Chapitre 1

Notes de l’auteur : Madalene (POV)

Madalene

 

 

Le truc, avec les secrets, c'est qu'ils ne sont pas vraiment faits pour être gardés. Moi, j'ai juré de les porter. Tous. Jusqu'à ce qu'ils me tuent.

Chaque jour, des bouteilles s'échouent sur notre île, au pied du Temple. Elles portent les secrets que personne ne veut garder. Et je suis là, de l’eau jusqu’à la taille, à les ramasser et les glisser dans un panier en osier, comme les poissons de mon enfance. Sauf que ces prises-là me dévoreront de l'intérieur.

Un choc froid contre ma jambe - je n'ai pas besoin de regarder pour savoir que c'est toujours la même. Son verre bleuté scintille brièvement avant que la vague ne la reprenne, mais je sais qu'elle reviendra. Elle revient toujours. Comme si l'inconnu qui y déverse sa noirceur savait exactement quand frapper.

Dans trois jours, le navire d'avitaillement accostera sur notre île. Et cette fois, Lioréa et moi serons cachées à son bord quand il repartira. Le capitaine a été payé, notre place dans la cale assurée. Mais chaque confession dévore ma force vitale. Les mots s'infiltrent dans mes os, pourrissent mon corps jusqu'à ce que je ressemble aux autres Lecteurs – corps tordus, visages creusés, peau si fine qu'on voit les secrets pulser dessous. Cette bouteille bleue, plus vorace que les autres, pourrait me laisser trop faible pour notre fuite.

— Pas aujourd'hui, grogné-je à la mer. Pas si près du but.

J’attrape la bouteille d’un geste vif et la place dans le panier. La mer semble hésiter un instant, comme si elle s’attendait à mieux de ma part. Puis le ressac reprend son rythme contre ma cuisse. J'étire mes doigts, cherchant une autre bouteille. Une qui blesserait un peu moins. J'en saisis une quand un petit caillou tombe dans l'eau à quelques centimètres de moi, créant des ondes  qui perturbent le reflet du Temple dans l’eau.

Lioréa est adossée contre l'un des piliers du Temple. Ses cheveux sombres dansent dans le vent marin, contrastant avec sa peau claire, celle de quelqu'un qui évite la mer. Elle recule sous une arche, ses yeux — son oeil gauche légèrement plus petit que le droit — effleurant les vagues sans s'y attarder.

Je me hisse hors de l’eau, agrippant le bord du ponton. La mer râle, frustrée que je lui échappe.

— Tu as commencé sans moi ? demande mon amie.

D'un geste, je lui intime de baisser la voix. Les autres Lecteurs se sont déjà retirés dans leurs alcôves, mais leurs oreilles ne sont jamais loin. Je m'éloigne du bord de l'eau et m'installe sur le muret de pierre qui encercle le sanctuaire. À peine ai-je posé mon panier que le verre aux reflets bleus capte l'attention de Lioréa. Sa main s'avance vers lui, comme attirée par une force invisible. Je saisis son poignet avant que ses doigts ne frôlent l'objet maudit.

— Non !

— Tu sais qu’il ne peut rien se passer, Madalene ! proteste-t-elle en se dégageant.

Lioréa n’est pas Lectrice. Elle pourrait en ouvrir une, la briser sur les rochers, ou l’abandonner aux vagues sans craindre la moindre conséquence. Les secrets ne s’accrochent qu’à ceux qu’ils choisissent. À ceux que la mer a désignés.

— La mer soit louée, dis-je simplement.

Je fixe les vagues qui se brisent au pied du Temple mais Lioréa garde le regard obstinément levé, refusant de les voir. Elle laisse échapper un soupir, puis murmure :

— Parfois, j’ai l’impression que vous avez des réponses que je n’aurai jamais.

Son regard revient aux bouteilles amassées derrière moi. Je connais la fascination dans ses yeux. Sur notre île, seules Lioréa et sa mère ne portent pas le fardeau des Lectures. Isolées parmi nous, sans accès aux réponses que les secrets pourraient offrir sur son père absent, sur son identité fragmentée. Elle cherche désespérément ce que nous avons en abondance. Ce qu'elle ne comprend pas, c'est que les secrets ne donnent jamais rien. Ils ne font que prendre. Toujours.

— Alors laisse-moi au moins t'aider, propose-t-elle en secouant la tête.

Lioréa s’est mise en tête de compenser mes Lectures par une confession de son cru, plus belle. Pour équilibrer, dit-elle. Et je la laisse faire. Pas parce que je crois que ses mots changeront quoi que ce soit, mais parce que ça m’apaise de la voir essayer.

Elle est persuadée que ses confessions limitent les effets des secrets sur moi, et parfois, je m'autorise à penser que c'est vrai. Je fais encore jeune, en tout cas. À dix-sept ans, seuls mes cheveux blancs trahissent ce que j'ai lu. Mais je connais le destin des Lecteurs - nous ne nous fanons pas doucement comme les autres. Un matin, je me coucherai jeune femme et me réveillerai vieille dame, toutes les années du milieu dévorées par les secrets. Trois ans, m'a murmuré l'Ancien. Trois ans avant la fin. Le décompte a commencé, et avec lui, une urgence qui change tout.

— Alors ? Un secret pour un secret ? insiste mon amie en retrouvant son sourire.

— D’accord, murmuré-je.

Quand elle sort une plume de son sac et s'installe contre la pierre froide du Temple, je plonge ma main dans le panier. J'évite soigneusement la bouteille bleue et en saisis une autre, plus petite, au verre ambré.

La bouteille est plus lourde qu'elle n'y paraît. Je la débouche d'un geste machinal. L'odeur de sel et d'algues m'enveloppe tandis que le verre s'illumine, sa teinte ambrée cachant un cœur bleu comme l'océan. J'incline la bouteille. La vapeur qui s'élève est presque noire. Elle ne danse pas – elle attaque. Je n'ai pas le temps de me préparer. Les volutes s'enroulent autour de mon visage, cherchant mes yeux, ma bouche, mes narines.

"Je devais prendre la mer aujourd'hui. Mais j'ai fui. Les tempêtes deviennent plus violentes à chaque marée, et les navires finissent par le fond. Je sais que Marisol compte sur moi. Que la ville ne tiendra pas sans ses Marins. Mais je n'ai pas réussi à partir, pas en sachant que je ne reviendrai pas."

La confession me frappe comme un coup de poing. Mon corps se tend, mes doigts se crispent. Les mots affluent, implacables, prenant vie dans ma propre voix. C'est ça, le pire – ce n'est plus un étranger qui parle, c'est moi. Comme si j'avais fui. Comme si j'avais abandonné.

Je me concentre sur le bruit des vagues derrière moi. Sur leur régularité. Leur force. J’ai besoin de ça pour tenter de me rappeler qui je suis alors que la dernière phrase résonne dans ma tête.

« Je me demande combien de personnes vont mourir parce que je suis un lâche. »

Je sens le secret s'infiltrer en moi, cherchant une place où se loger. Il s'enroule autour de mes côtes, s'installe près de mon cœur, ajoutant son poids à la collection que je porte déjà.

Quand j'ouvre les yeux, Lioréa m'observe avec une expression mêlée d'inquiétude et de fascination. La bouteille dans ma main est désormais claire comme du cristal, vidée de son contenu.

Lioréa pose doucement sa main sur mon épaule. Elle murmure quelque chose, mais ses mots m'échappent. Tout ce que je ressens, c'est le poids écrasant de la honte. Je me concentre sur la voix de mon amie.

— Alors ? Un meurtrier ? Un adultère ? demande-t-elle d'un ton détaché qui me ramène à la surface.

— Pire, répondis-je en forçant un sourire. Un marin qui a refusé de prendre la mer.

Son expression s'assombrit. Les confessions de Marins terrifiés s'accumulent depuis des mois.

— Les tempêtes empirent, dit-elle simplement. Tu ne peux pas les blâmer d'avoir peur.

— Peut-être, mais bientôt il n'y aura plus assez de Marins pour récolter le Safeguard. Les villes ne seront plus protégées.

Lioréa frissonne malgré la chaleur.

— Je me demande juste ce qui se passe là-bas, pour que la mer elle-même se retourne contre ceux qu'elle a choisis.

Une vague plus forte que les autres vient lécher le parvis du Temple, comme pour nous rappeler sa présence. Lioréa recule d'instinct, puis se redresse.

— À mon tour, dit-elle plus doucement, en me tendant un petit parchemin blanc, couvert de taches.

Pour chaque secret que j'absorbe, elle en confie un au papier. Un équilibre fragile entre donner et recevoir. Je me jette presque sur le papier et lis aussi vite que je le peux.

« J’ai rêvé de lui à nouveau cette nuit. Pas de son visage, je ne me souviens jamais de son visage. Juste de sa présence, de cette sensation d'être complète. Et au réveil, j'ai ressenti ce vide, comme si une partie de moi avait été arrachée. Comment peut-on ressentir un tel manque pour quelqu'un qui n'existe pas? »

Je lis les mots une deuxième fois avant de lever lentement les yeux vers elle. Son regard fuit le mien, ses joues légèrement teintées de rose.

— C'est idiot, n'est-ce pas? murmure-t-elle. S'attacher à un fantôme.

Je secoue la tête, cherchant les mots justes. Mes Lectures m'ont appris tout ce que je sais des hommes, et c'est bien trop pour imaginer leur accorder un jour ma confiance. Mais ce type d'attachement, cette connexion à quelque chose d'intangible... cela me touche d'une façon que je ne peux expliquer.

— Peut-être qu'il existe, quelque part, dis-je finalement. Peut-être que c'est ce que la mer a prévu pour toi.

Ses yeux s'illuminent brièvement avant qu'elle ne détourne le regard, un sourire timide aux lèvres. Je glisse le papier dans ma poche, brisant une règle sacrée sans la moindre hésitation. Les confessions ne sont pas faites pour être gardées, mais celle-ci... celle-ci, elle est à moi. Lioréa a déjà sorti une nouvelle feuille et replongé sa plume dans l'encrier.

J'observe ses joues rougies, ses doigts qui se précipitent sur le papier, tandis que mon esprit reste fixé sur la bouteille bleue qui attend dans mon panier. La mer ne serait pas si insistante sans raison. Quand j'ai accepté de devenir Lectrice, j'ai prêté serment de porter tous les secrets qu'elle me confierait, même les plus lourds. Un serment que je m'apprête à briser en quittant l'île.

Peut-être est-ce pour cela que cette bouteille me poursuit - un dernier message à entendre avant ma trahison. Je plonge ma main dans le panier et en extrais la bouteille que j’ai cherché à éviter. Je vais honorer ma parole, une dernière fois avant de l'abandonner pour toujours.

Elle brille d’un bleu profond, presque vivant. Celui du Safeguard. C’est subtile, mais je sais qu’il la rend indestructible, renforcée par la magie brute qu’on extrait des profondeurs de l’océan.

Celui qui l’a scellée savait ce qu’il faisait : s’il l’avait laissée se briser, les horreurs qu’elle contient seraient revenues le hanter. Et ça lui ferait mal, j’en sais quelque chose. Des bouteilles comme celle-ci, il m’en envoie presque chaque jour, désormais.

Mes doigts tremblent légèrement quand je fais tourner le bouchon. Il résiste, comme s'il savait que j’hésitais. Mais la mer ne me laisserait pas faire. Le verre bleu pulse contre ma paume lorsque le bouchon cède enfin. Un froid intense s'en échappe immédiatement, givre éphémère qui cristallise l'air autour de l'ouverture.

J'incline la bouteille avec précaution. Cette fois, la vapeur qui s'élève est d'un bleu si sombre qu'elle en paraît presque noire. Elle ne danse pas vers moi – elle se précipite, avide, comme un prédateur affamé. Je n'ai pas le temps de me préparer. Les volutes s'enroulent autour de mon visage, cherchant mes yeux, ma bouche, mes narines. Les symboles les traversent avec une violence que je n'ai jamais ressentie, comme des éclats de glace qui s'enfonceraient directement dans mes pupilles. Mon corps entier se raidit sous l'assaut.

« C’est mal, ce que tu as fait, Lecteur. Mais je suppose que je devrais te remercier… En partageant mon secret, tu m’as offert exactement ce que je cherchais.»

La voix dans ma tête est calme, presque amusée. C'est la mienne, mais je ne la reconnais pas - froide, calculatrice, se délectant de mon erreur. Depuis que j'ai brisé mon serment, depuis que j'ai révélé l'identité de son père à Lioréa, j'attendais que la mer me punisse. Je ne m'attendais pas à ce que la vengeance vienne de lui - cette promesse voilée qui me glace le sang et menace non pas moi, mais celles que j'ai voulu protéger.

« Maintenant, je vais retrouver deux femmes que j’ai cherché très longtemps. Et toi… Eh bien, je te laisse porter le poids de tes propres erreurs, pour une fois. Amusant comme les choses sont faites, n’est-ce pas ? »

Cette fois, c’est ma peur qui m’assaille. Rien que la mienne. La mer a insisté. Encore et encore. Elle voulait que je lise cette Confession. Elle hurlait pour que je l’écoute. Et je l’ai ignorée.

— Madalene ? murmure Lioréa.

Lioréa se lève, hésitante, ses pas lents.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

Je détourne les yeux, incapable de la regarder.

— Tu as écrit une lettre ? demandé-je doucement, presque trop calmement.

Elle cligne des yeux, surprise, comme si la question venait d’ailleurs.

— Oui.

Sa voix vacille, et je vois l’ombre du doute s’immiscer dans son regard. J’insiste.

— Qu’est-ce que tu lui as dit, Lioréa ? Il faut que je sache.

Elle se détourne et attrape ses affaires qu’elle fourre dans son sac.

— C’est mon père, n’est-ce pas ? souffle-t-elle.

Je ne réponds pas tout de suite. Je cherche les bons mots, mais il n’y en a pas.

— Il sait où te trouver, dis-je finalement, ma voix à peine plus qu’un murmure.

— Je ne lui ai pas dit où nous étions !

— Peu importe qui lui a dit, Lioréa ! Il sait.

Elle relève la tête. Juste une seconde. Comme si elle espérait encore. Mais le défi clair dans ses yeux.

— Alors qu’il vienne ! C’est ce que je voulais.

Mais ses mots sonnent faux. Elle sait. Même si elle refuse encore d’y croire, elle sait.

— Il n’y pas d’amour là-dedans, insisté-je en lui collant la bouteille sous le nez. C’est ce que tu voulais ?

Elle pâlit et recule, les poings serrés.

—De toute façon, il ne peut pas nous trouver.

Sa voix tremble. La phrase reste en suspens, mais je n’ai pas besoin de répondre. Peu d’élus savent où se trouve l’île de Moara. Mais son père ? Il est le Haut Conseiller de Marisol. Aucun recoin des océans ne lui échappe.

— Maman… sa voix monte d’un cran, presque un cri. Il faut que je la prévienne, ajoute-t-elle.

La panique la gagne, et je la sens s’infiltrer en moi. Mais je la rejette. Je n’ai pas le droit de flancher. Pas maintenant.

— La mer ne les laissera peut-être pas arriver jusqu’ici, ajouté-je, presque pour moi-même.

C’était mon tour de m’accrocher à une illusion. La mer a déjà pris tant d’autres bateaux. Pourquoi elle l’épargnerait celui que ce monstre nous envoie ? Elle est de notre côté, non ? Elle a voulu me prévenir…

— Et je ne laisserai rien t’arriver, insisté-je.

C'est ma faute. Je n'aurais jamais dû lui dire que j'avais découvert qui était son père. Les conséquences ne sont pas faites pour être partagées et j'ai enfreint la règle la plus élémentaire des Lecteurs. Lioréa ouvre la bouche pour répondre, mais son regard se fixe soudain sur quelque chose derrière moi. Ses yeux s'écarquillent, sa peau déjà pâle devient livide. Je me retourne lentement, redoutant ce que je vais découvrir.

À l'horizon, une tache sombre se découpe, grandissant à chaque vague. Mon cœur se serre - ce n'est pas le navire d'avitaillement que nous attendions dans trois jours avec ses voiles blanches, usées par le sel. Non, cette voilure-là est d'un bleu profond qui tranche avec la clarté du ciel. Le bleu des Marins de Marisol. Le bleu de l'homme qui traque mon amie.

Un frisson glacé descend le long de ma colonne vertébrale. Je saisis le bras de Lioréa, prête à l'entraîner loin de la menace qui approche, mais une voix tranchante nous fait sursauter toutes les deux.

— Lioréa !

Éléonore traverse le Temple à grandes enjambées, son corps entier tendu comme la corde d'un arc. Son regard passe de sa fille à l'horizon où les voiles bleues grandissent, et je comprends qu'elle aussi l'a vu.

— On part ! Tout de suite ! ordonne-t-elle d'un ton qui ne tolère aucune question.

Lioréa, encore sous le choc, ouvre la bouche, mais sa mère lève une main pour la faire taire.

— Maintenant.

Ce seul mot contient dix-sept ans d'attente et de préparation. Nous nous élançons sous les arches du Temple, le souffle court. Le vent marin s'évanouit dès que nous pénétrons plus profondément dans la pierre, mais l'étau autour de ma poitrine ne fait que se resserrer. Éléonore ne ralentit pas. Elle nous guide le long des canaux qui serpentent entre les roches, ses pas sûrs malgré l'urgence.

Nous sommes presque aux couloirs menant à la falaise quand une silhouette émerge de l'ombre d'un pilier.

— Arrêtez-vous.

Un Lecteur nous barre la route. Tunique blanche, cheveux gris, barbe épaisse. Pour n'importe qui d'autre, ce serait probablement suffisant pour l'identifier. Pour moi, c'est juste une silhouette floue avec des caractéristiques que mon cerveau refuse d'assembler correctement.

Je déteste cette partie de moi – cette incapacité à reconnaître les visages. Comme si la mer m'avait volé cette connexion humaine en échange du don de la comprendre. J'ai perdu le compte des fois où j'ai feint de reconnaître mes propres camarades. Le pire fut quand Lioréa a coupé ses cheveux. Ma meilleure amie, et je l'ai traitée comme une étrangère pendant toute une journée. Elle ne m’a jamais laisser oublier.

— Laissez-nous passer, insiste Éléonore.

Le Lecteur ne bouge pas. Un autre s'avance derrière lui. Puis un troisième. Ils se déploient en demi-cercle, nous piégeant dans le vestibule qui sépare le Temple de la falaise. Par les fenêtres étroites, on aperçoit encore la mer et, au loin, les voiles bleues qui grandissent inexorablement.

— Le bateau qui arrive, insiste Éléonore, il est là pour nous.

Je ne sais pas comment elle le sait. Mais Éléonore a passé chaque jour depuis la naissance de Lioréa à guetter l'horizon, attendant ce navire qu'elle savait inévitable. Personne ne répond. Alors je les fixe, et je comprends.

— Il vous a écrit, c’est ça ? Vous avez reçu une Confession.

Un silence. Puis :

— Nous avons reçu un avertissement.

Les Lecteurs ne connaissent que deux vérités absolues : les secrets sont sacrés, notre vie ne l'est plus. Face au danger, notre devoir est clair - la lame sur notre propre gorge plutôt que la trahison sur nos lèvres. Mais l'homme derrière les Confessions bleues leur a proposé un marché que leur code n'avait pas prévu: d'autres vies à sacrifier pour sauver les leurs.

Je sens la colère monter en moi. Ces hommes et ces femmes qui ont juré de porter les secrets des autres, prêts à nous livrer pour sauver leur peau. La mer leur a offert une seconde chance et voilà comment ils la remercient - en trahissant ses principes à la première menace.

— Ce n’est pas notre combat, résume l'un des Lecteurs en désignant mes amies.

Un autre s'avance, plus âgé, sa voix dépouillée de toute compassion :

— Nous vous avons accueillies pendant dix-sept ans, Éléonore. Contre notre meilleur jugement. Contre nos traditions. Et maintenant, ton passé nous rattrape tous.

Je vois Éléonore se raidir. Ses yeux balaient rapidement la scène, évaluant chaque issue, chaque menace. Je reconnais ce regard - celui d'une femme qui a passé dix-sept ans à se préparer à cet instant précis.

— Tu savais que ce jour viendrait, poursuit-il. La mer n'oublie pas. Et lui non plus.

Lioréa tressaille. Un instant, j'espère encore.

— Écartez-vous, ordonne Éléonore d'une voix basse et dangereuse. Je ne vous demande pas de nous protéger, juste de ne pas vous interposer.

Le Lecteur fait un pas vers nous, sa main tendue comme pour saisir Lioréa.

— Tu ne comprends pas. Nous ne pouvons pas…

Le mouvement d'Éléonore est si fluide qu'il semble répété mille fois. Sa main disparaît sous son manteau et un éclat d'acier surgit sous les arches - une lame courbe positionnée entre nous et les Lecteurs.

Le regard de Lioréa se durcit. Un éclair de reconnaissance traverse son visage. Des milliers d'heures d'entraînement à l'épée, des années de préparation - toutes les douleurs que sa mère lui a imposé prennent enfin sens.

Pour moi, c'est plus surprenant. Éléonore, c’est celle qui m'a tenu la main pendant mes premières Lectures. Elle qui a séché mes larmes quand j'ai compris que je ne vieillirais pas comme les autres. Mais quand son regard croise le mien, je ne vois qu’une détermination féroce. Une mère prête à tout pour protéger son enfant.

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Grande_Roberte
Posté le 09/03/2025
Coucou Lisbeth,
Cela fait un petit moment que ton texte est dans ma PAL, et je peux enfin le lire.
Ce premier chapitre m’a happée : wow, c’est étourdissant. 💜
La tension monte en puissance tout au long du chapitre, avec quelques respirations assurées par la relation d’amitié entre Madalene et Lioréa. On sent aussi toute l’épaisseur de ton univers, et son ancienneté. J’en ai particulièrement aimé le mystère, qui se dévoile peu à peu au cours du chapitre, avec l’idée de ce bleu du Safeguard, presque vivant, et cette idée d’une magie qu’on extrait des profondeurs… ça me fascine déjà.
La possibilité de se décharger de la culpabilité de ses méfaits sur de malheureux désespérés est une idée si terrifiante... et en même temps, si on y pense, c’est un peu une image de notre condition de lecteurs et lectrices, qui vivent parfois passionnément les vies des personnages de papier 😁
Je venais manifester mon enthousiasme, avant de replonger dans les profondeurs de ton histoire.

PS : petite erreur : « C’est subtil(e), mais je sais qu’il la rend indestructible », pas de e, l’adjectif est au masculin.
LisbethBeaumont
Posté le 10/03/2025
Coucou ! Merci pour ce très gentil commentaire qui me booste complètement pour la suite ! J'espère que la suite sera à la hauteur !

Merci d'avoir souligné l'erreur, je corrige :)

A bientôt !
Pik'
Posté le 18/02/2025
C'était passionant ! Le monde que tu mets en place est intriguant et ça donne envie d'en savoir plus
Il manque peut-être juste un peu de description, notamment des personnages qui semblent bien se connaître
LisbethBeaumont
Posté le 19/02/2025
Bonjour Pik' merci pour ce commentaire ! Contente que la lecture te plaise. Bien noté pour les descriptions : j'essaie toujours de tellement éviter les longueurs que j'y ai peut-être été un peu fort 😅 Je vais tenter d'arranger ça !
OEL
Posté le 17/02/2025
le texte est captivant. L’idée des secrets enfermés dans des bouteilles, récupérés par les lecteurs, est intéressante je ne m'y attendait as à ça en voyant le titre . L’océan devient un personnage à part entière, presque vivant, renforçant l’atmosphère mystique du récit.
LisbethBeaumont
Posté le 19/02/2025
Bonjour OEL, merci beaucoup ! C'est complètement l'idée, contente que ce soit clair à la lecture :) Merci encore de ta lecture !
Lunatique16
Posté le 17/02/2025
Hello !
Ça m'arrive assez rarement (et je le déplore un peu), mais j'ai été complètement captivée par ton histoire. Ce premier chapitre était un bonbon à déguster, le genre qui te fait revenir au paquet sans que tu le remarques, les caries en moins ! Il est dynamique dans son rythme (l'écrire au présent est idéal) et fascinant dans son thème.
J'aime beaucoup l'idée des Lecteurs et de ces secrets qu'ils récoltent, l'ambiance maritime est aussi très belle bien que, je dois l'avouer, il m'a manqué quelques descriptions (j'adore les descriptions) pour bien me situer dans l'histoire (ou alors j'ai mal suivis, je crois que je relirai je chapitre pour être sûre).
Je n'ai pas relevé de coquilles mais il est fort probable que je ne les ai même pas remarqué tant l'histoire m'a porté, il fallait que j'arrive au dénouement.
Un autre point fort que je me dois de souligner : ton incipit. J'adore les incipit, réfléchir à la meilleure phrase pour débuter l'histoire c'est passionnant et la tienne était juste parfaite.
En conclusion, je suis très curieuse de découvrir la suite, ça part dans ma PAL ! J'essaierai de revenir bientôt (je suis un peu débordée). En tout cas, je te souhaite bon courage pour la suite !

A bientôt ! ^^
LisbethBeaumont
Posté le 19/02/2025
Merci beaucoup Lunatique16 ! Très contente que ce premier chapitre te plaise. Je note le point sur les descriptions : j'en ai enlevé beaucoup à la relecture car j'avais peur que ça nuise au rythme mais j'y suis sans doute allé un peu fort ! Je vais faire en sorte d'équilibrer tout ça pour clarifier la scène. Merci du conseil !
Nightbringer
Posté le 01/01/2025
Hello !^^

Quel beau premier chapitre !

J'ai d'abord été attirée par ta couverture et le titre de ton histoire, qui est d'ailleurs très poétique :)

Et puis j'ai été accrochée par ton premier paragraphe. Il est magnifique !^^ Très intrigant, percutant aussi, avec tout d'abord une généralisation, immédiatement suivie d'un narrateur à la 1re personne... Enfin bref, il est super, et j'étais obligée de poursuivre ma lecture hihi :))

Plus généralement, j'aime aussi beaucoup l'idée de ces “Lecteurs” qui récoltent et subissent ces confessions envoyées par bouteilles... C'est très beau, très touchant, et emprunt à beaucoup d'émotions, tout comme ton chapitre ! Je me pose plein de questions au sujet de ton univers, que je n'étalerai pas toutes ici, puisque nous n'en sommes qu'au premier chapitre, néanmoins le décor est bien posé, et surtout l'atmosphère est super !

Habituellement, je ne suis pas vraiment une fan des narrateurs à la première personne, mais tu l'utilises très bien ! Ça ne m'a pas du tout dérangée dans ton histoire^^

AU FIL DE LA LECTURE :

“— Tu n’étais qu’une enfant, Madalene. On ne devrait pas demander à quelqu’un d’aussi jeune de renoncer à vivre. Ce n’était pas un choix.
[...]
— J’étais surtout assez grande pour avoir peur de mourir.
>> Ce passage est très beau, très grave... À nouveau, il suscite beaucoup de questionnements.”

“Pour elle, oui. Et c’est peut-être ce que j’aime le plus chez elle et je me jure de ne jamais lui expliquer la différence.”
>> La seconde phrase m'a un peu déstabilisée ; peut-être faudrait-il la séparer en deux par une virgule ? Ou alors même la scinder en deux phrases distinctes séparées d'un point ?

“« Je me demande combien de personnes vont mourir parce que je suis un lâche. »”
>> J'adore, c'est terrible, mais percutant, d'autant plus avec ce retard qui fait arriver la phrase plus tard...

“La mer peut être féroce mais je ne peux pas croire qu’elle rejeter un être si pur que Lioréa.”
>> L'usage d'un infinitif pour “rejeter” est-il volontaire ?

“Les Confessions m’ont appris tout ce que je sais des hommes et j’en sais trop pour imaginer leur accorder un jour ma confiance.”
>> C'est un détail, mais cela m'a étonnée que tu utilises une majuscule pour “Confessions” alors que tu ne le faisais pas dans le reste du chapitre...

“Kael”
>> C'est très joli !^^

“« C’est mal, ce que tu as fait, Lecteur. Mais je suppose que je devrais te remercier, en partageant mon secret, tu m’as offert exactement ce que je cherchais. Maintenant, je vais rendre visite à ces chères Eléonore et Lioréa. Grâce à toi, je vais m’assurer qu’elles ne posent pas de problème. Et toi… Eh bien, je te laisse porter le poids de tes propres erreurs, pour une fois. Amusant comme les choses sont faites, n’est-ce pas ? »”
>> Cette lettre est horriblement angoissante, parce qu'on a peur sans comprendre pourquoi. Tu nous as donné juste assez de détails pour qu'on comprenne que c'est une très mauvaise nouvelle, mais pas assez pour comprendre quoi que ce soit à la situation, et c'est génialement frustrant... C'est positif hein ! Ne change rien !^^

Voilàà, encore une fois, ce début d'histoire est très intriguant ! Je serais très heureuse de découvrir la suite et de pouvoir mieux connaître ton univers et ses subtilités^^

Et une fois de plus, j'a-do-re l'idée des Lecteurs et des confessions ! :))

À tout vite !


PS : Pardon pour le pavé, je ne peux pas m'empêcher haha^^'
LisbethBeaumont
Posté le 14/02/2025
Bonjour,

Merci beaucoup d'avoir pris le temps de me lire.

Merci aussi pour ton commentaire qui me fait très plaisir : tu es la première personne à lire cette version retravaillée (qui l'a d'ailleurs été encore un peu depuis) et ça me fait beaucoup de bien à lire après taillé à la serpe dans ma version initiale.

J'ai parfois des doutes sur ces choix et c'est un soulagement d'avoir un retour (le contrôle Z compulsif n'était pas loin).

Donc merci encore, ça compte plus que tu ne le crois !

Liz

PS : je te présente toutes mes excuses pour ma réponse qui arrive si tard ! Je ne me suis pas reconnectée et je suis complètement passée à côté, vraiment pardon !
Nightbringer
Posté le 15/02/2025
Ooh je suis très heureuse que mon commentaire t'ait fait plaisir !^^

Oui, je comprends, c'est tout à fait normal de douter quand on écrit... Mais c'est bien cela qui fait que l'on progresse ! :))

En tout cas, j'ai très hâte de lire la suite que tu as publiée^^
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