Sol travaillait depuis quelques heures dans le champ qui longeait sa maison, sa peau pâle commençait déjà à ressentir la chaleur des rayons du soleil de ce début de printemps. La moitié de la parcelle avait été semée, Sol s'accorda une pause pour admirer les premiers signes du redoux sur la nature environnante.
Les feuilles commençaient à verdirent les sous-bois alentours, quelques arbres précoces débutaient leurs premiers bourgeons, les prairies se couvraient d'un manteau vert synonyme d'abondance pour les bêtes. Les cours d'eau avaient tous finis de dégeler et on pouvait entendre l'éclat de l'eau répondre aux chants des jeunes étourneaux de retour de migration. Sol senti la corde dans sa main se tendre. L'âne commençait à s'impatienter. Il débarrassa l'animal de son joug, pour lui permettre d'aller brouter, et s'assit sur la charrue pour mieux contempler le paysage. Le village en contrebas était encore calme mais on pouvait voir les prémices de la nouvelle saison. Certains villageois nettoyaient la place principale recouverte de feuilles, pour le premier marché du printemps. D'autres s'attelaient à découvrir les étales de leurs protections hivernales. Une caravane s'approchait du village, venant du Nord. Le printemps annonçait aussi le retour des nomades et des marchands de passage au village qui apportaient leurs lots de denrées provenant des terres boréales.
Le long du chemin qui descendait la colline, Sol aperçu sa mère. Elle portait difficilement deux grands paniers, sans doute remplis de semences achetées au village. Malgré sa fatigue, Sol se releva pour aller l'aider. Il dévala le sentier, et arriva à sa hauteur.
- Donnes-en moi un, tu va te faire mal au dos. Dit Sol.
Alys releva la tête, et se redressa.
- Ils sont trop lourds pour toi, mais tu peux m'aider à en porter un. Rétorqua t-elle.
Sol fit la moue, puis s'empara à deux mains d'un des paniers, comme pour défier sa mère. Alys renonça à résonner le jeune garçon et lâcha prise, laissant le poids du panier l'entraîner. Sol grimaça sous l'effort mais, tout fier, entama la côte vers la maison sous le regard attendrit de sa mère.
- Elbert m'a fait un bon prix pour tout ça, on va pouvoir semer la parcelle nord cette année. Avec toutes les pluies qu'il y a eu, les sols sont encore gorgés d'eau, les graines germeront rapidement. Si l'été n'est pas trop chaud, nous auront enfin une bonne récolte. Dit-elle.
- Tu lui as parlé du toit ? Demanda Sol.
- Oui, son fils viendra dans une semaine s'en occuper. Si il n'y a pas d'autres urgences. Lui répondit Alys.
Les années précédentes avaient été particulièrement mauvaises pour les récoltes dans la région, et de nombreuses bêtes étaient morte dans le village, de maladies ou de sous nutrition. Alys et son fils eux-même ne possédaient plus qu'un âne pour les aider dans les travaux agricoles. Le village et sa centaine d'habitants avaient survécus péniblement à ces derniers mois, en imposant un rationnement strict et une gestion rigoureuse des maigres ressources restantes. Le chef du village était mort pendant l'hiver, et c'est Elbert qui se chargeait maintenant d'organiser la petite communauté pour éviter qu'elle se déchire. Tous les habitants étaient mis à contribution pour aider aux tâches essentielles, à commencer par Sol, du haut de ses huit ans.
Aux problèmes alimentaires était venu s'ajouter la guerre. Celle ci avait éclaté il y un an avec l'Empire de Ruvause. Depuis, les taxes avaient doublées pour soutenir l'effort de guerre et la plupart des hommes avaient quitté le village, enrôler de gré ou de force par le royaume. Certains s'étaient enfuis et se cachaient dans les bois alentours, de peur, ou par bon sens. Elbert était un des rares hommes à ne pas avoir été enrôler, ayant perdu son bras lors d'une chute en forêt des années auparavant. Le père de Sol était de ceux qui avait souhaité protéger le royaume. Dès le début de la guerre, il s'était rendu dans la ville la plus proche pour s'engager, au dépit d'Alys. Elle était sans nouvelles de lui depuis.
Alys déposa son panier devant la maison, et s'assit sur le banc à coté de Sol. Elle se tourna vers lui, et entreprit d'examiner sa peau à la recherche de coups de soleil. Quelques rougeurs commençaient à apparaître sur sa nuque, ses cheveux pâles peinaient à les dissimuler.
- Tu as bien mis ta pommade, même sur le nez ? Lui demanda-t-elle en passant doucement le creux de ses doigts sous son menton.
- Oui, ne t'inquiète pas, grommela-t-il. Tu ne pourras pas toujours me protéger, tu sais ?
- Toujours non, mais tant que c'est possible je peux te couver ! Dit-elle en enlaçant Sol amoureusement.
Sol fit mine de se débattre quelques instants, puis céda et se blottît contre Alys. Sans le vouloir, il laissa échapper un grand bâillement.
- Va faire la sieste avant le repas, je te réveillerais quand ce sera l'heure. Lui souffla Alys.
Sol acquiesça d'un murmure, et se dirigea vers son lit de paille. Alys rangea les paniers à l'intérieur. Elle se saisit de quelques bûches sur le tas de bois sur le coté de la maison, pour raviver le foyer qui leurs servaient à cuisiner, et par la même occasion réchauffer un peu la pièce principale. Alys découpa quelques légumes en morceaux pour les mettre à bouillir, et ajouta un cuillère de farine pour lier le tout. Comme quasiment tous les jours de ces derniers mois, la petite famille n'aurait que du brouet pour se nourrir. En attendant que le repas cuise, Alys se saisit d'un vieux vêtement et retourna s'installer sur le banc pour le repriser, tout en fredonnant une vieille berceuse que lui avait apprit le père de Sol.
L'esprit d'Alys divagua. Elle se rappelait les premières années après la naissance de Sol. À l'époque il ne pouvait pas encore s'exposer au soleil sans risquer de graves brûlures. Le médecin du village l'avait examiné dès sa naissance, et avait conclu que Sol ne pourrait jamais voir la lumière du jour. Des prédicateurs d'une ville voisine avait entendus parler de lui, et avait proposer de l'emmener pour l'élever au monastère et en faire un prophète. Alys n'avait jamais été très porté sur la religion, c'est pourquoi elle avait toujours refusé leurs propositions, même lorsque celles ci étaient accompagner de compensation financières.
En ces temps, la région était encore prospère. Une dizaine de marchands passait encore chaque jour au village, transportant avec eux de nombreuses fournitures, des plantes exotiques, parfois même quelques artefacts mineurs. Un jour, un négociant avait apporté une cargaison d'une graminée, originaire du sud, aux vertus protectrices. En la mélangeant à des herbes sauvages locales, l'herboriste avait alors tenté de préparer un onguent pour protéger la peau de Sol. Après plusieurs essais de mixtures infructueux il était parvenu à concocter une crème permettant à Sol de voir l'extérieur. À cinq ans il avait enfin pu sortir de la maison, d'abord quelques dizaines de minutes, puis un peu plus. Les paysans locaux avaient même réussi à repiquer la plante sur certains terrains de la région, garantissant au jeune garçon une solution pérenne.
Malgré son physique chétif, Sol s'était presque tout de suite lancé dans l'exploration de la campagne alentour. Après cinq années enfermées il avait soif de découvrir autre chose que l'intérieur austère de sa chambre. Durant les beaux jours il se promenait dans les bocages proches. Il avait découvert avec émerveillement les insectes et les petits animaux de la forêt, revenant de ses sorties les poches pleines de sauterelles et de grillons, parfois même avec des champignons. À six ans, il avait poussé ses sorties un peu plus loin. Il avait découvert l'étang du Cocher remplis de grenouilles, de carpes et d'anguilles. Pendant plusieurs semaines il y avait passé ses matinées, armé d'un bâton sur lequel son père avait accroché un fil pour imiter les pécheurs, et d'un filet à insecte pour attraper les libellules qui virevoltaient autour des joncs. Lorsqu'il était trop fatigué ou que le soleil commençait à être trop haut dans le ciel, Sol se réfugiait dans les cabanes de pécheurs et s'endormait paisiblement. Alys devait alors fouiller chacune d'entre elles pour le retrouver, et le porter, encore assoupit, jusqu'à leur chaumière.
Sol avait pu intégrer l'école du village dès l'automne suivant. Il était plus fragile que les autres enfants, était souvent exclu des activités les plus physiques, mais il avait tout de même réussi à se faire quelques amis. En un an, il avait à peine appris les rudiments de la lecture et à compter sur ses doigts. L'arrivée de la guerre, le départ de l'instructeur et des hommes du village, et la nécessité de mettre toutes les mains à l'ouvrage, avait conduit à la fermeture de l'école.
Depuis lors, Sol avait aidé sa mère à la ferme du mieux qu'il pouvait. Il s'occupait des quelques poules encore vivantes, guidait l'âne pour labourer et faire les semis, et se chargeait des courses les plus légères jusqu'au village. Alys gardait pour elle la coupe du bois, le bêchage des zones auxquelles ne pouvait accéder la charrue, la pose des barrières et enclos autour des parcelles et tout l'entretien de la maison. Les tâches les plus pénibles en somme. Des habitants venaient tout de même lui prêter main forte lorsque c'était nécessaire. On ne peut pas s'occuper d'un enfant et d'une ferme seule.
L'odeur du potage fit sortir Alys de ses pensées. Elle retourna à l'intérieur pour aller remuer la marmite qui pendait au dessus du feu, et installer la table. Elle entendit Sol gémir dans la chambre à coté et alla le voir. Il avait du mal à dormir depuis peu. Elle s'assit sur le tabouret à coté de son lit et posa sa main sur son front pour le calmer. Elle resta là pendant un moment, puis réveilla Sol pour qu'ils dînent ensemble.
- Le repas est prêt, vient prendre des forces, nous en aurons besoin pour demain. Lui glissa t'elle dans l'oreille.
L'estomac de Sol gargouilla, il poussa un bâillement, et se leva en vitesse pour se diriger vers le salon.
- Tu as pris le journal au village ? Lui demanda t-il.
- Oui, juste là. Lui répondit-elle en désignant le panier.
Depuis que l'école était fermée, Sol appréciait d'essayer déchiffrer le journal pendant le repas. Il était généralement fait d'une feuille unique qui résumait l'actualité du moment : la guerre. Ce journal datait d'il y a deux jours, Elbert l'avait donné à Alys. Il s'installèrent à table et commencèrent à manger.
- La... guerre... se... sans... C'est quoi ce mot ?
- S'enlise. Ça veut dire qu'elle n'évolue pas. Fait voir, je vais te le lire une première fois, et tu le relira avant d'aller dormir. Dit Alys en prenant la feuille de journal. Elle continua la lecture. "La guerre s'enlise, la ligne de front entre l'empire de Ruvause et le royaume d'Honoré stagne depuis maintenant deux mois le long de l'Adrière". C'est une rivière au Sud d'ici. Commenta t-elle.
- Je sais. Répondit Sol. Papa m'a raconté plusieurs fois qu'il était allé là bas pour escorter des marchands, depuis le port jusqu'à chez nous.
Alys enchaîna.
- "La ville portuaire est toujours aux mains des armées du royaume. Des renforts doivent arriver de la capitale dans moins d'une semaine. Les hommes en age de combattre sont sommés de se présenter au village d'Ulbertine, les civils sont appelés à quitter la région et à se diriger vers la capitale. De nombreux postes sont à pourvoir pour soutenir l'effort de guerre".
- Ça veut dire qu'on va partir ? Demanda Sol.
- Non, cela concerne uniquement les habitants qui sont proches des combats. L'Adrière est à presque cent kilomètres d'ici. Tu as entendu, des renforts vont arriver, et ils vont repousser la guerre encore plus loin au sud. Et puis, papa va bientôt rentrer. Avec sa paye nous pourrons réparer la maison, et acheter des bêtes. Ça va aller. Le réconforta sa mère.
Elle continua en changeant de rubrique. Les autres articles évoquaient le printemps qui revenait, et donnaient quelques vagues conseils sur les plantations à privilégier. Rien de très intéressant, mais cela permettait d'évoquer des sujets un peu moins anxiogènes pour Sol. La petite famille finit de manger en silence, et alla se coucher.
Sol se réveilla. Il entendait une sorte de brouhahas au loin. Des éclats voix dans la pièce voisine finirent de le sortir de sa torpeur. Il se leva et se dirigea vers la porte qui menait au salon. Il entrouvrit la porte, pour mieux percevoir les voix, et reconnut presque immédiatement celle de son père.
- ...vers le nord. Concluait celui ci d'une voix agité.
- Papa ! S'écria Sol en se précipitant vers lui.
L'inquiétude disparut une seconde du visage de son père, qui le souleva pour le serrer contre lui.
- Tu as tellement grandis ! J'ai du mal à te porter maintenant ! Dit-il en l'embrassant.
Alys avait disparu dans la chambre voisine, et on l'entendait remuer des affaires.
- Elle fait quoi maman ? Demanda Sol.
- Écoute moi. Maman et toi vous allez devoir partir de la maison pendant un moment. Expliqua son père à Sol. Vous allez prendre l'essentiel, et vous allez partir vers le nord, jusqu'à Honneur.
- Tu viens avec nous ? Questionna Sol.
- Je vous rejoindrais un peu plus tard, ne t'en fais pas. Pour l'instant il faut que tu mette tes affaires dans le grand sac, juste là. Prends surtout tes habits chauds, laisse ce qui est trop encombrant ici. Dépêche toi. Dit-il sur un ton pressé.
Sol s'empressa d'obéir à son père. Il alla rassembler ses habits et les fourra tels quels dans le sac que lui avait indiquer son père. Il glissa également sa crème dans le manteau qu'il enfila. Alys finit de remplir le sac avec ses propres vêtements, et rajouta du pain et quelques légumes par dessus.
- Tiens, tu en auras plus besoin que moi. Dit le père de Sol en tendant une bourse à Alys. C'est la solde du mois dernier, pas sûr qu'il y en ai une nouvelle… Allez viens là.
Il serra Alys dans ses bras. Elle essayait difficilement de retenir ses larmes.
- Promets moi que nous rejoindras ! Sanglota t-elle.
Le père de Sol embrassa Alys, sans lui répondre directement.
- Dépêchez vous maintenant ! On s'est replié avec plusieurs heures d'avance sur l'Empire, mais ils avaient des chevaux. Ils pourraient débarquer d'un moment à l'autre. Et vous avez du chemin jusqu'à Honneur. Normalement vous croiserez l'armée venant de la capitale.
Alys prit la main de Sol, et le tira vers la porte. Au moment de sortir, il virent une torche se diriger vers eux. C'était Elbert.
- Allez venez ! Cria celui ci. Le convoi va partir !
Elbert se saisi du grand sac, et Alys prit Sol dans ses bras. Ils dévalèrent la pente en direction du village. Sol aperçu son père sortant de la maison, la lumière de la lune se reflétait sur l'épée qu'il tenait. D'autres soldats arborant le blason du royaume d'Honoré se tenait sur la parcelle nord. Le père de Sol leur cria quelque chose, sans que Sol ne comprenne. Le petit groupe arriva rapidement au village qui était sans dessus dessous. Les enfants pleuraient, les bêtes s'agitaient nerveusement, les adultes couraient dans tous les sens pour remplir les chariots de victuailles, et de bagages en tout genre. Certains hommes du village, qui étaient revenus, serraient leurs femmes dans leurs bras. Elbert monta sur un tonneau.
- Mes amis, il est temps de partir ! J'ai besoin de quelques volontaires m'aider à condamner le grenier, deux hommes suffiront.
Il descendit, sépara les derniers couples en pleurs, et se dirigea avec deux grands gaillards vers le grenier où les semences de l'année dernières avaient été conservées. La vingtaine de chariots s'élança, quelques femmes n'ayant pas pu y prendre place marchaient à leurs cotés. Les hommes restèrent plantés au milieu de la grande place pour regarder le convoi s'éloigner vers le nord.
Des cris s'élevèrent venant de la maison de Sol, suivit de bruits de métal. Sol se mit debout dans la charrette pour voir ce qu'il se passait. Il vit plusieurs silhouettes de cavaliers combattant des soldats à pied, sur la parcelle que Sol avait labouré la veille. Le chariot s'arrêta brutalement, Sol tomba à la renverse sur un sac qui amorti sa chute. Des cris commencèrent à retentir vers la tête du convoi.
- Sol ! Cria sa mère. Vite, viens !
Sol se retourna et vit sa mère debout à coté du chariot. Elle le saisit par le bras, et le tira brutalement en dehors de l'attelage, pour le porter. Par dessus l'épaule de sa mère, Sol discerna des cavaliers devant les premiers chariots. Les gens sautaient des véhicules et couraient dans tous les sens. Alys se mit aussi à courir, vers la forêt, serrant Sol contre elle.
Elle trébucha dans la pente qui menait vers la lisière, et tous les deux roulèrent. Sol se releva presque aussitôt et chercha sa mère des yeux. Elle était allongée au sol, et faisait face à un soldat en armure, qui brandissait dans une main une épée courte et dans l'autre un étendard représentant une croix rouge sur fond noir, l'emblème de l'Empire. Sol resta tétanisé un instant, puis vit le soldat s'avancer vers sa mère. Sol courut vers elle dans l'espoir de pouvoir la protéger. Le soldat leva son épée, et Sol vit qu'elle était déjà recouverte de sang. Une flèche fusa. Le soldat s'effondra, touché en pleine poitrine. Alys reprit ses esprits et se saisit de l'épée qui gisait au sol. D'autres traits jaillir en provenance du village.
- Cours vers la forêt Sol ! Hurla Alys.
Sol courut, sans se retourner, il entendait juste la foulée de sa mère derrière lui. Il arriva à la lisière, voulut jeter un coup d'œil en arrière, mais sentit la main de sa mère sur son épaule.
- Cours ! Cria t-elle.
Sol continua à courir pendant plusieurs minutes, les arbres et les buissons filaient autour de lui. Il arriva sur un sentier. Il le reconnu immédiatement, c'était celui qui menait à l'étang du Cocher. Il s'écroula, les poumons en feu.
- En voilà un qui s'est enfuit ! S'exclama une voix rauque.
Sol releva la tête. Trois soldats aux couleurs de l'Empire se ruaient vers lui. Ils avaient quasiment atteint Sol qu'un éclat et une ombre surgirent des taillis. Alys déferla sur le soldat de tête, épée en avant. L'arme se ficha dans l'abdomen de l'homme, qui poussa un cri de douleur, et tomba au sol. Alys tenta de retirer l'épée du corps du malheureux, sans succès. Elle recula et s'empara d'une branche au sol.
- Cours Sol ! Cria t-elle encore.
Sol était épuisé, ses poumons le brûlait encore, sa vision se troublait. Il essaya de se relever mais chancela et retomba au sol. Une forme le dépassa. Sol reconnu Elbert. Les deux soldats encore debout redirigèrent leur attention vers lui. Elbert tenait une grande épée ouvragée. Sur la garde étaient écrit la devise du royaume "Pas d'Honneur sans trépas". Elbert arborait une armure elle aussi richement décorée, recouverte d'une étoffe. Un homme seul, face à un grand brasier, y était dessiné. Elbert maniait son arme d'une seule main, tremblante. Un soldat s'avança vers lui, armé d'une pique.
- Rends toi vieillard ! Ordonna t-il à Elbert.
Elbert leva sa lame. Le soldat fit un pas en avant et attaqua. Elbert fit un pas sur le coté. Il frappa le manche de la pique qui l'avait manqué, du plat de sa lame. Dans un même mouvement, il dirigea sa lame vers la gorge de son adversaire. Le soldat roula au sol pour esquiver, et recula rapidement.
- Attention ! Le vieux sait se battre. Souffla t-il à son camarade.
Il dégaina une longue dague accrochée à sa ceinture. Les deux soldats commencèrent à encercler Elbert.
- C'est une épée un peu lourde pour être maniée d'une seule main, non ? S'esclaffa le second soldat.
Le premier soldat lança une première feinte, mais Elbert le fit reculer d'un geste de son épée. Le second soldat en profita pour attaquer Elbert par derrière, et le toucha à la cuisse. Elbert étouffa un cri, il vacilla un peu, mais repris ses appuis. Alors que le premier soldat allait retenter une attaque, Alys surgit pour sauter sur son dos et entreprendre de lui griffer le visage et de le mordre. Le soldat cria, et se secoua pour tenter de faire tomber Alys. Il réussit finalement à la faire basculer par dessus lui, et Alys tomba lourdement au sol. Le soldat planta sa dague dans le cœur d'Alys, qui tressaillit, puis s'immobilisa.
- Non ! Cria Elbert.
Il envoya sa lame se ficher dans le crane du soldat. La lourde arme glissa une fraction de seconde de la main d'Elbert. Il raffermit sa poigne, et se retourna pour affronter le second soldat. Trop tard. Celui ci n'avait pas attendu son tour, il avait déjà planté la lame de son cimeterre dans la poitrine d'Elbert. Elbert tituba, puis tomba. Il regarda Sol et tenta de lui dire quelque chose, mais ne put laisser échapper qu'un râle. Sol avait assisté à toute la scène, impuissant. Ses jambes ne lui faisaient plus mal, ses poumons ne le brûlaient plus, ils ne les sentaient plus. Mais son esprit était assiégé par trop d'émotions. Il était paralysé. Sa mère. Son père. Elbert. Tout le monde. Tous les gens du village étaient probablement morts. Submergé, Sol perdit connaissance.
Sol sentit sa tête frotter contre l'humus de la forêt. Des ronces lui griffaient le cou et le visage, son crane heurta plusieurs fois des pierres. Son visage plongea dans un talus remplis d'eau, et Sol reprit conscience. Il comprit que quelqu'un le tenait par un pied, et le traînait par terre. Il essaya de se débattre, mais son corps réagit à peine. Il regarda comme il pouvait, celui qui l'entraînait. Malgré la terre qui recouvrait son visage, il distingua un homme en tenue rouge et noir. L'homme continua de trimballer Sol. Sol sentit sa tête racler contre un sol pavé, puis l'homme le lâcha. Sol resta étendu là pendant plusieurs minutes, sans bouger. Des éclats de voix brutaux retentissaient autour de lui, des pleurs, des complaintes, et des cris de douleurs. Quelques bruits de lames s'enfonçant dans des chairs, et les cris de douleurs s'estompèrent. Sol trouva la force de se retourner sur le dos, et regarda autour de lui. La scène lui refit prendre conscience du contexte. La plupart des femmes et des enfants du village étaient regroupés autour des chariots, assis sur la route. Quelques hommes du village étaient eux aussi rassemblés, à genoux, les mains sur la tête. Beaucoup de corps gisaient au sol, surtout des hommes. Le soldat qui l'avait amené là parlait, juste à coté de Sol, avec ce qui semblait être un officier.
- Sa mère a buté Fried par surprise, et un vieux a réussi à tuer Tornn. Si on avait su qu'y avait d'ancien soldat ici, on aurait fait plus gaffe. J'ai ramener ce gamin, mais j'aurais mieux fait de m'le faire. En plus j'ai du le porter pendant dix minutes. Dit le soldat.
- Mets le avec les autres, maintenant qu'il nous a coûté deux hommes, autant le ramener. Lui répondit son supérieur.
- Comme vous voulez.
Le soldat jeta un regard haineux vers Sol, et vit qu'il était réveillé. Il lui colla un coup de pied dans le flanc, et l'attrapa par le col pour le soulever.
- T'as intérêt de te tenir à carreaux, à la première occasion, je te plante ! Compris ? Lui beugla t-il au visage, pour ensuite le jeter au milieu des femmes et des enfants.
C'était la nuit, mais il faisait quasiment jour. Le village était entièrement en feu. Plusieurs maisons s'effondrèrent dans des craquements sourds. Les femmes et les enfants se blottirent les uns contre les autres, dans l'attente de leurs bourreaux. Il patientèrent ainsi dans le froid durant des heures, jusqu'au petit matin. Le village avait pratiquement fini de se consumer.
Un peu avant le lever du jour, d'immenses carrioles arrivèrent du sud. Chacune d'entre elles était tirée par deux gros bœufs, et transportait une grande cage. La première qui passa contenait déjà plusieurs personnes, des femmes et des enfants.
- Chaque groupe va dans une cage ! Dépêchez vous ! Cria un des soldats.
Sol et les personnes autour de lui montèrent tous dans une des carrioles. Les barreaux en acier de la cage où ils se trouvaient étaient épais, et les mailles suffisamment serrées pour que Sol ne puisse pas y passer la tête. En une dizaine de minutes, toutes les cages étaient remplies. Les soldats manœuvrèrent les bœufs, et le convoi fit demi-tour, vers le sud. Les premières lueurs du soleil se levèrent sur le village détruit.