous. J'ai bien entendu accepté car vous m'avez l'air de bonne mœurs. Mais je t'avoue, l'amie, que ton renard est étrange. Je n'aime pas ce sang et ce que tu m'as raconté. S'il n’était pas aussi jeune et ne me faisait pas autant pitié, je l'aurais laissé au bord de la route avec ou sans vous. Aussitôt qu'il aura repris des forces, il faudra nous convaincre qu'il est inoffensif. Moi et mon ami. Sinon vous ferez le choix de le laisser ou de partir avec lui.
- Je comprends ce que vous voulez dire… Mais il ne vous fera aucun mal je vous le promets, il ne serait pas avec moi si je n'avais pas confiance.
- Ne parle pas de confiance aussi tôt… L'instinct est une piste, mais certainement pas la voie à suivre. Particulièrement pour vous autres prédateurs ancestraux. Je sens ce qui se trame en toi, prends plus de recul avant d'agir. Tu n'as aucune idée de qui est ce renard. Je préfère t'avertir pour ne pas t'attirer de malheur.
- Il ne tardera pas à se remettre, j'en aurai le cœur net bien assez tôt. Mais je vous remercie sincèrement de votre sagacité… j'avoue que je suis à la fois préoccupée et inquiète pour lui, c'est si étrange…
- Notre mère sera ta boussole, je n'en doute pas. Gare à ne pas te laisser dompter.
- Et tu peux nous tutoyer tu sais, ajouta le lézard.
- C'est vrai excusez-moi, quels sont vos noms ? Je ne vous ai pas demandé.
- Je m'appelle Omar, fit le lézard.
- Et appelle- moi Ernest, continua le bouc.
- Je suis ravie de vous connaître, Hayata. répondit-elle.
- Va te dégourdir les jambes et te rafraîchir jeune louve. Nous sommes passés devant un puits et un lavoir tout à l'heure. Ton ami Pako te montrera. L'eau vous fera vous fera un grand bien par cette chaleur.
- J'en profiterai pour laver notre mystérieux passager… on ne peut pas le laisser dans cet état.
- Mettez le dans un drap, tâchez de ne pas vous faire remarquer. » fit Omar précautionneux.
Le loup avait tendu l'oreille et se tenait déjà prêt à partir avec eux, des gourdes calebasse à remplir au puits pendus à ses épaules par des cordes. Elle descendit et prit dans ses bras le petit renard rouvrant les yeux dans le mouvement, balloté à son insu d’une paire de bras à une autre. Ils avancèrent, malgré les chariots et la foule grouillante de Neotasgos, vers leur première étape, le lavoir. Le renard, enroulé précieusement dans les draps, montrait de grand signe de faiblesse et d’inconfort lors de la marche, à cause du bruit et du mouvement. Il manifestait instinctivement sa frustration en remuant plaintivement dans le tissu. Rien de très extraordinaire, mais cela soulignait à la louve qu'il avait déjà retrouvé un début de tonus musculaire, le sommeil devait lui faire un grand bien, il allait se remettre vite.
Pako l’observa brièvement avant que ses yeux trouvent ceux du renard, fatigué et ahuri, un peu à l'image d'un nouveau né, il ne semblait pas comprendre ce qu'il se passait autour de lui. C'était vraiment quelque chose de curieux à regarder, surtout pour un jeune adolescent comme lui, il devait sortir d'une rude épreuve pour être abruti par la fatigue de la sorte.
Après cette courte marche dans le véritable labyrinthe vivant de Neotasgos, ils arrivèrent à portée de regard de leur destination. Le grand lavoir était fait en d'imposantes pierres calcaires et possédait un toit bas soutenu par de belles charpentes surprenamment bien travaillées. Le lieu se trouvait malheureusement bondé de monde en dépit de sa taille déjà pensée pour une utilisation importante, à cette horas de la journée il allait être occupé continuellement.
Celui-ci servait à la fois de lavoir et de bains publics. L'eau circulant depuis un puits était déversée dans un bassin de pierres surélevé, l'eau propre était récupérée à l'aide de seaux servant à se rincer ou à laver les vêtements en dehors du bassin. Les effluents ménagers étaient déversés sur le sol profilé de sorte pour que ceux-ci soient évacués dans un fossé allant à l'extérieur de Neotasgos. Malheureusement, le conduit censé apporté l’eau, ne conduisait justement plus grand chose à l’exception d’un triste filet d’eau peinant à s’écouler continuellement dans le bassin. Le niveau de celui-ci était très bas, si bas qu’il fallait se pencher pour en tirer le moindre seau d’une eau à la clarté douteuse stagnant au fond du bassin. Beaucoup ne déversaient alors plus l’eau dans l’évacuation et se risquaient à emporter l’eau sale avec eux. La soif devait être un problème beaucoup plus grave qu'escompté dans la région. Les loups se dirent encore heureux mais ils devaient encore attendre leur tour, ne pas voler les places, risquant de rompre l’organisation encore apparente.
Une patience vite récompensée, c'était à leur tour d'occuper l’une des quelques places disponibles. Ils s'empressèrent de sortir du drap le renard et de le dévêtir. Avec cette désagréable sensation du sang séché qui craque aux grès des flexions du tissu. Ça faisait horreur à Pako.
Le renard, ankilosé, recroquevillé, ne pouvait se soutenir lui-même debout. Le loup dû le soulever par les aisselles, simplifiant la tâche à son amie qui le frictionnait avec une guenille et de l'eau. La froideur soudaine faisait frissonner l'animal encore frêle. Le rouge sombre du sang prit l'eau au sol et des regards intimidants se tournèrent vers eux. Hayata se hâte d’essorer son tissu, si rouge qu’il serait confondu avec un bandage sale. Une loutre assez âgée, qui jusque là repoussait précautionneusement l’eau ensanglantée au sol avec le pied, se tourna vers la louve l'air profondément perturbée :
«- De nia patrino...ĉu vi certas, ke ĉio estas en ordo ĉe via vulpo ?
- Nenio zorgi pri tio, avino. Li nur bezonas ripozi, lui répondit le loup.
- Ŝajnas, ke li estis trenita malantaŭ ĉaro... li ne mortos, mi esperas ? Ĉu vi certas, ke vi ne bezonas helpon?
- Sinjorino, via afableco nin kortuŝas. Sed ne timu, du vojaĝantoj venis al ni helpi, li ne plu devas timi pri sia vivo, répondit Hayata sans la regarder, concentrée sur sa tâche. Tourne le Pako, que je lui frotte le dos.
- Dankon avinjo. Sed reiru al viaj hejmtaskoj, mi petas. Ni ŝatus fini. Kun ĉia respekto, ajouta le loup.
- Tiam mi ne plu ĝenos vin. Pardonu min, ke mi estas surprizita de ĉi tiu sango.»
La loutre repartie un peu déroutée.
« - Tu as été très directe Pako à la fin. Essai d'être un peu plus respectueux la prochaine fois… lui dit la louve tout bas.
- Ouais mais là je ne me sens vraiment pas à l'aise… tout le monde nous regarde… nous sommes en train de teinter toute la flotte à nous seul… Plus vite on sera sorti, plus vite nous serons tranquilles.
- Je fais ce que je peux, nettoie le à ma place si ça ne va pas assez vite pour toi. »
Elle finit par son visage et retire les dernières tâches de sang. La louve reprit ensuite un seau d'eau pour le déverser sur lui afin de le rincer. L’eau au sol s'éclaircit, le lavoir perd ses allures de boucheries. Le renard avait été surpris par le geste et gémissait silencieusement, pris entre des toussotements.
«- Tiens c'est la première fois qu'il fait un son, lui, s'exclama Pako à demi amusé. C'est une progression. »
Elle eut un rire soudain ;
«- Tu balances ça en sachant très bien que c'est pas bien d'en rire p'tit con. Rhabit le plutôt que de te moquer de lui le pauvre. » fit-elle avant de reprendre un seau, se dévêtir partiellement et se faire sa propre toilette rapide tandis que son ami commençait à revêtir le renard de ses haillons. Ils échangèrent ensuite quand elle eut fini.
Ils s'empressèrent tous deux de sortir du lavoir alors que tous les regards était encore sur eux. Hayata portait le petit animal sans son drap pour laisser la chaleur le sécher. Il restait un peu secoué de son toilettage inopiné. Pako proposa de se séparer pour que lui aille chercher l'eau pendant qu'elle irait se reposer avec le renard au chariot. La louve ne se fit pas prier et ne tarda pas à changer de direction.
Au loin il voyait déjà la masse grouillante d'animaux, nettement plus nombreux qu'au lavoir, se disputant la moindre place au puits, une aide lui aurait certainement été le bienvenu. Sa grande inquiétude était la quantité d'eau restante, à mesure qu'il avançait, la masse semblait de plus en plus tumultueuse, la source devait être très sollicitée. Ici la sécheresse durerait depuis près de trois semaines à sa connaissance, il priait pour que le puits soit assez profond. Il sentit un petit remords de ne pas avoir céder à la tentation de prendre de l’eau sale en suivant l’exemple de certains, au dépit de l’évident risque de maladie. Le loup se considéra finalement chanceux de ne pas avoir eu affaire à la même agitation au lavoir. « Heureusement que Hayata est repartie au chariot » songeait-il. Dans une foule aussi compacte, le risque d’y porter le renard amoindri aurait été trop grand pour lui. Il ne devait être qu’une question de temps avant que ce même lui connaisse la même situation.
La discorde agitait chacun des assoiffés, les bousculades remuaient la foule d'un bout à l'autre, certains étaient à la limite d'en venir aux mains. Pako hésitait à s'introduire dans cette masse, il sentait que cette tension était prête à rompre à chaque instant.
Un jeune cerf s'éleva sur le puit au risque de tomber dans le gouffre et cria pour taire la foule bruyante :
« Oh ! Écoutez moi tous ! Écoutez moi je vous dis ! Calmez vous on ne va jamais y arriver ! Des gens sont là depuis une demie horas et sont prêts à crever sur place ! Arrêtez de vous arrachez les places ! Le puits est pratiquement à sec ! Nous ne pouvons pas tout prendre ou tout Neotasgos mourra de soif !
- Descends de là, macaque ! lança une voix au loin.
- Écoutez moi ! Faites passez les petits et les femelles devant en priorité, les chiens, les singes et les autres domestiques vont derrière !
- Mais nous avons soif ! Pourquoi devrait-on passer derrière ? Aucun d’entre nous ne veut mourir ici ! Laisse juste passer les femelles et les enfants ! répliqua une voix de chien dès lors.
- Ta gueule, clebs ! Suis les autres. T'aideras tout le monde tu verras bien on te remerciera plus tard !
- Arrête tes conneries jeune con ! cria un chimpanzé. Ne te donne pas en spectacle ! On en a marre de se faire traiter comme de la merde ! Laisse nous boire comme les autres ! Et descends de ton estrade !
- Tu vas pas t'y mettre non plus ? Collabo de merde !
- Descend de là je te donne des raisons de respecter les singes ! Tu vas voir de quelle race je suis ! »
Le singe commença à se faire bousculer par ses voisins.
« Vas-y dégage derrière ! fit un premier.
- Derrière, simien ! fit un second en puis baffant la nuque.
- Touche moi encore je te broie le crâne entre mes vingts doigts ! Je te jure par mère nature !
- T'as aucune idée de quoi tu parles, casse toi ! »
Les animaux s'en prirent à tous les domestiques, chats, chiens et les singes. Les empoignèrent et une bagarre générale éclata, les moins chanceux furent ceux au plus profond de la masse : directement rués de coups. Même les singes avec leur force formidable se faisaient déborder par le nombre. La foule se déchira dans les cris et la panique, les domestiques qui, même sans être pris dans les volées de coups, se prenaient pour certains des jets de pierres venant de toute part. Les plus lents se faisaient traîner au sol dans la poussière puis lynchés au sang par les autres animaux aux yeux de tous. La scène était d'une rare violence, Pako y assistait, estomaqué. Mais la voie était soudainement libre, la foule avait été dispersée, peu d'animaux assez déterminés se servaient dans la hâte. Il se pressa pour les rejoindre.
Le puits était très large et était muni de cinq seaux pour prélever la nappe, il ramassa l’un d'entre eux lié à une corde et laissa disparaître à toute allure dans l'obscurité du gouffre. Le puits était vertigineusement profond, bien plus profond que tout ceux que le loup connut. Il demeurait pourtant si étrangement vide, même aux environs de midi, l'obscurité régnant aux entrailles de celui-ci empêchait d’apercevoir l’eau. Le manque de pluie avait asséché la terre dans des dimensions insoupçonnées.
Pako fit filer si vite entre ses doigts pour descendre le saut à toute vitesse, si vite qu’elle lui les brûlait. Descendre ce seau paru être une éternité, ou bien est-ce le stress suscité par les lynchages ayant lieu à quelques mètres de lui ? Il n’avait rien à craindre, mais qui était à l’abri d’une méprise dans cette violence ? La corde prit du mou et l'écho du seau heurtant l'eau à toute vitesse raisonna. Il songea à mieux amortir la descente pour la suivante, le seau aurait pu se briser. Dès qu'il eût apprécié la tension du lien, il remonta le seau méthodiquement. Deux animaux se joignirent à lui, un cheval et un mouton, tirant la corde en rythme, le seau ne tarda pas à être remonté. Sans mot il s'empressèrent de plonger leurs gourdes, leurs récipients, dans le large seau une première fois. Ils le firent basculer une seconde fois immédiatement, le remontèrent aussi vite, firent le plein sans attendre. Il n'y eut aucun regard, pas un mot, rien que la tâche à accomplir. Ils partirent aussitôt en silence. Le loup était en train d'agencer ses gourdes, pendues à lui par des cordes, avec l’intention de partir, là où les passages à tabac venait de prendre fin.
Il observa brièvement la scène, peu d'animaux restait dans le périmètre. Sur le sol remué, demeurait des malheureux complètement immobiles, des touffes de poils au sol laissaient entrevoir des pans de leur pelage arraché, mis à nu, où de sanglantes éclaboussures pouvait être devinées. Le singe de tout à l'heure avait été victime du plus grand acharnement : les mains piétinées à chacun de ses membres, ses doigts semblaient douloureusement cassés, tordus dans des directions où ils ne devraient.
Les infortunés ne semblaient toutefois pas morts… du moins le loup s'en persuadait.
Ne pas attirer l'attention. Il faut rentrer. Pako reprit sa route sans plus tarder.
Cette cruauté était le stigmate direct de l'ère des grands singes, une haine virale faisant couler le sang depuis « la grande disparition.»
Mère nature nous aurait fait égaux. Pour certains, à l'exception des chiens et des chats, appelés "domestiques", ne seraient nullement issus du sang de la terre créatrice. Les autres animaux laissent dire, penser, que ce sont des impuretés, des anomalies. Fruit d'une corruption malsaine. Ils seraient issus d'une proximité de certains loups et félins auraient, jadis, eût avec les grands singes. Proximité devenue servitude, ils auraient subordonné en premiers les tyrans et directement contribué à leur grandeur. Les grands singes les dénatureront, transformeront en races hybride, déconnectées des instincts et de leurs racines. Aujourd'hui ils ne seraient que l'ombre de leur soumission, des êtres sans âme naturelle, des esclaves conçus errant sans maître. Vestiges déchus d’une histoire qu’ils n’ont vécu.
La pire des réputations revient aux singes, quelque soit l’espèce, bien que plus particulièrement les bonobos et les chimpanzés, détestés par le plus grand monde, victimes des plus grandes persécutions. Il n'est pas rare d’en voir quelques pauvres condamnés à la lanterne, dansant macabrement avec le vent sous les branches d'un arbre à l'entrée de certains villages. Considérés comme les frères proches des grands singes, ils sont tenus comme complices, accusés à tort de complotisme contre les animaux, de manipulation, ils chercheraient à faire renaître une nouvelle ère simiesque en asservissant mère nature. Source de tous maux, ont leur attribue famines, maladies, pauvreté, la mort des saisons, sécheresse et tempête. Ce déchaînement est tel que Pako croit pour argent comptant qu'ils disparaîtront, un jour, quand le poid de cette persécution aveugle les étoufferont tristement comme dernier acte de « la grande disparition », l’effacement.
Tous les animaux issus du règne des grands singes ne sont toutefois pas détestés. Les boucs, vaches, moutons, chevaux, poules, cochons… eux sont au contraire très respectés. Considérés comme des formes de martyrs sous le joug des grands singes. On raconte que leurs races sont nées de l'oppression du tyran. Les grands singes avaient comme démence de commettre des vices de chair sans discontinuer. Les martyrisés auraient été dévorés à la chaîne, par milliers, par millions, si ce n'est milliards. Les dirent parlent de charniers, montagnes de tripes, dévorés par la fièvre simiesque. Ces animaux sont donc traités comme des survivants de l'oppression, grandes victimes d'un tyran violent et sanguinaire. Il est extrêmement mal vu de hausser la voix sur l'un d'entre eux en public, au même titre qu'une personne âgée. Leur nombre décroît pourtant. Il est bien connu que la génétique de ces animaux est malheureusement fragile, nombreux meurt prématurément, leur sang trop dénaturé montre ses limites quant aux conditions de vie rude d’après la disparition. Sans soins, leur espérance de vie diminue de moitié pour certains, comparé à leur homologues au sang ‘’sauvage’’, dû aux nombreux maux dont ils souffrent rapidement.
Pako s’estimait bien chanceux que de n’être qu’un loup parmi les autres. Pourtant, la vue de cette violence lui faisait bien perdre foi aux bonnes leçons de mère nature, voyant ces animaux détournant ses paroles, ou du moins trop ignorant pour les entendre. Le plus triste pour lui était la vue de ces chiens brutalisés, ils n’étaient pour lui pas moins loup, aussi différents étaient-ils tous, c’était ses frères battus pour un sang dont ils avaient en rien choisi. Au final, même chose pour chacun des domestiques et des primates. Nous n’avions rien retenu des grands singes, pensait-il.
À son retour au chariot, déjà au milieu de l'après-midi, Ernest, Omar et Hayata avaient commencé à dîner à cette horas tardive de la journée. Du pain essène, des fruits confits et des légumes grillés au feu sont partagés jovialement à l’ombre du chariot, pendant que le renard, lui, dormait profondément.
« - On croirait presque qu’il ne se réveillera jamais, fit Pako en déposant ses gourdes.
- Ne le brusquons pas, je suis sûr qu’à force de dormir et de boire il ne tardera pas à pouvoir nous parler, répondit Hayata.
- Alors l’ami ? lança Ernest. Comment ça été pour l’eau ?
- Mal pour ne pas dire très mal. Des domestiques et des singes se sont fait lyncher devant tout le monde pour raccourcir l’attente…
- Les gens sont terrifiants aujourd’hui… reprit Omar. On oublie trop souvent que nous sommes tous frères. Quelle triste époque. Pas vrai Ernest ?
- Sans aucun doute, répondit le bouc. Mais nous ne mourrons pas de soif pour cette fois ! Viens le loup je vais te montrer comment on conserve de l’eau au frais malgré le cagnard. »
Le bouc attrapa une petite pelle et se mis à creuser une petite tranchée avec Pako afin d’enterrer partiellement les gourdes dans le sol et profiter de sa fraîcheur.
Pendant que les deux mâles se tenaient à leur tâche, Hayata s’adressa à Omar, une bouchée de pain essène à la main ;
« - Ça fait longtemps que vous êtes sur la route vous ?
- Oh tu sais nous sommes des nomades moi et Ernest, des sortes de marchands ambulants plus précisément. Pour ma part ça fait bien sept ans que je suis sur les routes du commerce. Pour Ernest, lui qui est un peu plus vieux que moi je dirais… peut être autant que moi je ne me souviens jamais exactement. »
Le lézard l’interpella au milieu de sa besogne avec le loup ;
« Mon gros c’est que tu fais de vieux os maintenant non ?
En revanche je le trouve un peu long à mon goût, mais c'est un avis personnel.
Merci beaucoup pour ce chapitre très prometteur !