PARTIE I
Cité impériale d’Archadès – mois de la Vierge 696
— Aaaah !
Le seigneur Vayne hurla en s’asseyant sur son lit. Il ouvrit les yeux et, sans chercher à voir ce qu’ils lui montraient, continua à s’époumoner, ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle.
« Mon nom est Zodiarche ! Ark ! Ark ! Ark ! »
Un énorme serpent noir dans un carcan d’acier s’approchait à présent de lui ; il hurla encore plus fort et se tourna vers le collier de sa mère au talisman étrange qui – lui avait-il semblé – portait bonheur.
— À la bonne heure ! Il s’est réveillé !
La première vision claire qu’il eut fut celle du juge Drace, à sa gauche, qui portait une serviette. Il se tourna brusquement à droite ; une servante tenait elle aussi une serviette, et s’appliquait à lui éponger le front.
— C’est une bonne nouvelle, dit-elle timidement.
Par saccades, ses cris devinrent plus brefs tandis qu’il reprenait petit à petit le contrôle de ses sens. Au loin, quelqu’un d’autre criait.
— Et voilà ! Il a réussi à réveiller son frère ! se désola Drace.
— Prenez ceci et jetez-le le plus loin possible ! Je ne veux plus jamais le revoir ! Lancez-le au fin fond des mines de Henne !
— Mais... commença Drace.
— Prenez-le ! cria Vayne en lui mettant le collier entre les mains.
Il souffla encore et encore, puis se tourna à nouveau et saisit cette fois-ci de petites pierres jaunâtres qui sommeillaient sur sa table de chevet.
— Stupides mnémolithes !
Il se laissa tomber à terre et rampa jusqu’à ses chaussures, qu’il mit avant de s’appliquer à sauter de toutes ses forces sur les pierres jetées à terre.
Devant lui, une autre servante époussetait sa chambre, et une autre tenait la porte grande ouverte pour d’autres qui entraient et sortaient dans le couloir du treizième. Toutes semblaient se retenir férocement d’éclater de rire.
— Que faites-vous toutes là ? rugit-il.
Les servantes se regroupèrent et se précipitèrent vers la sortie. Le juge Drace fit signe à l’une d’entre elles d’aller de l’autre côté de l’étage.
— Laissez-moi ! protesta-t-il. Je peux me réveiller tout seul !
— Oh oui, ironisa Drace en quittant à son tour la chambre.
Vayne mit du temps avant de reprendre entièrement ses esprits. Il se mit à genoux entre ses draps, respira longuement, posa une main sur son cœur. Il attendit jusqu’à ce que la sensation horrible disparût, puis il se sentit capable d’entamer sa journée.
Il alla se laver puis revêtit son habit blanc cassé, évasé vers l’arrière, et son gilet bleu foncé aux manches larges et aux broderies dorées. Il s’assit pour mettre sa culotte courte en soie noire doublée de velours bleu, ainsi que ses bottes hautes blanches décorées d’épaisseurs recourbées en cuir noir. Il se plaça ensuite devant son miroir, se brossa et s’attacha les cheveux puis quitta ses appartements afin de prendre le premier repas de la journée dans une vaste pièce de la Grotte.
Il aimait beaucoup l’idée d’avoir transformé cette salle vide et lugubre en salle à manger lumineuse et joyeuse, grâce aux décorations et aux tableaux colorés qui plaisaient beaucoup à l’occupant des lieux. Dans cette ambiance, il n’était pas triste, il n’était pas seul, mais il n’était pas dérangé non plus par des nuées d’indésirables. Le compromis était parfait. Et, peu à peu, il se sentait chaque fois plus attaché aux déjeuners avec son petit frère.
— Va !
Vayne s’assit de l’autre côté de la table. Larsa avait été installé sur un siège en hauteur ; il battait des mains et riait.
— Allons, mon chéri, c’est l’heure de manger, dit une jeune servante en déposant un plateau.
Va, c’était lui, Vayne. À force de venir le voir, comme on voyait une lumière qui nous indiquait le chemin lorsqu’on était perdu, l’enfant s’était familiarisé à ses visites et le reconnaissait. Il y avait aussi Da, Drace, et Pa, l’Empereur Gramis.
— Voyons, Seigneur, il faut vous tenir tranquille pendant le repas.
Vayne mangeait avec une indifférence totale pendant que la jeune fille sortait un peigne de son tablier et le passait sur le cuir chevelu déjà bien fourni de son frère.
Évidemment, Larsa était bien jeune, et ne savait guère encore parler ; alors il n’était pas question d’échanger un seul mot. Seule sa présence à ses côtés lui procurait une force incroyable et surtout un réconfort allant croissant avec les journées.
Après son repas, il sourit affectueusement à son frère – qui était loin d’avoir fini, s’étant habitué à faire traîner les moments où il se nourrissait au point que ceux-ci recouvraient une bonne partie de sa courte journée – et se dirigea vers le douzième.
Après la mort de Sentia Solidor, et une période indéterminée, il avait pris la décision d’y déplacer tout son attirail artistique et celui de sa mère – en particulier, instruments de musique et matériel de peinture. Personne n’avait semblé s’y opposer, et personne ne s’y était vraiment installé. Les Hauts Juges savaient qu’il se trouvait là s’il ne répondait pas lorsqu’ils toquaient au treizième. Eux non plus n’avaient paru exprimer aucune forme de contestation. De toute manière, ils avaient dû s’y faire. À défaut d’une tombe ou même d’un lieu terrestre quelconque, c’était dans la musique que Vayne venait se recueillir, ainsi que dans l’écriture et la peinture. En revanche, il n’avait guère dansé depuis le fameux évènement. Pourtant, dans cet étage absolument désert, où même l’entretien n’était nécessaire que quelques fois par an, il aurait pu. D’ailleurs, ce matin-là, ses jambes le démangeaient, mais il avait comme perdu le réflexe déclencheur de ses mouvements d’antan.
Les deux années précédentes avaient été marquées par un équilibre extraordinaire de l’empire d’Archadia, dans sa globalité et jusque ses moindres détails. Les Hauts Juges eurent tôt fait de se rendre compte du célèbre proverbe lancé par des invités anonymes du premier : « Sans Sentia Solidor, il n’y a pas de politique dans l’Empire. Elle s’est accaparée tous les pouvoirs sans distinction, et dirige égoïstement notre pays au point que les Hauts Juges ont été petit à petit dépourvus de leurs capacités décisionnelles et ne sont plus que des pantins à son service. En réalité, ils sont l’œuvre même de Sentia Solidor. » « Ma mère n’est pas un ancêtre », avait pensé Vayne la première fois qu’il avait entendu ces mots. Les Hauts Juges avaient existé bien avant son arrivée au trône.
S’il était vrai que Sentia n’avait jamais cherché à brider les pouvoirs des Hauts Juges de l’Empire, sa disparition avait incontestablement contribué à raffermir leur autorité et leur suprématie en tant que symboles, militaires, magistrats, et meneurs absolus du Ministère de la Justice et des différents bureaux et secteurs-clés d’Archadia. Sans elle, c’étaient eux qui représentaient désormais l’Empereur à l’étranger, assistaient aux réunions et signaient les accords, indépendamment de la volonté du seigneur Gramis. Toutefois, sans l’omniprésence de son épouse sur le devant de la scène, la voix ce dernier avait eu tendance à se faire entendre de plus en plus souvent, bien qu’elle fût presque toujours cassée et affaiblie par la maladie.
Vayne se frottait les mains de ces changements, et espérait de tout cœur que la majesté de son empire demeurât intacte le plus longtemps possible aux yeux extérieurs, et ces derniers le plus loin possible des supplices de son cœur. Afin de faire taire celui-ci, il se sentait obligé de descendre presque quotidiennement écouter des notes qui soulageaient son âme, de plus en plus lointaines, de plus en plus infimes. Elles lui demandaient de guérir le plus rapidement possible, afin de se consacrer plus sérieusement au futur de l’Empire et à son épanouissement personnel ; mais plus les jours passaient, plus il pensait que cela était impossible et se pressait d’ouvrir la porte en bois.
C’était la raison pour laquelle il se trouvait au douzième étage du Palais impérial, et soulevait délicatement le couvercle du piano maternel.
Il tenta de se souvenir de mélodies d’un autre temps mais elles semblaient perdues dans les méandres de sa mémoire, dans ses cris et ses larmes, dans une chute vertigineuse et dans un flot de sang.
— Ah, voilà !
Brusquement, quelque chose lui était revenu, et il se dépêcha de l’écouter. Une mélodie joyeuse sur des tons aigus ; un air tout en rythme qui donnait envie de danser. Si seulement il avait pu se dédoubler ! Il se serait mis à danser et chanter et s’amuser et faire des choses qu’il n’avait jamais faites auparavant. Mais il n’était qu’un, alors il poursuivit sa musique solitaire, jusqu’à ressentir un certain réconfort. Il joua pendant un quart d’heure, puis releva la tête et respira un bon coup. Comme il se sentait bien ! Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas autant senti dans son élément. Soudain, sans qu’il eût la sensation de l’avoir provoquée, une note de piano retentit.
« Je croyais pourtant avoir levé mes mains du clavier... » se dit-il en ôtant sa main droite, qui était encore dessus.
Il sourit, la face tournée vers la fenêtre où les rayons du soleil pénétraient généreusement, lorsqu’il entendit une seconde note de piano. Terrorisé, il se recroquevilla sur son tabouret et observa sans oser bouger d’un pouce les touches se baisser et remonter, comme mues par le vent – au détail près qu’il n’y avait pas le moindre courant d’air dans la pièce. Le clavier s’animait tout seul, et animait la salle d’une succession de notes qui finirent par s’accélérer et former une chaleureuse mélodie. Pendant la seconde où il put émerger de son effroi total, Vayne eut le temps de reconnaître la suite de la musique qu’il était en train de jouer, à la note près. Il déglutit et regarda à droite puis à gauche. La musique continuait à égayer l’atmosphère sans que son esprit fût capable d’être transporté de la même émotion. Timidement, il leva son menton et faillit s’évanouir de stupéfaction une seconde fois : son nez se trouvait précisément en face de la partie supérieure d’une cuisse féminine. Il recula précipitamment, et s’empressa de contempler le reste de la créature avant de chasser toute forme de peur de son esprit : ce n’était qu’une jeune fille, qui avait une apparence étrange mais absolument captivante. Tout son corps brillait dans une sorte de lumière blanche, et il pouvait voir à travers. Elle avait la tête baissée, et il ne pouvait voir que sa longue chevelure, ainsi que le bas d’une très légère robe blanche. Elle s’appuyait sur le piano à l’aide de son bras, mais était assise sur le côté ; ses mains étaient bien trop loin du clavier. Et, fatigué de chercher des questions et des réponses à ce qu’il se passait, le seigneur Vayne écouta de manière impromptue la douce voix qui l’encourageait à parler :
— Bonjour.
Elle n’avait apparemment pas de voix. Jamais Vayne ne s’était trouvé dans une situation similaire ; seul dans cet immense étage, il écoutait son cœur battre à toute allure en face d’un être qui lui semblait étranger par le physique et le comportement, mais si intime par sa présence même et son odeur. Ah ! L’odeur qu’il avait sentie lorsqu’il s’était trouvé tout près d’elle... Elle avait quelque chose d’aussi chaleureux que la musique, qui continuait de retentir comme un carillon à leur fortune.
— Vous... Êtes-vous d’ici ?
Elle ne répondait toujours pas. En réalité, elle ne bougeait pas d’un pouce. Mais elle n’était pas morte, vu sa position sur le piano. Elle était seulement hors du temps.
— Vous sentez-vous bien ?
Aucune réponse ne pouvait être apportée à cette question-ci. Son interlocutrice muette lui paraissait à la fois pleine de confiance et terriblement désemparée. Comme lui, en somme. Enfin, elle releva la tête : Vayne put remarquer que, de son visage à ses chevilles son corps était très maigre, et qu’un bandeau rouge masquait ses yeux. Tout à coup, il eut une idée ; une seule. Il ne pouvait pas en avoir d’autre, et il ne savait pas comment il avait pu avoir l’audace d’avoir celle-ci. Mais puisqu’elle était la seule, il se décida à l’énoncer :
— Mademoiselle, m’accorderez-vous cette danse ?
Après de terribles secondes, il se crut devoir trouver autre chose. Ce fut alors que le second bras de la jeune fille, replié contre son ventre, remua légèrement. Sa tête, jusque-là tournée vers la porte, pivota vers lui et les lèvres se contractèrent. Il se sentit alors instantanément comblé ; une sensation terrible de contentement et de délectation s’empara de tout son être. Il offrit à sa visiteuse le plus beau sourire qu’il fut capable d’engendrer, puis admira chaque avancée de son bras qui se tendait et de ses petits pieds qui sautaient à terre. Enfin, elle parut s’arrêter et le regarder d’un œil plus sévère. Le seigneur Vayne s’inclina légèrement et déposa sa main sur le bras.
Étant donné ce qu’il en voyait, et ce qu’il voyait à travers elle, Vayne s’était attendu à ce que sa chair fût inexistante, telle une liche innocente qui n’aurait pas été avide de combat. Mais cette main posée sur le bras lui était si salvatrice, ce qu’il en ressentait était si compact, et cette peau était si douce que sa joie fut d’autant plus grande. Il se sentit forcé de poser sa seconde main sur le bras et de l’attirer contre lui, afin de ressentir sa tiédeur tranquillisante encore un peu plus. La jeune fille prit alors les devants en posant sa main sur le dos du jeune seigneur et en le tirant vers le centre de la pièce. Il suivit le moindre de ses pas, lâcha le bras et posa à son tour une main sur son dos. Puis... puis... non, elle ne le ferait pas. Mû par le même courage qui lui avait fait prononcer la question, il avança sa deuxième main et saisit la sienne avec suavité. Elle avança alors sa jambe puis la recula ; la danse était apparemment un art aussi ancré dans son caractère qu’elle l’était dans le sien.
Il accompagna ses mouvements avec une aisance tout d’un coup revenue, avec les souvenirs joviaux relatifs à cette musique ; il se sentit d’autant plus joyeux de n’avoir aucun mal à être à la hauteur de ce qui lui arrivait. La fille, elle, ne semblait rien ressentir de particulier. En revanche, ses pas de danse étaient extrêmement précis ; elle s’arrêtait, tournait et reprenait comme si elle avait effectué ces mouvements toute sa vie. Ravi, Vayne poursuivait sa quête nouvelle sans pouvoir ressentir de modestie ni de gêne. Au bout d’un moment, le pied de la jeune fille vint heurter le sien : en baissant les yeux, le jeune seigneur se rendit compte qu’elle tapotait le sol de la pointe du pied : il venait de faire un pas décalé par rapport à ce qu’il aurait dû être, et elle lui désignait l’emplacement correct. Il la remercia dans un soupir de honte et ils attendirent la mesure suivante pour reprendre. La suivante, et toutes celles qui suivirent, ne firent qu’emmener l’allégresse à sommet, et prouver que la vie existait même au fin fond d’un étage abandonné. Il se rendit lentement compte que jamais il n’avait été aussi heureux de toute son existence. La solitude, la lumière, la musique, la danse... et bien sûr, elle. Le soleil venait à présent éclairer sa chevelure ; on eût dit des nuances de violet. Au détour de deux tempos, il fit tomber sa cavalière sur son bras puis la releva, et vit ladite chevelure reculer à la verticale puis revenir contre les épaules et le dos de lumière. Elle continuait à danser comme si rien ne pouvait la faire défaillir, et il continuait à l’accompagner en s’enthousiasmant à chaque seconde. Tout sourire, il la fit virevolter puis revenir contre lui, dans un en-dehors parfait. Vayne s’amusait follement et cette bien maligne inconnue se prêtait au jeu à merveille.
— Seigneur ?
Aussitôt, la jeune fille le lâcha et courut se réfugier en face de la seule fenêtre ouverte, celle qui jouxtait la grosse porte de bois.
— Seigneur, je viens vous annoncer quelqu’un.
En proie à une désolation qui lui broya le cœur, le jeune seigneur tenta d’ignorer les paroles du juge Drace tandis qu’elle pénétrait dans la pièce, haussant les sourcils face à l’expression qu’elle voyait. Elle tourna à son tour la tête vers la fenêtre, puis revint à Vayne.
— J’ai besoin d’une réponse promptement, Seigneur.
— Je n’attends personne ce matin, répondit-il fermement.
La jeune fille avait sorti un bras à l’extérieur, il s’agrippait à un renfoncement de la façade.
— Et personne ne vous attend non plus, maugréa le juge. Mais j’ai été suppliée d’obtenir de votre part une autorisation spéciale.
Elle se tourna de nouveau vers la jeune fille, dont Vayne n’avait pas levé les yeux.
— C’est le docteur Cid qui désire vous entretenir, Seigneur, déclara Drace en se retournant vers lui.
À ce moment, la fille ouvrit grand la bouche, sortit son deuxième bras et laissa tomber le restant de son corps depuis la fenêtre. Vayne poussa un cri d’horreur et accourut à sa rescousse... alors qu’elle avait déjà disparu. Aucune trace d’elle en bas, ni sur les côtés.
— Regardez ce que vous avez fait ! gronda-t-il, la tête toujours au-dehors.
La lourde armure de Drace s’approcha.
— Regarder quoi ? vociféra-t-elle.
— Là ! Vous l’avez fait s’enfuir !
Drace cligna des yeux comme un enfant à qui on apprend à lire.
— S’enfuir ? De qui parlez-vous ? Il n’y a jamais eu que vous et moi dans cet étage aujourd’hui.
Abasourdi et encore excessivement frustré, Vayne ne répondit rien et alla s’asseoir.
— Que dois-je répondre au docteur ?
Allait-on un jour le laisser tranquille ? Cependant, rien ne pourrait changer. Au point où il en était, une visite de plus ou de moins d’un être ordinaire faisait bien peu de différence.
— Dites-lui d’entrer, ordonna-t-il.
— Où donc ?
— Eh bien, faites-le venir ici ! répliqua Vayne excédé.
— Je le ferais venir au douzième... ?
— Au douzième ! Oui, pourquoi pas !
Un instant étonnée à son tour, Drace s’inclina et le bruit de son armure s’éloigna pour disparaître à nouveau.
Le seigneur Vayne porta sa main à sa figure. Comment ferait-il pour la retrouver, à présent ? Il n’eut guère le temps de poser la question ; une main énergique frappait déjà à la porte.