Chapitre 1

Notes de l’auteur : A la suite de recommandation, j'ai remplacé le Prologue mis précédemment directement par le chapitre 1 du roman.
La plupart des informations présentes dans le prologues se retrouveront à travers le récit.

*** Le premier tome est posté en entier sur le site internet présent dans la description ***

Ils n’y retourneraient pas.

Il était hors de question de se laisser capturer et de retourner là-bas. Lyvvi ne voulait plus avoir à souffrir de leurs coups, de leurs jeux. Elle ne supporterait pas de voir une nouvelle fois la vie s’éteindre dans le regard d’un autre.

Ils l’avaient brisée.

Qui qu’elle eût pu être par le passé, cette femelle était morte en ce lieu. Elle était devenue une poupée dans leurs mains. Dès la première seconde en cet endroit lugubre, elle avait pensé qu’elle n’en ressortirait jamais vivante. Ce lieu l’avait à jamais changée, il était maintenant inscrit dans ses chairs. En cet instant elle n’avait qu’une certitude : s’ils la reprenaient vivante elle s’ouvrirait les veines. Dût-elle s’arracher ses poignets avec ses propres dents.

Malgré l’aide de ses compagnons de souffrance, ses souvenirs d’avant ne lui étaient toujours pas revenus. Elle ne savait pas qui elle était, d’où elle venait et pourquoi ils l’avaient choisie, elle, parmi tant d’autres. Elle ne le saurait probablement jamais. Elle ignorait jusqu’à son nom. Ils lui en avaient donné un en attendant le retour de sa mémoire.

Lyvvi, la sans nom.

Arsenia, une naine, pensait qu’une fois dehors, une fois libre, sa mémoire lui reviendrait plus facilement. Mais pour cela il fallait déjà commencer par tenir. Elle devait survivre à cette course brûlant ses poumons, déchirant ses muscles. Lyvvi pouvait sentir son corps la trahir, sa vitesse diminuer à chaque pas. De rapides coups d’œil à ses compagnons lui confirmaient qu’elle n’était pas la seule.

— Il… faut… tenir… aide… arrive…

Elle avait du mal à admettre les mots prononcés par l’elfe Lundhyll, mais elle n’avait pas le choix. Elle se devait de lui faire confiance. Il avait semblé si sûr de leur réussite qu’elle n’avait pas eu à cœur de le décourager. De lui dire qu’elles avaient déjà essayé avec Arsenia, mais leurs geôliers avaient préféré laisser les autres s’évader pour les reprendre toutes les deux.

Pendant un instant, Lyvvi et Arsenia avaient hésité à suivre leurs compagnons sachant pertinemment qu’ils auraient plus de chance sans elles. Mais les deux elfes ne les auraient jamais laissées derrière. Ils auraient préféré rester encore dans cet endroit atroce au lieu de les abandonner. Elles avaient pu le lire dans leurs regards. Ils y étaient prêts. Alors, avec la naine, elles avaient suivi, s’attendant à ce que tout se passe comme la première fois.

Au moins ils auraient été libres et peut-être auraient-ils pu cette fois envoyer de l’aide.

Arsenia avait fait confiance à Lundhyll dès le début malgré le conflit entre leurs peuples. Il était le Prince héritier des elfes Sirlian et un guérisseur renommé aux yeux céruléens. Il avait été chargé de s’occuper d’elles, de faire perdurer leur existence en ce lieu malgré les traitements infligés. La vie des siens en avait dépendu.

Mais de son groupe il ne restait que lui et une elfette.

Lyvvi s’était basée sur l’opinion de la naine. Sa confiance en elle était absolue. Elle avait été la première à lui tendre une main, à tenter de communiquer avec elle. Par la suite, elle lui avait appris ce qu’étaient les elfes, les nains et toutes les autres créatures à l’extérieur. Ce monde, elle ne le connaissait qu’à travers ce que les autres avaient pu lui en dire.

Même maintenant elle n’était pas sûre d’avoir compris le tiers de leurs explications.

Lyvvi ne savait plus ce qu’était la lumière du soleil, sa chaleur. Le chant des oiseaux, le son de la pluie, les étoiles dans le ciel étaient des vocables creux dans leurs bouches. Les seuls souvenirs imprégnés dans son esprit étaient cette pièce aux hauts murs de pierres, un sol couvert de terre. Les couloirs menant à l’arène, le raclement des chaînes sur le sol, les hurlements portés par sa voix et celles des autres, la sensation du sang coulant sur sa peau et collant à ses mains.

En se réveillant, elle ne connaissait pas le Migma, cette langue commune aux peuples. Elle avait dû l’apprendre rapidement sans quoi elle et les autres souffraient de son ignorance. Après près d’un an passé en ce lieu, elle arrivait à suivre des conversations, mais souvent le vocabulaire lui manquait. Ils avaient tous tenté de lui définir certains mots, de les dessiner, les mimer, mais elle se retrouvait souvent dans l’incompréhension totale.

— On te montrera quand on sera sorti.

Au début, ils lui disaient cette phrase. Puis avec le temps, ils avaient arrêté. Leur espoir de voir le dehors s’amenuisait avec les jours passant. La seconde vague de prisonniers avait repris le même leitmotiv, ne se doutant pas qu’ils ne reverraient jamais toutes ces choses dont ils lui parlaient et qu’ils ne pouvaient pas décrire.

Quand ils avaient pu quitter les galeries souterraines et monter à la surface, sans que l’alarme ne soit déclenchée, la lumière du jour lui avait brûlé les rétines. Lyvvi s’était retrouvée figée devant l’entrée de la caverne ne sachant pas comment agir. La terreur l’avait saisie en ne voyant aucuns murs au loin. Ses yeux ne percevaient pas les limites de la pièce.

Comment un lieu pouvait-il être aussi grand ? Où s’arrêtait-il ? N’y avait-il donc aucune fin ?

Arsenia l’avait saisie par la manche avec la seule main lui restant, elle lui avait calmement souri et murmuré que tout allait bien se passer. Elle avait fait un pas. Puis un autre. La sensation de l’herbe rêche sous ses pieds l’avait effrayée. L’elfette lui avait pris l’autre main et l’avait guidée sur le chemin emprunté par Lundhyll.

L’immortelle s’appelait Eridani, elle avait des pupilles de prairie comme se plaisait à dire Arsenia. Elle avait été la capitaine du groupe de guerriers emprisonnés. Les quatorze autres, Lyvvi n’avait même pas retenu leurs noms. Elle se souvenait seulement de leur regard vitreux.

Ils avaient tous les quatre fait quelques centaines de mètres en silence avant d’entendre les grognements d’une meute au loin. En contrebas de la colline, par dizaine, étaient enchaînées les bêtes de leurs geôliers. Un peu à l’écart, deux d’entre elles, dans une cage, étaient recouvertes de plaies et de sang. Un plaisir malsain avait gagné Lyvvi en voyant leur état, seul le regard blessé des deux immortels l’avait empêchée de l’exprimer pleinement. Malgré la distance les séparant des monstres, elle n’avait pu empêcher la terreur de gagner ses tripes. Elle avait inconsciemment resserré ses bras autour de son corps et le souvenir de leurs crocs autour de son torse lui était revenu.

Les cneguils, comme s’appelaient ces monstres, faisaient la hauteur d’un elfe. Leurs mâchoires longues et carrées étaient capables de broyer un nain en deux. Leurs canines et leurs griffes s’enfonçaient dans la chair sans résistance. Ces carnivores avaient été, dans les premiers âges, domestiqués par les elfes. Ils pouvaient vivre en osmose avec eux, servant tout autant au travail des champs que de monture de guerre et ils n’hésitaient pas à dévorer ceux s’en prenant à leurs maîtres.

Quelle folie poussait les elfes à vouloir libérer ces abominations ?

Lundhyll et Eridani s’étaient précautionneusement approchés de la cage en évitant les autres monstres les observant dans un silence alerte. La naine, restée aux côtés de Lyvvi, insultait copieusement les deux immortels dans sa langue natale. L’elfette avait commencé à défaire la corde bloquant les portes quand les deux cneguils s’étaient relevés déclenchant un mouvement de recul de la part des immortels.

Lyvvi pouvait presque sentir la peur irradier de leur personne. Ils avaient hésité quelques secondes avant de finir leur besogne, Lundhyll semblant murmurer des paroles rassurantes aux bêtes pendant qu’Eridani finissait d’ouvrir la cage.

— Foutus Sirlian et leurs corniauds !

— Corniaud ? Demanda Lyvvi

Arsenia s’était contentée de lui montrer les cneguils pour répondre à son interrogation. Les portes furent enfin ouvertes et les elfes signalèrent aux monstres réfugiés au fond en gémissant de sortir. Au moment où Lundhyll s’apprêtait à pénétrer à l’intérieur, la meute enchaînée brisa son silence et des grognements se firent entendre. Les autres étaient sortis de leur torpeur. Un monstre avait tenté de sauter sur Eridani et l’elfette ne devait sa survie qu’à la chaîne retenant la bête. Les carnivores dans la cage avaient sauté sur ce dernier, l’avaient attaqué et dévoré sans lui laisser une chance.

Leur situation s’était alors dégradée.

Un cneguil enchaîné avait commencé à hurler et ses congénères avaient fait de même. Arsenia lui avait attrapé la main au moment où les elfes s’en retournaient et elles s’étaient mises à courir en direction de la forêt. Les immortels les avaient rejointes aussi rapidement que leur état l’avait permis. Ils avaient couru plusieurs minutes avant de devoir faire une pause entre les arbres aux troncs et feuilles noirâtres. Leurs corps n’avaient pas l’énergie nécessaire pour continuer plus longtemps. Ils avaient avancé en marchant d’un pas rapide.

Lyvvi ne pouvait pas s’empêcher de comparer la sensation de cette terre grisâtre à celle de leur prison. Son regard n’arrivait pas à se fixer, tant ses yeux n’étaient pas habitués à voir le monde l’entourant.

— Arbre ? Questionna-t-elle en touchant une chose immense.

Eridani acquiesça silencieusement. L’elfette ne l’avait jamais dit clairement, mais elle avait toujours douté des explications d’Arsenia sur son amnésie, de son ignorance du monde et de ce qui le composait. Peut-être s’était-elle imaginé qu’il s’agissait d’un de leurs jeux pour les attendrir ?

Malgré les questions se chevauchant dans son esprit, Lyvvi préférait les garder pour elle-même jusqu’à ce qu’elle soit sûre d’être en sécurité. Tout ce qu’elle pensait avoir compris de ce monde extérieur se heurtait à la réalité et la rendait confuse.

Elle n’était sûre que d’une chose : cette fois, ils étaient allés bien plus loin.

Arsenia lui avait conseillé de chasser de son esprit cette évasion avortée et les compagnons de cette époque. Elle l’avait murmuré dans la langue de Lyvvi. Ainsi les nouveaux prisonniers ne pouvaient pas les comprendre. Cette langue, elle l’avait parlée à son réveil et Arsenia l’avait apprise en même temps qu’elle lui enseignait le Migma. Comment Lyvvi la connaissait-elle ? Que représentaient les mots qu’elle prononçait ? Elle ne s’en souvenait plus. Elle savait les vocables, mais son esprit était incapable de lui montrer ces choses qu’ils désignaient.

Ils avaient tous les quatre pu avancer pendant plusieurs heures, dissimulant au maximum leurs traces. Leurs geôliers ne semblaient pas s’être lancés à leur poursuite. Souvent Lundhyll fermait les yeux, renfermé en lui-même. Son regard croisait celui d’Eridani dans un dialogue muet, puis ils continuaient d’avancer, bifurquant sur le chemin. Arsenia et Lyvvi les suivaient sans mot dire, leur confiant leur vie.

Chaque son les faisait se retourner et tendre l’oreille. La naine avait fait part de son inquiétude face à cette absence de poursuite. Ils auraient déjà dû les avoir rattrapés, les avoir ramenés sous terre. Eridani pensait que les cneguils avaient, malgré eux, servi de diversion. La tristesse dans sa voix avait étonné Lyvvi. Arsenia avait tenté de la rassurer suggérant une fuite de leur part.

Quand ils s’approchèrent de l’orée de la forêt dans la nuit tombante, ils les avaient alors entendus : les hurlements, les grognements et les cris venant de derrière eux. Leurs geôliers avaient retrouvé leurs traces et leur course recommença à l’instant où ils quittèrent les sous-bois.

— Lun ? Fit Eridani inquiète.

— Ils sont à plusieurs lieues… Il faut gagner du temps.

Une flèche alla se planter quelques mètres devant Lyvvi au moment où elle déviait sa course pour éviter un rocher. Un cor se fit entendre dans son dos et un autre lui fit écho à sa droite. La densité des sous-bois avait permis de ralentir la progression de leurs geôliers montés sur des bêtes, mais maintenant qu’ils étaient eux aussi sortis de la forêt, ils gagnaient rapidement du terrain.

Un cneguil lui passa juste au-dessus de la tête quand elle dérapa sur une pierre. Se remettant sur ses pieds, elle se glissa entre les pattes évitant une gueule de peu. Elle vit du coin de l’œil ses compagnons faisant de même, glissant et déviant leurs courses à chaque tentative des carnivores de les saisir. Arsenia et elle s’en sortaient grâce à leur petite taille ; les deux elfes semblaient avoir fait cet exercice toute leur vie. Mais la fatigue était plus forte. Des mois de privations et de tortures auraient rapidement raison de leur résistance.

Ce fut au moment où un monstre blanc attrapa Arsenia par la jambe qu’un autre de couleur fauve sauta à la gorge de la première bête. Il tenta de ses crocs de percer la fourrure épaisse. Le cavalier de l’abomination essaya de transpercer de son épée le nouveau venu. Ce dernier se dégagea rapidement et se jeta sur lui, lui arrachant la tête d’un coup de mâchoire.

Lyvvi reconnut l’un des cneguils libérés par les elfes. Un second, couleur crème, apparut au loin et se mêla au combat. À eux deux, ils réussirent à achever la première bête avant de se faire attaquer par les monstres de leurs bourreaux. Les cavaliers tentèrent de les abattre avec des flèches, mais leurs pelages épais les protégeaient.

Les quatre prisonniers se retrouvaient au milieu de cette mêlée, évitant les corps se fracassant les uns contre les autres et tentant de se dégager de là. Elle vit une échappatoire et attrapa la main d’Eridani à ses côtés la tirant avec elle sous les pattes d’une bête, se baissant pour éviter la lame venant à leur rencontre. Lundhyll et Arsenia avaient réussi à faire de même. Ils firent quelques mètres avant qu’une volée de flèches ne se plante à leur pied. Ils entendirent au loin un rire cristallin.

C’était la voix d’Elfyr. Cette elfette était la favorite d’Egor le responsable de leurs tourments. Elle avait une peau de bronze, des cheveux châtains et un regard d’argent. Elle était celle ayant le plus d’imagination lorsqu’il s’agissait de s’amuser avec eux. Elle était celle que Lyvvi haïssait plus que tout.

En relevant la tête, celle-ci put la voir montée sur un animal aussi grand que les cneguils, mais dont le crâne était recouvert de longues ramures épaisses et larges comme la paume d’une main, le fin pelage laissait apercevoir la puissance de ses muscles. Se tenait à ses côtés d’autres animaux montés par des elfes et des Skiasi, ces créatures ressemblant étrangement aux premiers, mais avec une peau translucide et un instinct sadique dépassant l’entendement. Ils vivaient pour le plaisir de la souffrance. Ils étaient les Maîtres. Communiquant entre eux silencieusement.

Ils se mirent à les charger quand vinrent à eux les gémissements des cneguils les ayant défendus. Se détournant de l’attaque, Lyvvi se dirigea vers la meute pour prendre une arme aux ennemis tombés. Lundhyll et Arsenia avaient déjà des cadavres à leurs pieds, Eridani tentait de combattre seule deux d’entre eux. Instinctivement, l’étrangère se saisit d’une flèche plantée dans le sol au moment où elle était soulevée dans les airs. Un elfe l’attira à lui et elle planta la pointe dans l’œil de sa monture la faisant se cabrer sous la douleur. Elle dégagea son arme pour la planter plusieurs fois dans le bras de son ennemi le forçant à lâcher prise. S’écrasant au sol, elle rampa loin des sabots et se retrouva à nouveau saisie par une des créatures. Elle vit au loin Lundhyll être séparé d’Arsenia assaillie de tous les côtés. Eridani et les deux bêtes ensanglantées faisaient face une ultime fois à leurs tortionnaires.

C’était la naine et elle qu’ils voulaient, leurs compagnons elfiques n’étaient qu’un divertissement.

Une flèche griffa sa joue et alla s’enfoncer dans la tête de l’immortel la tenant. D’autres se plantèrent dans le dos de leurs ennemis s’apprêtant à achever Lundhyll et Eridani. Elle vit une dizaine de cavaliers charger dans leur direction. Elfyr et les autres s’enfuirent dans la forêt, laissant derrière eux leurs sous-fifres combattre leurs sauveurs.

L’un d’eux s’approcha de Lyvvi sur un carnivore au pelage blanc taché de sang, son visage céruléen était déformé par trois crevasses recouvrant le côté gauche et laissant son œil translucide. Terrifiée par le monstre, elle recula de plusieurs mètres. Le cavalier percevant sa peur descendit après s’être assuré de la situation alentour et s’approcha lentement d’elle. Elle se sentit stupide de brandir sa flèche cassée quand l’elfe avait toujours son épée à la main. Sentant dans son attitude la défiance de l’étrangère, il fit signe à son cneguil de s’écarter, tandis que le reste de leurs sauveurs finissaient de s’occuper de leurs geôliers.

— Lyv !

Lyvvi reconnut la voix d’Eridani et vit Lundhyll penché au-dessus d’un corps. Arsenia avait sa tête reposant sur les genoux de l’elfette, leur compagnon s’affairant à panser ses blessures. Elle courut à travers les cadavres jonchant le sol sans prêter attention à ceux l’entourant. Si leurs compagnons Sirlian avaient baissé leurs gardes c’est qu’il n’y avait rien à craindre d’eux.

En arrivant auprès de son amie, elle put voir le sang s’écouler d’une plaie le long de son torse, les chairs écartelées par la violence du coup. Elle pouvait presque distinguer les organes sous la déchirure faite par les griffes d’un carnivore. Elle avait si souvent vu ce genre de blessures qu’elle savait les chances de survie inexistantes.

— Arsie !

La manière dont elle l’appelait au début, quand elle ne maîtrisait pas leur langue, lui revenait à chaque fois qu’elle se sentait perdue, comme une enfant. Les larmes embrumaient sa vue et une boule s’était formée dans sa gorge. Sa main vint se poser sur le visage de la naine et caressa le duvet de barbe. Elle dut se pencher pour comprendre les paroles murmurées par son amie.

— Lyv… Prends-les…

— Quoi ? Non ! Non… Ça va aller… Arsie… On va s’en sortir… Tu as promis que tu resterais… Tu me guiderais… Je suis perdue sans toi… Ne me laisse pas seule…

— Prends… Protège mon Tiomen… Lyv…

Arsenia saisit de sa main restant l’une des siennes pour la poser sur son avant-bras au-dessus de son moignon. Sous son vêtement, Lyvvi pouvait sentir l’un des bracelets n’ayant jamais quitté son amie et pour lesquels elle avait passé des mois à souffrir. Leurs tortionnaires avaient tout tenté pour les lui arracher, mais ces bijoux étaient scellés à leur porteur. Même dans la mort ils ne pouvaient être retirés du corps. Certains de leurs bourreaux avaient vu leurs mains fondre en essayant de les retirer. Il était uniquement possible de les prendre si leur gardien y consentait pleinement ou quand ils reconnaissaient leur nouveau maître légitime : l’héritier d’Arsenia.

Soulevant sa manche, Lyvvi fut surprise quand le bracelet glissa facilement dans sa main, se détachant du corps de la moribonde. Elle fit de même de l’autre côté, glissant le métal avant de placer rapidement les bijoux sur ses propres bras et de les cacher sous son vêtement. Un de leurs sauveurs arriva peu après et tenta avec la magie des elfes de sauver en vain la vie de son amie. En quelques minutes seulement leur combat s’était achevé. Les nouveaux arrivants massacrant leurs ennemis sans leur laisser une chance.

— Merci… Pu voir…

— Quoi ?

— Karelian

— Arsie… Arsie !

Lyvvi pouvait de nouveau le voir ce regard vitreux exécrable. Cet éclat de mort où plus aucun espoir n’était permis. Elle l’avait observé de si nombreuse fois, mais pas une seule seconde elle ne s’était imaginée qu’il apparaîtrait dans ces yeux cuivrés lui ayant si souvent souri. Ils avaient été les premiers à croiser les siens, ils l’avaient soutenue et guidée pendant des mois. Ils l’avaient fait rire quand elle voulait pleurer, l’avaient bercée quand elle voulait hurler. Ce cuivre avait été son ancre.

Ce cuivre venait de sombrer.

— Qui était-ce ? Demanda le nouveau venu.

— Personne, répondit Lundhyll, juste une naine…

Lyvvi voulut lui répondre et lui cracher au visage qu’elle était bien plus que cela, mais la boule dans sa gorge l’en empêcha. Elle sentit une main sur son épaule et vit les yeux immergés d’Eridani, se retenant de verser ses larmes pour lui apporter du courage. Lundhyll la saisit en évitant soigneusement de toucher ses avants bras. Il savait la souffrance l’attendant.

— Je… Elle… Eri…

Elle s’effondra dans les bras de l’elfe sans pudeur. Il la serra contre son torse et elle sentit des larmes couler sur son crâne nu. La main gauche de l’elfette se glissa dans la sienne, de la droite elle ferma les paupières de la naine.

Arsenia avait été la Reine des nains. Elle avait eu de beaux yeux cuivrés, une peau d’ébène et une barbe couleur bronze. Elle avait passé plus d’une année enfermée dans les souterrains à subir les sévices d’Egor. Il voulait connaître le nom de son enfant, de son héritier pour pouvoir lui arracher ces bracelets permettant d’ouvrir les portes de son royaume caché. Pas une seule fois elle n’avait parlé. Ils avaient tout tenté, usé de leur sadisme le plus fou pour la briser, mais ils n’y étaient pas arrivés. Jusqu’au bout elle les avait défiés, jusqu’au dernier jour elle leur avait craché au visage.

— Tu sais ce que ça veut dire ? Karelian ? Lui demanda doucement Eridani.

— Lunes en nain si je ne me trompe, fit une voix inconnue.

Lyvvi releva la tête pour voir un elfe se tenant aux côtés de Lundhyll. Ils se ressemblaient beaucoup. Ils avaient le même regard bleuté, la même forme de visage. La seule différence entre eux était l’apparence décharnée de son compagnon et la présence de cheveux noirs sur le crâne de l’inconnu.

— Lunes ? Fit-elle perdue.

Lundhyll lui fit signe de regarder le ciel et elle put enfin les voir. Ils lui en avaient tous si souvent parlé. Ils avaient chacun à leur manière décrit ce spectacle. Son esprit avait imaginé des milliers d’images différentes. Maintenant en les voyant, elle se rendait compte à quel point son imagination lui avait fait défaut. Au-dessus d’eux se tenait la voûte étoilée parcourue par des milliards de points lumineux. Par endroits, le fond d’un bleu presque noir, s’éclairait de carnations rougeoyantes et verdoyantes. Au milieu, juste là où son regard portait, elle pouvait enfin les voir.

Les Mères de la nuit : Svetla et Helea, les deux lunes. Svetla, la plus grosse des deux, s’entourait d’un halo bleuté, presque froid, tempérant les ardeurs de la seconde. Helea, plus petite, juste en dessous de sa sœur, irradiait d’une lumière orange, presque rouge, comme un feu en pleine obscurité. La légende voulait que les Elfes soient nés de la lumière de Svetla et les Nains de celle d’Helea.

Alors que leurs sauveurs finissaient de récupérer les flèches, d’empiler le bois et de fouiller les cadavres, leurs montures se repaissaient des bêtes tombées. Lyvvi reprit conscience de la réalité au moment où des bras se saisirent du corps de la Reine. Elle voulut les en empêcher, mais Lundhyll resserra son étreinte autour d’elle et elle suivit des yeux ceux portant son amie. Elle voulait les retenir, leur demander si c’était vraiment ainsi que les nains traitaient leurs morts. Ne devraient-ils pas la mettre en terre ? Recouvrir son corps de pierre ? Allaient-ils vraiment la donner à manger ces abominations de cneguils ?

— On ne peut pas les laisser trouver son corps, murmura Lundhyll en effleurant son avant-bras.

L’elfe avait raison. Egor ne devait pas découvrir son cadavre. Il ne devait pas apprendre qu’elle était morte. Il ne pouvait pas savoir pour la transmission des bracelets. Ces derniers devaient rester cachés jusqu’à ce qu’elle ait accompli sa promesse : trouver son Tiomen. Sa gorge se noua à cette pensée et la bile lui emplit la bouche. Elle se retint de vomir, tout comme elle se retenait de hurler sa douleur.

Aidée de son compagnon, Lyvvi se releva et suivit les autres vers un endroit à l’écart. Elle fut surprise de les voir dévier leur chemin des bêtes ? et se diriger vers un empilement de bois plus petit. Eridani se tenait déjà à côté et l’elfette embrassa une dernière fois le front de la Reine quand ils déposèrent son corps sur le bûcher. Un elfe vint se positionner derrière elle et la serra dans ses bras. Lundhyll enserra les doigts de Lyvvi quand elle se saisit du flambeau tendu et il resta à ses côtés tandis que le corps se consumait.

Les heures suivantes s’étaient écoulées dans le silence. L’elfe ayant tenté de sauver la vie d’Arsenia avait proposé de les faire monter avec eux sur les cneguils, mais la violente réaction des trois anciens prisonniers à cette idée avait mis fin à cette tentative. Ils avaient marché pour mettre le plus de distance possible entre leurs attaquants et eux. Elle avait, de temps à autre, aperçu au loin les bêtes libérées par ses compagnons, gardant leurs distances avec le groupe. Après seulement quelques lieues, quand les trois prisonniers avaient trébuché les uns après les autres, ils avaient été forcés de s’arrêter pour la nuit. Instinctivement tous les trois s’étaient assis ensemble à l’écart du groupe et au plus loin des monstres.

— Cel… Fit une voix.

Plusieurs fois ce son se répéta. Une forme se dessina dans son champ de vision et tira Lyvvi de ses pensées.

— Cel… Cel… Cellaeg.

Une main se saisit de celle de l’elfe à sa gauche et elle vit, celui lui ressemblant, s’accroupir devant eux, l’inquiétude dévorant son visage.

— Tes mains… Elles sont glacées…

À ces mots, les conversations murmurées au loin s’éteignirent et tous les regards se posèrent sur eux. Celui ayant tenu Eridani dans ses bras pendant le bûcher s’était approché de l’elfette et avait à son tour saisi ses mains.

— Cel… Que vous est-il donc arrivé ?

L’immortel laissa couler ses larmes comme seule réponse. Troublé, son semblable mit un temps avant de réagir. Il défit sa cape, enveloppa son compagnon dedans, avant de l’étreindre contre son cœur. À sa droite, l’elfette s’effondrait à son tour et serrait l’inconnu. Silencieusement, Lyvvi se leva et alla s’allonger contre les rochers à quelques mètres de leur camp.

Un être à la peau grise, aux yeux verts et cheveux roux s’approcha d’elle. Sans un mot, il lui tendit une cape avant de retourner auprès des autres. S’enroulant dans le vêtement, elle regarda une dernière fois les astres brillants dans le ciel. Fermant ses paupières, elle chassa au fond de son esprit la peur lui broyant les entrailles.

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