- Quatre heures que tu ne la quittes pas des yeux, tu vas te décider ?
- Non.
- Aucune objection à ce que je m'amuse avec elle donc ?
Je préfère ne pas répondre.
- Qui ne dit mot consent, bonne soirée Katelyn.
Il se lève et s'engouffre dans la foule de gens en train de danser tel un serpent. Du fond du salon je le vois réapparaître au côté d'une jeune femme qui s'essouffle sur la piste. Ses long cheveux auburn volent quand elle se retourne pour lui faire face.
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- Bonsoir, je peux danser avec vous ?
Je me retourne pour faire face à un grand blond, la machoire fine. Par dessus la musique je me demande presque comment j'ai fait pour l'entendre. Il porte une chemise blanche et un jean sombre du peu que je vois par les lumières stroboscopiques. Ce n'est pas mon genre mais après tout on est là pour s’amuser.
- Pourquoi pas.
Il termine de se rapprocher de moi jusqu’à ce que son torse touche mes épaules laissées nues par ma petite robe verte. Je reçois un clin d'œil de mon amie Elise qui profite également de sa soirée. Je sais déjà de quoi elle va me parler lundi. Mon inconnu est bon danseur et nous nous déhanchons l’un contre l’autre sur plusieurs chansons aux rythmes des basses assourdissantes jusqu’à ce que j’ai besoin de faire une pause. Je fais signe à Elise que je m'éloigne mais elle ne fait pas vraiment attention. Le blond me suit jusqu’au bar où je commande un moscow mule. Lui s’accoude simplement au large comptoir noir face à moi. Dans ce coin plus éclairé, je remarque enfin ses yeux. Ils ne sont pas exactement bleus, peut-être violet ? Ils sont particulièrement profonds. J’ai la tête qui tourne… Il se rapproche de moi sans pour autant me toucher.
- Tu veux sortir prendre l’air.
Je cligne des yeux en l'écoutant. Ce n'est pas une mauvaise idée.
- Je crois, oui.
J’abandonne mon cocktail sans y avoir touché pour le suivre vers une sortie de secours. A peine le pied dehors je prend une grande inspiration. L’air frais me fait du bien même si la ruelle dans laquelle nous débouchons pue. Qu'est-ce que je fais là ? La seule lumière qui nous atteint vient d'un lampadaire anémique à une quinzaine de mètres. Une main fait le tour de ma taille pour me tirer à elle. Qu'est-ce qu'il me veut ?
- Tu veux m'embrasser.
Non, pas vraiment, mais je ne peux pas l'exprimer comme il plaque déjà ses lèvres sur les miennes. J'essaie de le repousser sans succès. De ma main libre je lui mets une droite et il me lâche. Hébété autant que moi il recule d'un pas, le temps pour moi de reprendre mon souffle. Je me suis fait mal au poignet, putain, il est en pierre ou quoi ? Il a les yeux exorbités. Je parcours difficilement les quelques mètres qui me séparent de la porte que l’on vient de passer pour essayer de retourner dans le club. Eh merde, c’est un sens unique, il faut que je fasse le tour. Pourquoi j’ai mis des talons ? J’ai mal aux pieds. Pourvu qu’il ait compris le mémo et qu’il ne me court pas après.
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J’aurais peut-être dû laisser cette porte ouverte. En les voyant sortir je les ai suivis par ennui pour tomber sur une scène désolante. J’allais intervenir alors qu’il tentait de s’imposer à elle mais elle n’aura finalement pas eu besoin de mon aide. Une demoiselle courageuse et pleine de ressources.
- Qu'est-ce que tu fais Lucas ?
Cet imbécile était tellement concentré à faire n'importe quoi qu'il ne m'a pas remarqué jusqu'alors. Il se retourne vers moi, les yeux injectés de sang, laissant de précieuse seconde à la jeune fille pour s’éloigner. Sa frénésie brouille le peu de sens commun que je lui attribuais peut-être par erreur.
- Elle m'a frappé.
- Tu es délusionnel si tu penses qu'elle n'a pas le droit de se défendre.
- Ce n'est qu'une stupide humaine qui ne connaît pas sa place.
C’est un discours absurde selon moi. Las de le regarder plus longtemps je m’adosse au mur et fixe un détail dans la brique rouge du mur opposé.
- On ne tue pas les innocents. Laisse-la.
- Tu as trop de principes. Elle n'est pas encore morte.
En un battement de cœur Lucas annihile la distance le séparant de sa proie et d'un seul coup de pied lui brise les deux jambes. Un autre battement plus tard, je sens ses boucles blondes sous mes doigts alors que sa tête se détache de son corps. Je n'ai qu'à peine le temps de rattraper la jeune fille par les épaules avant que son crâne ne heurte le sol. J’allonge au sol la miséreuse et ne peut m’empêcher de la contempler. Les fractures qui lui ont été infligées aux membres inférieurs s'accompagnent d'hémorragies. Son cœur bat trop vite pour compenser la perte tout en empirant la situation. Son sang se répand sur l'asphalte en un flot continu et régulier. D’abord saccadé et rapide, sa respiration devient de plus en plus faible à mesure que les secondes passent. De longues secondes pour elle. Elle agonise. Je reste immobile, interdite. Une émotion inconnue me fait serrer les doigts dans les cheveux de Lucas. Ce sera bientôt fini. Un des spasmes qui parcourent son corps lui fait effleurer le bout de mon escarpin comme pour se raccrocher à la vie.
- A l'aide... quelqu'un...
Ses grands yeux verts presque éteints laissent échapper des larmes qui viennent rouler le long de ses joues. Sans une pensée, je descends à sa hauteur pour lécher ses plaies. Son sang est un délice enivrant sur lequel je tâche de ne pas m’attarder, ce n'est pas l'intérêt : il faut que j'arrête l'hémorragie. Il ne faut pas longtemps pour que ma salive accomplisse cette tâche. Je ne peux rien pour l'arythmie et l'anémie cependant. Maintenant que je lui ai gagné du temps, je fouille la pochette de l'inconnu pour prendre son téléphone et appeler les secours d’une voix paniquée.
- 911 quelle est votre urgence ?
- J'ai trouvé une femme inanimé qui perd beaucoup de sang, on dirait qu'elle a les jambes cassées !
- Calmez-vous madame, où êtes-vous ?
- Dans une ruelle entre la 10ème Avenue et la 27ème Rue, derrière le Marquee.
- D'accord, gardez votre calme, les secours sont en route. Est-ce que vous pouvez prendre son pouls ou voir si elle respire ?
- Elle respire et je crois qu'elle a un pouls !
- Une ambulance n'est plus très loin...
J'arrête d'écouter quand j'entends les sirènes à quelques rues. La respiration de la jeune fille s'est un peu améliorée quand elle est tombée dans l’inconscience il y a un instant. Elle a froid mais son coeur fait toujours courir son sang chaud dans son corps. Je me retourne vers le corps, bien inerte lui, de mon congénère. Il faut que je m'en débarrasse avant l'arrivée des ambulanciers. Je remets le téléphone de la fille dans sa poche et je prends le cadavre décapité à ses côtés pour l'emmener sur un toit voisin. Quelques minutes plus tard, je vois l'ambulance arriver et emmener en urgence l'infortunée vers l'hôpital. Je pense qu'elle devrait survivre. Abigail ... j'ai eu le temps de voir son nom sur son permis de conduire. Il faudra que je vérifie ce dont elle se souvient et ce qu'elle pourrait dire aux policiers qui viendront éventuellement. Le cas échéant, il faudrait que je règle un nouveau problème.