Chapitre 1

Toujours ces voix. Ces grésillements envahissants. Plus envahissants que la réalité, que le parcours des tramways sur les rails, que le passage des aéronefs... Toujours ces vibrations sous le crâne, comme un millier de cris étouffés. Et ces nausées, ce malaise général.

Les voix.

Peut-être une main plaquée sur la bouche. Peut-être séparées de Stephen par une distance conséquente.

Des plaintes. Parce qu’il s’agissait de plaintes, et elles émanaient de derrière cette porte close.

Un écriteau « Fermé » pendait derrière la vitre poussiéreuse. Quand Stephen y collait son visage pour regarder à l’intérieur, il ne voyait que l’obscurité. Une obscurité épaisse qui ne laissait aucun indice quant à ce qui se trouvait de l’autre côté.

Tout autour de lui, la neige. Des épaisseurs d’une neige immaculée. Aucune empreinte de pas ni traînée abandonnée dans le sillage d’une charrette. Rien que la neige. Partout, la neige. Une longue rue de neige, dépourvue de vie. Stephen ne reconnut pas les hauts toits de la capitale, ceux qui flamboyaient sous le soleil levant, froid dans l’hiver qui n’en finissait pas. Il ne reconnut pas les imposantes maisons avec leurs grands frontons, soutenues par des colonnes que le temps et la guerre avaient abîmées. Mais il reconnut le même froid qui régnait sur Ervicje depuis avant la guerre. Ce froid qu’il connaissait par cœur dans cet endroit qu’il connaissait par cœur sans le connaître, sans jamais en savoir plus que les irrégularités du bois de cette porte vitrée, l’assurance des lettres qui composaient l’écriteau « Fermé » ou l’obscurité qui régnait à l’intérieur.

 

 

Encore un rêve, songea Azem en voyant Stephen assis en tailleur sur le lit défait.

Les paupières closes, Stephen reprenait lentement son souffle. Dans la lumière tamisée de l’étroite pièce, le jeune homme paraissait presque serein, mais Azem connaissait l’incompréhension que ressentait son compagnon à cet instant précis.

Encore ce rêve, se corrigea-t-il, amer.

D’habitude, il s’empêchait d’y penser, mais, cette fois, c’était différent. Il savait des choses qu’ignorait Stephen et il lui fallait agir au plus vite. Il ne voulait pas... Il ferma les yeux pour chasser cette pensée de son esprit. Il ne devait pas mélanger ses enquêtes et sa vie personnelle ; dans le cas présent, la frontière s’amincissait pourtant entre les deux.

— Je dois comprendre pourquoi Stephen fait ce rêve à répétition, s’excusa-t-il presque, un peu plus tard, à sa sœur.

Il n’aimait pas la déranger. Il lui semblait qu’elle avait toujours mieux à faire que retrouver son grand frère casse-pied dans leur café favori. Travailler, par exemple. La connaissant, elle devait avoir mille projets sur le feu ; des tas de livres ouverts dans son appartement de l’ancien centre-ville ; des études de cas relatifs à l’archéorêve, son domaine de compétence.

Pour toute réponse, Nasrim avala une gorgée de son café au lait.

La rumeur ambiante ne facilitait pas la conversation, mais Azem n’avait rien trouvé de plus rassurant que la Cafetière bouillante. Il y avait, sous ces ampoules nues, une atmosphère presque chaleureuse. Entre ces murs bruns, patinés par le temps et couverts de miroirs poussiéreux, Azem se coupait des rues enneigées d’Ervicje et de ses ruines encore béantes. Il préférait retrouver sa sœur ici, plutôt que lui donner rendez-vous à son appartement, quelque part entre un vieil hôtel abandonné, des entrepôts à moitié brûlés et d’autres blocs d’appartements aux marches d’escalier glissantes.

Azem aurait pu comprendre que Stephen se réfugiât dans un rêve si celui-ci n’était pas si sinistre, à l’image de la vie dans les remparts d’Ervicje.

— La plupart du temps, un rêve est une mise en condition que t’envoie ton esprit pour analyser la façon dont tu vas te sortir du pétrin ou régler un problème, expliqua Nasrim.

— C’est se faire poursuivre par un tueur en série ou le monstre qui dort sous le lit, ce que tu me décris là.

— Les cauchemars sont des rêves, au même titre que le rêve lucide, créatif, prémonitoire ou sexuel.

Azem hocha la tête. Pour l’instant, sa sœur parlait clairement, même s’il craignait le moment où ses propos basculeraient dans l’incompréhensible pour l’amateur qu’il était.

— Tu penses donc que le rêve de Stephen est une mise en condition pour qu’il règle un problème ?

— À mon avis, il doit franchir la porte, et peut-être que l’écriteau « Fermé » l’en dissuade.

— Il dit qu’il ne voit rien de l’autre côté.

— Mais il essaie de regarder, ce qui indique une volonté de sa part d’en savoir plus.

Azem garda le silence un instant.

Stephen lui avait fait part de cette volonté que décrivait Nasrim. De sa propre analyse, il lui fallait franchir la porte.

Franchir la porte.

Et ensuite ? Son rêve s’arrêterait-il ou Stephen errerait-il dans un nouvel environnement jusqu’au prochain obstacle ?

Azem fit part de ses questionnements à sa sœur.

— Seul Stephen peut débloquer ce rêve. Il peut choisir d’en rester là dès qu’il entrera dans l’établissement ou d’explorer celui-ci. Ça dépend aussi de ce que renferme son rêve.

— C’est-à-dire ?

— Il peut s’agir d’un traumatisme. C’est très fréquent depuis la fin de la guerre. Des scènes ressurgissent dans les rêves des gens qui ont assisté à des évènements traumatisants.

Azem frémit. Il avait participé aux conflits, près de l’Arluuvie, au nord du pays. Il y avait vu des paysages magnifiques à jamais souillés du sang des soldats, des maisons brûlées, des familles sur le chemin de l’exode vers Ervicje. Les pertes qu’il y avait subies refaisaient parfois surface, mais il se débrouillait généralement pour les enterrer sous des couches de vide. Il coupait court à toutes ses pensées, s’imaginait un lieu paisible, avant de réintégrer le moment présent. Cette technique, il l’avait apprise à Stephen dès que son rêve était devenu récurrent. Elle fonctionnait bien, au début. Elle repoussait le retour du rêve. Plus aujourd’hui. La méditation ne suffisait plus. La présence d’Azem et ses cajoleries ne suffisaient plus. Il fallait à Stephen éradiquer le problème à la racine.

Franchir la porte.

— Stephen a eu de la famille en Arluuvie, suggéra Azem.

— A-t-il souffert de sa disparition ?

— Pas que je sache.

Azem réalisa combien il ignorait les détails de la vie de Stephen avant leur rencontre, avant la guerre et la disparition totale de l’Arluuvie. Qui était-il avant de venir enseigner à la capitale ? Qui avait-il connu ? Avait-il emprunté cette route entre le nord et Ervicje ? Seul ? Avait-il traversé des villages abandonnés ?

— Je sais juste qu’il n’était pas proche de sa famille, ni celle en Arluuvie ni le reste. Il ne m’en a jamais vraiment parlé.

Nasrim hocha à nouveau la tête. Azem la trouva très froide dans son approche de la situation. Il en déduisit qu’elle analysait déjà, mettant de côté leur fraternité pour ne pas influencer son esprit critique.

— De toute façon, rien n’indique, pour l’instant, que ce rêve soit lié à l’Arluuvie, déclara-t-elle.

Elle marqua une très courte pause.

— Je suppose que tu ne m’as pas appelée simplement pour en débattre ?

Azem la reconnut bien là.

— Non. J’aimerais – si c’est possible ! – que tu fouilles le rêve de Stephen. Peut-être que tu remarqueras quelque chose qui est sous son nez et que lui ne voit pas.

Peut-être que tu lui donneras la clé pour franchir la porte.

Nasrim vida sa tasse.

— D’accord.

Une première étape franchie.

Mais Nasrim parut soudain gênée. Le regard tourné vers la fenêtre embuée à côté de leur table, elle se mit à jouer avec l’anse de sa tasse.

— As-tu envisagé d’autres recours ? demanda-t-elle à voix très basse. Si mon intervention n’y change rien, avez-vous déjà songé, Stephen et toi, à l’aider à oublier ce rêve ?

— Je ne mange pas de ce pain-là.

Azem avait répondu très vite. Les tisanes et les rituels, très peu pour lui. Il voyait, chaque jour, les ravages de ces nouvelles croyances en les signes. Il voyait aussi les gens sombrer dans un désespoir encore plus grand que s’ils n’avaient pas cru en ces bêtises. Les signes ne rendraient pas sa prestance à Ervicje. Ils n’interrompraient pas l’hiver qui s’éternisait depuis des mois. Ils ne ranimeraient pas les corps désarticulés sous les bombes. Quant à ces réunions secrètes dans de vieux bunkers réaménagés, dans des arrière-boutiques ou derrière quelque porte blindée d’un entrepôt désaffecté, elles fragilisaient encore plus la capitale. Elles la scindaient en deux : ceux qui croyaient en les signes, comme autrefois, et ceux qui n’y croyaient pas.

— On s’en tient à ce qu’on a dit, insista Azem. Je dois juste parler à Stephen, d’abord. Il est assez frileux à l’idée des nouvelles expériences.

Nasrim posa la main sur celle de son frère et le regarda dans le fond des yeux.

— Ça va aller. Tu as toujours eu les mots qu’il faut pour moi, et je ne doute pas que tu aies toujours ceux qu’il faut aussi pour Stephen.

Elle avait également vécu des moments difficiles à la mort de leur frère, sur le front de l’Arluuvie. Il avait disparu là-bas avec tous les autres. Avec ses frères d’arme, avec les habitants, les verts pâturages et les moutons qui paissaient là, avec les petites clôtures bancales, les maisons, les rues tout entières et la région dans son ensemble. Aujourd’hui, il n’en restait qu’un vaste néant brumeux d’où rien ne sortait jamais.

Nasrim avait sa préférence pour leur frère, Azem le savait bien. La complicité des jumeaux... Lui était celui qui les gardait à l’œil en l’absence de leurs parents, qui les préservait de bien des bêtises ; celui, en somme, qui faisait obstruction à leurs jeux sans fin.

Il regagna les blocs d’appartements, les imposants tuyaux de leur chaufferie et leurs paliers extérieurs privés de garde-fous. Une à une, il monta les marches. Parfois, quelqu’un jetait de l’eau brûlante dessus pour faire fondre la neige. Les flocons s’y redéposaient aussitôt. Agrippé à la rampe – habitude récente mise en place pour ne pas glisser bêtement –, Azem atteignit le quatrième étage. Sur le chemin du retour, il avait revu Hamdi courant sur les pavés mal sertis et s’émerveillant des aéronefs en les montrant du doigt. C’est le cœur serré qu’il franchit la porte de l’appartement.

Franchir la porte.

S’il n’aidait pas Stephen, si Nasrim n’aidait pas Stephen, le rêve se répéterait. Azem ne supportait plus de voir son compagnon assis sur le lit, qui répétait inlassablement ses exercices de respiration pour se calmer, alors qu’ils n’agissaient plus depuis longtemps. Il se sentait si impuissant et si bête de ne pas pouvoir intervenir lui-même dans son rêve pour le ramener auprès de lui. Il aurait préféré ne pas ennuyer Nasrim avec ça. Son métier consistait à restaurer la mémoire d’avant la guerre, pas à fouiller les rêves du petit ami de son frère.

— Stephen ? appela-t-il depuis l’entrée.

— En haut.

Dans son bureau, probablement.

Stephen y passait le plus clair de son temps lorsqu’il n’enseignait pas, et celui qu’on lui allouait à l’université était trop bruyant à son goût. Il avait donc aménagé la mezzanine pour y installer ses étagères chargées de livres, ses carnets de notes et son bric-à-brac du parfait universitaire. Azem voyait en lui un peu de Nasrim, lorsqu’ils vivaient encore chez leurs parents, quelques années plus tôt.

Azem traversa la pièce à vivre, ses pas étouffés par les tapis élimés, et monta l’échelle métallique de la mezzanine. Pour le principe, il frappa trois petits coups sur la dernière marche, puis attendit que Stephen l’autorisât à le rejoindre.

Quand son petit ami abandonna ses notes pour se tourner vers lui, ce sourire fatigué sur les lèvres, Azem retrouva foi en sa décision de laisser intervenir Nasrim.

Le sourire de Stephen s’évanouit.

— Tu as ce regard qui veut dire que quelque chose ne va pas.

Azem se hissa sur le palier. Il détestait déjà la tournure que prenait la conversation. Stephen se montrait doué pour détecter les changements chez quelqu’un. Il lisait en Azem comme dans un livre ouvert, c’était à la fois agaçant et flatteur. Avec les autres, il se contentait de se replier dans sa carapace quand intervenait un bouleversement. Avec Azem, il s’aventurait parfois à poser une question, mais, toujours, il se sentait concerné.

Azem prit une profonde inspiration, avant de se jeter à l’eau.

— Rien ne va, déclara-t-il en retenant un soupir las.

Il débarrassa le fauteuil, que Stephen encombrait toujours de carnets, et s’y installa. À côté de lui, Stephen prit sa main et la serra dans la sienne.

— Rien ne va, répéta Azem, et c’est pour cette raison que j’ai décidé d’y remédier.

Stephen haussa un sourcil interrogateur. Ses doigts se crispèrent autour de la main d’Azem.

— J’ai demandé à Nasrim de fouiller ton rêve pour...

— C’est hors de question ! se récria Stephen.

Il lâcha Azem.

— Pour essayer d’en tirer du nouveau, termina malgré tout son compagnon. Peut-être qu’elle remarquera un détail que toi, tu ne vois pas.

— Je connais ce rêve par cœur, et tu sais pourquoi ?

Azem connaissait la réponse, mais refusait de s’engager sur ce terrain glissant. Pas avec Stephen. Pas en ces circonstances.

— Parce que je le fais presque chaque nuit.

— Précisément, trancha-t-il. Nasrim est déjà au courant, de toute façon.

— Et donc ? Je n’ai pas mon mot à dire ? C’est mon rêve, Azem.

— Et c’est notre vie de couple ! On ne peut pas continuer comme ça, ni toi ni moi. On ne peut pas faire comme si de rien n’était, et je ne peux pas te regarder en me disant que je ne sers à rien.

Stephen éclata d’un rire sans joie.

— C’est donc ça, marmonna-t-il en retournant à ses documents.

Il jeta un regard de coin à son compagnon.

— Tu n’acceptes pas l’idée d’être désarmé face à ce que tu ne comprends pas.

— Tu ne comprends pas plus que moi, sinon, tu ne resterais pas coincé devant une porte fermée !

Azem regretta aussitôt ses paroles. Stephen se leva et quitta la mezzanine.

— Stephen ! le rappela Azem.

Il le suivit dans la pièce à vivre, parmi ces objets du quotidien que Stephen affectionnait tant.

— Stephen.

L’intéressé s’immobilisa.

— Si je me suis engagé auprès de toi, c’est aussi pour t’aider quand j’en ai la possibilité.

— Là, ce n’est pas le cas.

— Si. Grâce à Nasrim. C’est une pointure dans son domaine.

— Je sais. On travaille dans la même université, tu te souviens ?

Azem ne nota plus aucune agressivité dans la voix de Stephen, juste un mécanisme d’autodéfense qui visait à l’éloigner. Il tenta néanmoins d’approcher. Stephen ne recula pas.

— Je ne t’obligerai à rien, dit-il.

— Ça aussi, je le sais.

Azem se réjouit de l’entendre. Il n’y avait pas une once de mauvaise foi en Stephen, seulement la peur que l’on fouillât dans sa vie privée. Sœur d’Azem ou non, il ne tolérait aucune exception, et Azem s’attendait d’ailleurs à un refus catégorique.

Seconde étape en passe d’être franchie.

— J’accorde à Nasrim un seul essai. C’est mon rêve, c’est personnel, tu comprends ?

Azem acquiesça. Il n’avait jamais connu Stephen autrement que très discret sur ce qui touchait à son intimité. Il ne s’épanchait pas et parlait rarement de sa vie d’avant Azem. Sa famille en Arluuvie, son rapport à la guerre, terminée un an plus tôt... Azem n’en savait pas grand-chose. Il n’insistait pas, même s’il aurait aimé en apprendre davantage, mais quand Stephen lui disait que c’était personnel, il le comprenait vraiment ; lui-même ne se dévoilait pas beaucoup.

Soulagé du choix de Stephen, il lui ouvrit ses bras. Stephen s’y blottit, mais Azem ne le sentit pas comme d’habitude. Il avait le dos raide, et sa tête ne reposait pas complètement sur son épaule. Azem espéra ne pas avoir mis en péril la confiance que Stephen plaçait en lui.

 

Le soir même, Nasrim se présenta chez eux. Autour d’un verre, elle leur expliqua à quoi se résumerait l’expérience, et Azem la remercia intérieurement de ne pas prononcer ce mot, « expérience », devant Stephen. Il se doutait qu’elle percevait la situation sous cet angle distant qu’exigeait la science, mais travailler dans un bureau à longueur de temps n’avait pas altéré son empathie naturelle.

— Stephen n’aura rien à faire, si ce n’est s’endormir. Est-ce que tu éprouves des difficultés à l’endormissement ?

Stephen hocha la tête par la négative.

— Je suis trop fatigué, et...

Il adressa un regard hésitant à Azem. D’un signe de tête à peine décelable, il lui fit comprendre qu’il pouvait parler librement devant Nasrim, qu’elle n’émettrait aucun jugement.

— Je suis comme attiré par ce rêve. Il ne se déroule pas comme un autre. Je n’y entre pas. Je m’endors et je me retrouve dans cette rue, devant cette porte dont je n’ai pas la clé.

— As-tu envisagé la possibilité de devoir franchir cette porte ?

— Ça me paraît évident, mais je ne cherche pas la clé. Je regarde à l’intérieur du bâtiment, mais je ne distingue rien. Je me contente de regarder, sans chercher la clé, même si je sais que je dois franchir la porte.

— Tu dois ? questionna Azem.

— C’est le sentiment que j’ai, mais c’est bizarre parce que je sais que je dois entrer, mais je ne cherche pas la clé. Je ne cherche aucun moyen de franchir la porte, et comment pourrais-je y arriver sans la clé ?

Nasrim écoutait attentivement, silencieuse.

— À mon avis, une partie de toi a compris qu’il ne sert à rien de chercher la clé et qu’il existe une autre façon d’entrer. N’oublie pas qu’il s’agit d’un rêve, il n’a pas à être rationnel de bout en bout. Son but est de t’envoyer un message.

— Veux-tu que je franchisse la porte ?

Franchis cette porte, bon sang !

— Je veux que tu fasses comme si je n’étais pas là, répondit Nasrim. Normalement, tu percevras à peine ma présence, puisque je n’interviendrai pas dans ton rêve. J’observerai simplement ; mon rôle n’est pas de t’indiquer les éléments qui t’échappent. À notre retour, je te ferai part de mes impressions pour t’aider à interpréter ton rêve et les éléments qui le composent.

Le groupe se réunit autour du lit, aménagé près d’une petite fenêtre qui donnait sur le vieil hôtel abandonné. Nasrim avait insisté pour que Stephen s’endormît dans son environnement naturel, sous la lourde couverture de laine ravaudée, à la lueur de la lampe, qu’un tuyau alimentait en gaz. Elle projetait la silhouette tendue d’Azem et celle, plus petite, de Nasrim. Dehors, l’enseigne de l’hôtel semblait vouée à clignoter à jamais, le grésillement de ses tubes fluorescents troublant le silence de l’appartement.

 

Stephen dormait à présent, la main dans celle, serrée, d’Azem. Lui jetait des regards qu’il croyait discrets à sa sœur, mais elle ne lui en dit rien. Elle se concentra sur le sommeil de Stephen, sur sa respiration tranquille, sur son pouls qui battait sous la peau fine de son poignet. Le pouce posé dessus, elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration.

Boum. Boum. Boum.

Son ouïe se brouilla comme si elle nageait sous l’eau. Son esprit évoluait dans une obscurité pleine au bout de laquelle émergea une minuscule lueur : le rêve de Stephen. Elle se dirigea dans sa direction, et, peu à peu, le craquement de la neige sous des pas lui parvint. Elle approcha encore et constata le silence qui régnait au-delà du craquement.

La rue dans laquelle elle déboucha était déserte en dehors de Stephen. Il se tenait devant ce qui s’apparentait à une échoppe. Le panneau « Fermé » le laissait, en tout cas, à penser. Nasrim s’arrêta pour observer Stephen. Il regardait maintenant à l’intérieur de l’établissement. Pour ne pas l’influencer, Nasrim s’interdit de penser à la porte qu’il devait sûrement franchir. Puis elle se concentra sur l’environnement dans lequel se déroulait le rêve.

Une rue déserte, la neige immaculée, non foulée. Elle ne vit que les empreintes de Stephen. Personne n’avait marché là depuis un moment. Des flocons tombaient, trop rares pour recouvrir d’éventuelles empreintes.

L’attention de Nasrim revint sur la porte close, sur le panneau « Fermé ». Il n’y avait rien à l’intérieur de l’établissement, elle le sentait. De l’autre côté, ce n’était que ténèbres. Elle s’éloigna un peu pour échapper à l’emprise du rêve. Son regard se posa sur les fenêtres au-dessus de l’entrée. Des rideaux blancs obstruaient la vue. Encore au-dessus, des volets de bois étaient fermés.

Franchir la porte, pensa Nasrim.

Elle s’était rapprochée de Stephen. L’écriteau pendait au bout d’une chaîne suspendue à un petit clou, lui-même planté dans le bois de la porte. La porte aux petites vitres carrées derrière lesquelles il n’y avait rien. Nasrim le savait. Inexplicablement, en son for intérieur, elle savait que, là où auraient dû se dresser des rayonnages chargés de souvenirs arluuviens, de vivres ou des vitrines de bijoux, ne se répandait que l’obscurité. Celle-ci n’abritait rien en elle, si ce n’était encore plus d’obscurité.

Stephen posa la main sur la poignée. Nasrim ressentit le froid qui traversa sa paume. Il se ravisa aussitôt. Elle ressentit aussi les ténèbres qui grandissaient à l’intérieur, gonflant contre la porte. Le vieux bois grinçait sous son évolution. Les vitres crissaient. L’air se chargea d’une aura malsaine, mais Nasrim n’aurait pu l’expliquer. Il flottait quelque chose qui la mettait mal à l’aise, et un frisson dévala son dos.

 

Elle se réveilla, les mains moites et la bouche sèche. Sans lui accorder de répit, Azem l’interrogea de ses grands yeux noirs.

— Je n’en sais pas beaucoup plus, murmura-t-elle pour ne pas réveiller Stephen.

D’un signe de tête, elle invita son frère à la suivre au salon pour le laisser dormir.

— Stephen a fini de rêver, et je comprends un peu mieux pourquoi ce rêve le hante. Il y a là-bas quelque chose...

Elle plissa les yeux comme pour essayer de se remémorer précisément ce qu’elle avait vu, mais elle n’avait rien vu. Ce n’était là que pressentiments. Non. Pas tout à fait, puisqu’elle savait.

— C’est incompréhensible, admit-elle finalement. D’habitude, j’arrive à rester en marge du rêve pour explorer l’environnement. Pas là. J’étais, moi aussi, attirée par la porte.

— Stephen l’a-t-il franchie ?

— Il y a comme une présence, à l’intérieur, qui l’en dissuade. Moi, je n’ai vu que des ténèbres, mais j’ai le sentiment que Stephen a une idée de quoi il s’agit. Il lui faut maintenant s’en souvenir pour affronter ce qui l’effraie dans ces ténèbres et entrer dans le bâtiment. Pour moi, les réponses que cherche Stephen se trouvent de l’autre côté, et l’écriteau « Fermé » indique l’inaccessibilité de ces réponses.

— À cause de la peur ?

— Je dirais que oui.

Azem hocha la tête, mais son regard était vague. Les explications de Nasrim ne l’avançaient pas plus, elle en avait bien conscience.

— Je peux aussi te dire que je n’ai pas reconnu Ervicje, poursuivit-elle. Je n’ai pas vu de toits d’or, ni de colonnes, ni de frontons... Je n’ai même pas vu un seul clocher. Les maisons étaient accolées les unes aux autres, avec des pans de bois sur la façade.

— Des maisons à colombages ?

— Oui. Et des toits pentus.

— Pour évacuer la neige, réfléchit Azem à voix haute. Stephen m’a parlé de la neige.

— Il y en a beaucoup, et personne n’y a marché avant Stephen. Peut-être qu’elle symbolise la peur de souiller cet endroit.

Nasrim tenta à nouveau de se souvenir de ce qu’elle avait vu concrètement, mais les pressentiments dominaient ses pensées.

— Ou peut-être que son rêve se situe bêtement dans un lieu où il neige.

— Auquel penses-tu ? demanda Nasrim.

— L’Arluuvie.

— Parce que Stephen y avait de la famille ?

— Et parce que la région a disparu sans laisser de trace.

Nasrim se perdit un instant dans ses souvenirs, lorsqu’elle avait appris la disparition de l’Arluuvie. Comment une région entière pouvait-elle simplement disparaître de la carte ? Son nom n’apparaissait même plus sur les planisphères, comme si elle n’avait jamais existé.

— Je vais attendre qu’il se réveille pour faire le point avec lui, si tu le permets.

— Ça ne peut pas attendre demain matin ? demanda Azem. Tu pourrais dormir ici...

— Je préfère m’en occuper tant que les souvenirs de son rêve sont encore frais.

Azem se leva sans dire un mot.

— Ce n’est pas un rêve comme les autres, Azem. J’y ai pressenti des choses, alors que je suis censée n’être qu’une observatrice.

— Et après ? lança Azem sur un ton de défi. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que tu n’as pas plus de réponses qu’avant de fouiller le rêve ! On n’est pas plus avancé, Nasrim, et j’ai besoin de réponses maintenant. Pas dans trois ou quatre, ou dix rêves. Maintenant.

Nasrim lui trouva un air vraiment angoissé. Il y avait là plus qu’une inquiétude liée à l’état de Stephen, mais Nasrim n’en fit rien. Elle avait exécuté la tâche qu’Azem lui avait demandée et, même s’il n’en ressortait pas grand-chose, elle estimait avoir fait son maximum pour l’aider.

 

Au réveil de Stephen, elle procéda comme elle l’avait indiqué à Azem. Celui-ci ne tint pas à assister à la conversation. Stephen avait les yeux ensommeillés et les pensées peu claires. Il évoqua l’échoppe, l’écriteau et la neige. Quand Nasrim lui parla des maisons à colombages, la surprise qui peignit ses traits lui indiqua qu’il n’y avait pas prêté attention.

— Que t’évoque cette rue ? demanda-t-elle.

Il haussa les épaules.

— Ce n’est pas Ervicje, affirma-t-il.

— En effet.

— Je pencherais pour l’Arluuvie.

Nasrim feignit l’étonnement.

— Pourquoi ça ?

— As-tu déjà vu des cartes postales de là-bas ?

— Maintenant que tu le dis...

Des maisons typiques de la région, de la neige à perte de vue, des petites boutiques montées sur un ou deux étages…

— Je trouve le cadre de mon rêve très ressemblant à ces cartes postales.

Nasrim acquiesça et nota, dans un coin de sa tête, que l’une de ces cartes pouvait influencer le rêve de Stephen. Il avait pu en construire l’environnement sur cette base de maisons à colombages, de rue enneigée et de toits pentus pour évacuer la neige.

— Je trouve que nous avons bien avancé, ce soir, déclara-t-elle, vraiment confiante. Quand veux-tu que je revienne ?

— Jamais.

Le ton de Stephen fut sec. Il visait assurément à mettre de la distance entre lui et Nasrim. Aujourd’hui, il avait accepté pour Azem ; il ne recommencerait pas pour sa sœur, elle le comprit sans difficulté. Elle adressa un regard désolé à Azem, appuyé sur le chambranle de la porte, derrière Stephen, puis se leva sans un mot de plus. Elle salua Stephen, puis Azem la raccompagna dehors.

— Je pensais ce que j’ai dit à propos de notre progression, furent ses seuls mots.

Elle s’enfonça dans la nuit, au-delà des vieux lampadaires à gaz dont la plupart n’éclairaient plus qu’en souvenir du monde d’avant la guerre.

L’espace d’un instant, il sembla à Azem que l’obscurité fût plus épaisse qu’à l’accoutumée.

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Nanouchka
Posté le 02/06/2023
Bonsoir Aude,

La claaaaaasse ! Quelle entrée en matière. C'est riche, soigneux, enlevé, sobre, efficace, détaillé. On sait dans quel type d'histoire on est, immédiatement, et il y a ce fourmillement de peur dans mes bras qui me laisse penser : bon travail sur le cauchemar et l'obscurité.

Tu construis ton monde par minuscules esquisses, en évitant toute explication lourde qui appesantirait ton texte. C'est comme si tu marchais sur de la neige, justement, et que tu essayais de laisser le moins de traces possibles.

Chapeau.

Une toute petite chose que j'ai ressenti comme une incohérence :
"Au réveil de Stephen, elle procéda comme elle l’avait indiqué à Azem. Celui-ci ne tint pas à assister à la conversation."
"Elle adressa un regard désolé à Azem, appuyé sur le chambranle de la porte, derrière Stephen, puis se leva sans un mot de plus."
Esteveneta
Posté le 04/02/2022
Bonjour,
Ce premier chapitre m'a énormément plu : l'atmosphère lourde et mystérieuse, le couple de Stephen et Azem, tout en pudeur et retenue, la relation authentique entre le frère et la sœur. L'archéorêve est une idée d'activité originale. Cela pique ma curiosité ! Ta plume est efficace, juste. Les décors, glacials et mornes, sont bien plantés, créant ainsi une sorte de no man's land ; les personnages ont une personnalité riche et pleine de zones d'ombre . On sent tout de suite que tu n'es pas une novice en matière d'écriture.
Merci pour ce moment de lecture ! Je continue le voyage !
Oriane
Posté le 09/09/2021
Bonjour Aude,

Je suis ravie de te retrouver. J'ai lu et beaucoup aimé les Murmureurs il y a quelques temps. Je crois que je vais aussi beaucoup apprécié ce roman-ci.

Je suis très intriguée par ce premier chapitre. Je dois dire que ce qu'il a pu se passer en Arluuvie m'intrigue tout autant que de savoir si c'est lié au rêve de Stephen. J'ai l'impression qu'il souffre de stress post traumatique ou quelque chose comme ça.
J'ai très envie de voir où tout cela va mener
Aude Réco
Posté le 10/09/2021
Je me souviens avoir lu ton retour sur Les Murmureurs cet été. (J'étais tombée dessus par hasard.) J'espère que ce roman te plaira effectivement. Merci pour ton commentaire !
Amusile
Posté le 31/08/2021
Coucou,

C’est une belle découverte.
Un texte joliment écrit avec une dose de mystère, des personnages bien caractérisés… Ca donne envie de lire la suite !
Aude Réco
Posté le 03/09/2021
J'espère qu'elle sera à la hauteur de tes attentes ! Merci pour ton commentaire. ^^
Calypsodo
Posté le 30/08/2021
Hello, j'aime beaucoup ton écriture,
je viens de sortir du film Chaos Walking, avec le bruit des pensées,
et du coup, j'ai aimé les pensées en italique que tu insère dans ton récit.
Ensuite, c'est bien écrit, clair, et on a envie d'en savoir plus.
Aude Réco
Posté le 31/08/2021
Je te remercie pour ton retour. Je n'insère pas souvent les pensées de mes personnages dans mes romans, mais je trouvais que ça collait bien à l'atmosphère un peu mystérieuse. J'espère que la suite te plaira !
Calypsodo
Posté le 05/09/2021
Franchement, garde ce style là, ça apporte vraiment une petite touche, plus moderne du coup à l'écrit !
CM Deiana
Posté le 18/08/2021
Bonjour Aude,
Étonnamment je n'avais jamais lu un texte de toi et je peux dire que je suis très séduit par ce début. Il recèle un atmosphère nostalgique et en même temps angoissant. Le monde que tu décris, bien qu'imaginaire, est très quotidien, ce que j'apprécie beaucoup.
Bravo, et je vais continuer à lire cela :)
Aude Réco
Posté le 18/08/2021
Moi qui avais des doutes sur les aspects que tu décris, me voilà rassurée ! Merci pour ton commentaire. ^^
Ella Palace
Posté le 14/08/2021
Bonjour Aude,

J’ai fortement apprécié ce premier chapitre, bien écrit et très fluide. Ce mélange entre temps durs d’après guerre et son côté très réaliste, avec le fantastique me plaît beaucoup. C’est bien « mixé », je trouve. L’histoire me semble très originale et vraiment intrigante. Ce premier chapitre pousse à lire le suivant car, en plus de l’histoire et de ton style, les personnages sont attachants.

Remarques:

-"Lui jetait des regards qu’il croyait discrets à sa sœur, mais elle ne lui en dit rien", cela ne me semble pas très clair. Peut-être : celui-ci lui jetait ?
-"Elle ressentit aussi les ténèbres qui grandissaient à l’intérieur, gonflant contre la porte. Le vieux bois grinçait sous son évolution", l’évolution de ?
-"L’air se chargea d’une aura malsaine, mais Nasrim n’aurait pu l’expliquer", je trouve que la phrase n’est pas claire. N’aurait pu expliquer d’où elle venait ?

Au plaisir

Ella
Aude Réco
Posté le 17/08/2021
Bonjour et merci pour les remarques ! J'en prends note et je corrige ça dès que mon autre roman en cours m'en laisse l'occasion. J'espère que la suite sera à la hauteur !
Eryne Beaumont
Posté le 09/07/2021
Univers très intriguant j ai hâte d avoir plus de détails car j ai pour l instant du mal à savoir où tu vas nous emmener . Ton style se lit bien bien que quelques phrases dans l réveil sont assez obscures . Attention à la répétition dans la phrase « Ce froid qu’il connaissait par cœur dans cet endroit qu’il connaissait par cœur sans le connaître«
Aude Réco
Posté le 10/07/2021
Merci pour ton retour ! C'est une mauvaise habitude chez moi : je suis avare de détails au premier jet et à la V2. (Moi, je connais mon univers, alors, je pars bêtement du principe que ce sera clair pour les autres. 😒)
Pour la répétition, elle est voulue, sinon.
Eryne Beaumont
Posté le 10/07/2021
De rien. Je connais ça m arrive aussi . Mais c est vrai que du coup je sais pas si on va se retrouver dans un monde de fantasy moderne ou pas .
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