Chapitre 1

Par Leyesna
Notes de l’auteur : Plusieurs bières sont passées lors de l'écriture de ce chapitre. Plusieurs cigarettes également. Et de nombreux jours. Certains personnages sont inspirés de connaissances, d'amis, de proches. Comme quoi, les romans qui nous tiennent le plus à coeur sont souvent ceux dans lesquels on se reconnait le plus.
Je ne serai pas régulière quand aux publications des chapitres. J'écris au gré de mes envies.
En espérant que ce début de vie vous plaira, et que vous apprécierez.
Bonne lecture,
A. 

 

 

CHAPITRE I - SEPTEMBRE.

« Les mains jointes, posées lourdement contre la balustrade, le souffle léger, comme retenu, une cigarette à la bouche. Je fermai les yeux. Inspirant profondément, laissant passer la nicotine au travers de mes cloisons nasales, j'appréciai. Le soleil rouge flamboyant de fin de journée caressait mes pores avec délicatesse.

Une légère brise rendant supportable les derniers degrés caniculaires faisait danser mes cheveux châtains devant mes pupilles avec paraisse, comme si le temps coulait au ralenti.

J'étais bien.

Définitivement bien.

_ Tu crois que ça marchera ? fit une voix rauque dans mon dos.

Ouvrant les paupières avec lenteur, tournant le visage, j'attrapai la bière qu'on me tendait.

David, la mine grave, sortit lui-même une cigarette de son paquet. La passant à travers ses lèvres, faisant rougir le briquet, son visage étincela quelques secondes, avant que des volutes de fumée ne s'échappent de sa bouche pleine. Mon cœur gonfla d'amour pour cet homme.

_ Nous verrons bien. Mais je suis heureuse, murmurai-je en haussant les épaules puis tirant une latte sur ma clope.

Il s'appuya contre notre rebord de terrasse à mes côtés, alternant boisson et tabac.

Le coucher de soleil rougeoyant rendait la chevelure de mon ami incandescente. Grand blond aux yeux bleus, mince et musclé, David semblait se colorer au même rythme que le paysage ce soir là. 

Le regard posé sur les toits du quartier Saint Pierre nous faisant face, il expirait lentement. Bordeaux, notre ville, notre enfance, notre jeunesse, notre chez nous, nous rendait honneur, tant sa beauté nous hypnotisait. 

Laissant reposer ma tête sur son épaule, j'avalai goulûment une gorgée de la Grimbergen, rafraîchissant ainsi l'intérieur de mon corps incandescent. La température était, malgré tout, encore à peine supportable, et mon être se trouvait désagréablement moite. J'étais pourtant pieds nus, avec, comme seuls vêtements, un vieux short en jean délavé et un débardeur blanc assez large, à peine assez épais pour éviter la transparence.

Dave, quand à lui, semblait en forme comme pas possible. Torse nu, bermuda bleu marine, pas une seule goutte ou brillance suspecte ne luisait sur son corps, ne trahissait sa propre difficulté à supporter la chaleur ambiante. Injustice, quand tu nous tiens.

_ On passe la soirée à finir de ranger notre bordel ou on sort ? me questionna-t-il sans me regarder.

Jetant un coup d’œil à l'intérieur de l'appartement, je lâchai un soupir. Les cartons de déménagement jonchaient le sol. Seuls nos lits, le canapé, et quelques meubles étaient à leur place désirée. Mes épaules s'affaissèrent en signe d’abattement. J'étais éreintée. La journée avait été chargé, que ce soit physiquement, ou émotionnellement parlant.

_ Sincèrement, j'ai la flemme, Dave.

_ Moi aussi Elie. Mais on ne le fera jamais si c'est pas ce soir. Ça traînera pendant des semaines et des semaines, et tu le sais très bien. On pourra toujours aller boire un verre par la suite, si on finit suffisamment tôt.

Je grimaçai. Acquiesçant à contre cœur, finissant d'une gorgée ma bière, je soufflai lentement.

D'un regard entendu et plein d'appréhension, nous nous retournâmes comme un seul homme vers le cauchemar nous attendant.

*

Je fus réveillée par une migraine incommensurable. Portant mes mains à mon cuir chevelu, fronçant les sourcils, j'ouvris les yeux douloureusement. En me redressant, je fus obligée de cligner des paupières plusieurs fois afin d'ajuster ma vision à la luminosité qui m'entourait. Les rayons du soleil baignant l'appartement m'indiquaient que nous avions déjà bien entamé la journée. Mon dos courbaturé témoignait, quant à lui, que le canapé se trouvait être une couche réellement inconfortable.

Les ronflements sonores de David résonnaient dans la pièce. Suite à mes mouvements, ils se stoppèrent quelques instants, avant de recommencer de plus belle. Mon regard se tourna instinctivement vers lui. Le bras droit encore ballant, il m'avait serré contre lui pendant que nous dormions. Nous avions somnolé étroitement, notre petit canapé n'étant pas destiné à la base à accueillir deux personnes. Ses pieds dépassaient du rebord de dix bons centimètres, et sa bouche légèrement entrouverte laissait entrevoir un fin filet de bave couler le long de sa barbe naissante. Un sourire naquit sur mes lèvres.

Nous avions réussis. Chaque meuble était à sa place. Que ce soit la petite télé cathodique en face de nous, ou la table basse à nos pieds, notre soixante-dix mètres carré était enfin habité. Ma collection de vinyles étaient entreposés dans une étagère plus grande que moi-même, à côté de la baie vitrée, et mon tourne-disque resplendissait à ses côtés. Chaque assiette avait sa place en nos placards encadrant la petite cuisine américaine, et le bar était déjà remplit d'alcools aussi diverses que variés. Le tapis persan, héritage du grand père de Dave -paix à son âme-, gisait à nos pieds. La chambre de ce dernier ne comportait qu'un grand lit, une armoire, et sa console. Il avait accroché quelques posters de ses séries préférées, comme How I Met Your Mother, ou encore Big Bang Theory. Elle restait en somme assez sobre, mais d'après ses dires, « le minimum vital consiste à dormir, baiser, et jouer à la play ». Je ne pouvais pas l'en blâmer. Quant à moi, j'avais accroché à ma tête de lit un paréo rouge orné d'éléphants, souvenir de Thaïlande. Un cendrier était à portée de main, sous mon sommier, quelques affiches de festivals auxquels j'avais assisté les années passées se trouvaient aux murs, mon ordinateur portable ornait mon bureau, et je m'étais dit mentalement de dessiner quelque chose sur la peinture trop blanche entourant ma pièce. Non pas que le dessin faisait partie de mes talents cachés, mais les bonhommes bâtons auraient toujours leur charme, qu'importe les années.

Me remémorant doucement les événements de la veille, mon visage se dérida peu à peu. Nous avions déballé tous nos cartons accompagnés de bières au début, puis, vers les coups de minuit, la bouteille de San José fut ouverte. Cette tequila, peu chère, au goût pas franchement convaincant, nous aura fait tenir jusqu'au bout, quand les carillons de l'église voisine sonnèrent les cinq heures. Exténués et potentiellement bourrés, un air des Clash retentissant à nos oreilles, l'alcool continua à couler, malgré la fin de notre rangement éreintant. Parlant de la vie de manière plus ou moins concrète et profonde (les points de vue diffèrent), nous avions finis par nous endormir simultanément au milieu d'une phrase, deux heures plus tard.

Et désormais, une gueule de bois tenace avait rendu mon corps ankylosé et lourd comme du plomb.

Avec délicatesse, pour ne pas réveiller le grand blond, je me levai, à la recherche d'un quelconque médicament. Dénichant un aspirine, je le fis fondre dans un verre d'eau et avalai le breuvage avec une grimace de dégoût.

L'horloge numérique du four annonçait treize heures quarante sept. Je détestai émerger du monde de Morphée aussi tard. Lève-tôt depuis mon plus jeune âge, il était rare que mes paupières s'ouvrent plus tard que neuf heures, et dans le cas contraire, j'avais la nette impression que ma journée était loupée.

Soupirant, je mis en marche la machine à café. David remua dans son sommeil, certainement dérangé par le ronronnement sonore qu'effectuait cette dernière. Pourtant, il se contenta de mettre sa tête sous un coussin en ronchonnant, avant de se remettre à souffler bruyamment.

Connaissant cet homme depuis maintenant quatre années, il avait été mon moyen de quitter le monde, intellectuellement parlant, lors de notre rencontre lorsque j'étais en seconde. De deux ans mon aîné, son extravagance et son je-m'en-foutiste constant furent le coup de pied au cul dont mon assurance d'adolescente prépubère avait besoin pour s'affirmer.

Rencontré lors d'un concert de métal d'un groupe local, ce fut le déclic. Peu enclin à ce genre de musique, Alexandre, un ami commun, l'avait traîné de force, non sans mal, à ce brouhaha musical. Je me trouvais présente uniquement pour le guitariste, amour de jeunesse, un minable qui fut mon premier petit ami officiel de ma douce adolescence. Craquant à la base pour un bon jazz rythmé, ou du vieux rock d'écorchés vifs, j'avais peur de ne savoir quoi faire si Alexandre ne portait pas acte de présence.

J'ai alors rencontré David.

Au premier abord, il m'avait tout simplement paru cinglé. Hors du temps. Le genre de garçon à parler fort en faisant de grands gestes, sans se soucier des regards alentours. À danser au milieu d'une rue commerçante auprès de musiciens de passage, tout en criant et frappant dans les mains, absolument pas en rythme avec le morceau s'écoulant à l'arrière.

Peu après notre rencontre, je me suis trouvée un caractère affirmé dont j'ignorais l'existence. Mes complexes disparaissaient peu à peu, j'appris à m'aimer hors mes hormones liés à la puberté, et à grandir. C'était à mon tour de hausser la voix et de mouvoir mes membres avec énergie. Je me sentais libre.

Nous nous ressemblions, et, à la fin de ma première année d'édition, un soir, en fêtant les réussites mutuelles de nos amis, une idée folle nous était parvenue. Sur un coup de tête embrumé par l'alcool, nous avions décidé de vivre ensemble, dans une colocation qui se trouverait forcément mouvementée.

Et nous y étions. Trois mois plus tard, composés essentiellement d''un été entier à travailler afin d'économiser, on y était arrivé. Dans ce petit immeuble en pierre, aux appartements aux plafonds hauts, au deuxième et dernier étage, quartier Saint Pierre, en plein centre historique de la ville. Comparé personnellement au noyau de Bordeaux, de part son histoire et son architecture sensationnelles, cet endroit se trouvait être notre quartier préféré depuis bien longtemps. Les souvenirs passés y étaient pour quelque chose, certainement.

Bordeaux était une belle ville, et nous étions tous deux bien trop attachés à ce véritable pôle culturel pour nous en défaire, bien que lui se trouvait déjà dans la vie active et pouvait se faire muter facilement, et moi il m'aurait suffi de chercher une nouvelle école pour ma seconde année.

_ Tu le fais, ce café ? cria David d'une voix puant le sommeil.

_ Il est prêt. Et on ne va pas commencer comme ça. Je ne suis pas ta bonne, Dave, répondis-je en laissant échapper un rire.

Il se redressa et s'étira, puis mon ami me lança un regard amusé. Baillant à s'en décrocher la mâchoire, il se frotta énergiquement les yeux. Le grand blond se leva avec paresse, habillé des vêtements de la veille.

N'ayant pas pris le temps de nous changer, aucun de nous deux ne devait sentir la rose en l'instant présent.

Il sortit deux tasses, m'embrassa rapidement sur le front, puis servit le breuvage fumant de la cafetière.

Serré et noir pour moi. Allongé avec deux sucres pour sa part.

Je m'assis sur un des tabourets du bar, il m'accompagna, puis nous sortit deux cigarettes.

_ Tu vas voir, d''ici deux mois, notre appartement puera le tabac froid, s'amusa-t-il en allumant sa Philip Morris.

_ Deux semaines, tu veux dire, ris-je en prenant le briquet qu'il me tendait.

Il découvrit ses dents, puis se mit à me parler d'une future soirée organisée par le club où il travaillait, ayant lieu le week-end prochain.

Je m'amusai à le charrier en lui faisant remarquer qu'il avait plutôt intérêt à me servir des verres gratuitement, et il me répondait d'une grimace en m'ébouriffant les cheveux.

Comme deux chiots se battant pour jouer, nous nous chamaillions comme des gosses.

*

Une petite heure plus tard, en me dirigeant vers la salle de bain pour me doucher, Dave me retint. La mine grave, il jetait des regards nerveux vers la porte d'entrée.

_ Éléna, il y a quelque chose que je ne t'ai pas dit.

_ Je suis toute ouïe, murmurai-je, l'inquiétude déformant mes traits.

Il ne m'appelait par mon prénom entier qu'en cas d'énervement ou de nouvelles plus ou moins bonnes à annoncer. Une boule se forma dans ma gorge. J'avais un mauvais pressentiment.

Au moment où ses lèvres s'ouvrirent, la sonnette retentis, nous faisant tous les deux sursauter. Lui lançant un regard inquisiteur, je me dirigeai vers ce qui semblait être la source de sa nervosité.

Les visages rayonnants d'Alexandre et Lan apparurent dans mon champs de vision.

Le grand brun m'enlaça chaleureusement, pendant que la petite vietnamienne m'adressa un sourire tendre.

_ Surprise Élie, on t'embarque tous les trois pour la journée, murmura mon ami contre mon oreille.

Trois ? D'accord, mon colocataire faisait partie de cette mascarade.

Ouvrant la bouche pour contester, je fus stoppée dans mon élan quand il dénoua ses bras de mon dos, et rentra sans demander son reste, saluant David bruyamment.

_ On m'explique ? fis-je à Lan, qui levait les yeux au ciel d'un air excédé.

_ Disons qu'il a décidé que ce n'était pas parce que maintenant tu avais ton appartement qu'il ne serait plus là pour t'emmerder. Et qu'il a trouvé que c'était le jour parfait pour te faire une surprise, s'amusa-t-elle avant de me prendre dans ses bras à son tour.

Refermant la porte derrière elle, je constatai sans surprise que les deux garçons se trouvaient déjà affalés sur le canapé, une bière à la main.

Alex, grand brun aux yeux chocolats était un ami du collège. Dans le genre homme des cavernes étrangement trop sentimental mais introverti, on ne faisait pas mieux. Tout se trouvait constant chez lui. Barbe naissante constante, chemises dont les deux premiers boutons se trouvaient constamment ouverts, et bonne humeur constante. Il était ce qu'on pouvait qualifier de mignon, malgré ses quelques kilos en trop se reflétant sur sa petite bedaine de buveur de bières quotidien. Déjà dans la vie active, du haut de ses vingt-deux ans, il espérait ouvrir son propre bar avec un collègue à lui, puis collaborer par la suite avec David, qui disait tout le temps « j'ai pas fait une spécialisation communication avec connaissances dans l’événementiel pour finir barman toute ma vie ». Ce dernier voulait organiser ses propres soirées, concerts, et se contentait pour l'instant de servir des shooters aux prix mirobolants dans une boite de nuit réputée de la ville. Avec nos horaires décalées, lui travaillant tous les soirs sauf le dimanche et le lundi, nous ne nous verrions pas beaucoup le reste du temps.

Alexandre se trouvait être également le petit ami de Lan, femme que l'on pouvait me qualifier comme « amie proche », et ce, depuis notre rencontre en deuxième année lycée.

Petite brune aux cheveux coupés en un carré plongeant, ses origines asiatiques n'étaient visibles uniquement de part sa peau halée et son cuir chevelu, d'un lisse cobalt absolu. De taille modeste et assez menue, elle faisait preuve d'un calme olympique en ce qui concernait son compagnon, malgré son sang chaud habituel.

Ensembles depuis trois ans, ils avaient pris un appartement à deux dès que l'année de CAP de Lan débuta. Rien ne semblait pouvoir les atteindre, ils filaient le parfait amour, et c'était très bien comme cela.

_ Élie, c'est pas pour faire ma chieuse, mais tu pues, remarqua mon amie en se roulant une cigarette, un filtre à la bouche.

_ Toi aussi Dave, c'est une infection, renchérit Alex en se pinçant le nez théâtralement.

_ C'est bon, on a déballé nos cartons toute la nuit, on vient de se lever, la douche ne fut pas la première chose à laquelle nous avons pensé. En plus, j'aime sentir mauvais, contra David en finissant sa bière et en collant ses aisselles sous son nez.

Alexandre lui jeta un coussin à la figure. Lan s'en amusa, alluma sa clope, puis fouilla dans les placards à la recherche du thé à la mangue que j'avais pris l'habitude d'acheter au fil des années pour elle. Ne buvant presque pas d'alcool, n'aimant pas le café, elle se contentait de fumer comme un pompier un tabac qu'elle seule arrivait à consommer en buvant son thé à la mangue.

_ En attendant, je vais me laver personnellement, non pas que sentir mauvais me répugne, mais un peu tout de même, finis-je en me dirigeant vers la salle de bain.

J'entendis Alexandre me crier quelque chose ressemblant à « dépêches-toi, on a pas toute la journée », quand je refermai la porte derrière moi, étouffant sa phrase, puis enclenchai l'eau bouillante de la douche. J'ignorai ce qu'il prévoyait, mais, très sincèrement, dans l'instant présent, je m'en foutais. J'avais pris l'habitude de ses plans foireux, et je m'énerverais assez comme ça plus tard.

Me plongeant sous le jet d'eau bouillant, j'oubliai temporairement toutes ces futilités.

*

_ On va où ? demandai-je pour la dixième fois, impatiente, dans la voiture.

_ Je te le répète, Élie, si on te le dit, le mot « surprise » perdra tout son sens, me répondit David en souriant de toutes ses dents depuis le siège passager.

Le traître. Il savait tout depuis le début, et n'avait même pas songé à m'en parler. Depuis bientôt une demie-heure, nous roulions sur la nationale, Alexandre conduisant bien au-delà des limitations de vitesse réglementaires, jonglant au grès de ses envies avec la radio. Passant par Claude François puis l'instant d'après Véronique Sanson, j'étais à deux doigts de l'étrangler.

Pourtant, je me trouvais un sentiment d'euphorie pondre dans mes veines. L'idée qu'ils m'embarquent, ainsi, sans connaître la destination, me donnait l'impression de quitter la civilisation et toutes les futures prises de tête arrivant à grands pas avec la rentrée. En étant ainsi accompagnée des personnes qui comptaient le plus pour moi, un élan d'amour irréversible gonfla mon cœur.

_ On arrive, murmura Lan avec joie et en me lançant un coup d’œil plein de douceur.

Regardant à travers la vitre, je fus bien obligée de me demander où est-ce que cette forêt de pins pouvait nous mener. Puis, quelques secondes plus tard, Alexandre ralenti, et je fus réduite au silence. Des larmes de joie apparurent au coin de mes pupilles.

L'océan, à perte de vue, sous un temps idyllique. Moi qui croyait lui avoir dit adieu à la fin de l'été, un goût amer dans la bouche avec la nette impression de ne pas y être assez allée, ils m'y avaient amené une dernière fois.

Arrêtant la voiture, Alexandre, David, Lan, et moi-même, restâmes immobiles. Savourant.

Il faisait beau, chaud, mais le sable restait pourtant vide d'humanité. Ils ne s'étaient pas contentés de me traîner à la plage, ils avaient minutieusement choisi d'aller au petit morceau de l'Atlantique trouvé un an plus tôt, où l'eau brillait de mille feux, et tellement enfoncé dans la forêt que personne n'y allait. Je me frappais mentalement de ne pas avoir reconnu la route plus tôt.

Le sourire scotché aux lèvres, je sortis doucement de la voiture.

L'air marin me fit frémir, davantage par excitation que réelle fraîcheur. Nous étions début septembre, et, bien que la canicule d'août s'était calmée, il faisait encore bon, le tableau de bord affichant fièrement les vingt-cinq degrés quelques secondes plus tôt.

L'océan, d'un bleu électrisant, scintillait, et les vagues s'écrasaient lentement contre le sable dans un bruit mat et régulier.

Une main se posa sur mon épaule avec douceur. Arrivant à décrocher mon regard de la vue avec difficulté, je détournai les yeux vers l'origine de cette demande d'attention.

David, un air rêveur scotché sur le visage, se postait à mes côtés, une cigarette au bord de ses lèvres formant un sourire splendide. Deux légères fossettes s'étaient formées au creux de ses joues, et des pattes d'oie apparurent sur son faciès. Il était beau, radieux, et heureux.

_Tu me rabâchais sans cesse que la mer te manquait. Je me suis alors dis que tu aurais besoin d'un dernier « instant de poésie », comme tu le dis si bien. Alors aujourd'hui, on bronze. Comme une sorte de belle conclusion à notre été dont on n'aura pas vraiment profité.

N'y tenant plus, je l'enlaçai de toutes mes tripes. Je l'aimais, qu'est-ce que je l'aimais.

Étonné par mon étreinte, il mit quelques instants avant de me serrer contre lui. Nous n'avions jamais été réellement tactiles, mais il avait eu l'air de comprendre néanmoins mon « merci » muet.

_ Une fois que vous aurez fini de jouer les bisounours, on pourra y aller ? tinta la voix d'Alexandre derrière nous.

Je ris aux éclats. Rectification. Je les aimais, qu'est-ce que je les aimais.

*

_ Ils sont vraiment cons.

Lan et moi avions dit cela à l'unisson, ce qui nous provoqua un rire léger par la suite.

Les garçons se battaient au loin, dans l'eau, pendant que nous, nous nous trouvions étalées sur nos serviettes à discuter. Profitant du soleil encore existant, nous avions trinqué tous ensemble, et, comme une promesse solennelle, le tintement du verre des bouteilles s'entrechoquant raisonna aux alentours. À la fin de leur bière, Alex et Dave avaient fait la course jusqu'aux vagues, pendant que nous, restions sur le sable. Pour ma part, je me trouvais bien trop fatiguée pour esquisser le moindre mouvement trop brusque, ma tête s'étant juste calmée à l'instant.

Je ne remercierai jamais assez ce petit bout de femme d'avoir pensé à prendre le maillot de bain que j'avais oublié chez elle, quelques semaines auparavant.

_ Je vous envie tellement, murmurai-je à mon amie en regardant sa moitié, au loin.

Haussant les épaules, elle suivit mon regard. Un air nostalgique fondit sur ses traits.

_ Tu sais Élie, on ne peut pas savoir combien de temps ça durera encore. C'est souvent en aimant plus que tout une personne que tu finis par la perdre.

_ À qui le dis-tu. Mais, vous vous aimez. Tous les deux. C'est déjà énorme, soufflai-je en baissant les yeux.

Je sentis son attention se reporter sur ma personne. Fixant le sable, je détournai le regard vers elle. L'excuse déformait son faciès.

Balayant le tout de la main, je grimaçai.

_ C'est bon. T'en fais pas. Le destin nous joue bien des tours, c'est tout.

Opinant du chef, elle se roula une cigarette. J'en attrapai une de mon propre paquet.

Jetant un coup d’œil à sa montre, elle en profita pour héler aux garçons de revenir.

_ Déjà ? fit David une fois arrivé, la mine contrite, ses longs cheveux ondulés ruisselants.

_ Il est l'heure, répondit simplement Lan en rangeant ses affaires.

La question de pourquoi nous partions alors qu'il était tout juste dix-huit heures me tarauda l'esprit, mais pourtant je ne la posai pas. Certainement une nouvelle cause de ma fatigue et de mon trop plein de bonheur.

_ Merci en tout cas. Vous êtes géniaux, dis-je d'une voix nouée par l'émotion, une fois rentrée dans la voiture.

_ Ne nous remercies pas de suite. C'était légèrement intéressé, me répondit Lan en fixant le paysage à travers la vitre.

_ David a laissé ses clefs à Marie, pour qu'elle organise votre crémaillère à notre retour, compléta Alexandre tout en démarrant.

Bouche bée, ma première pensée fut de les égorger. J'avais clairement tout sauf envie de faire une « sauterie » à la Marie chez moi, ce soir. Déjà éreintée par la veille, l'idée d'une beuverie digne des Marines, accompagnée d'une soixantaine de personnes dont quarante inconnues ne m'enviait vraiment pas. Ce cher David. Il fallait que je me préoccupe sérieusement de sa mort imminente.

_ Ça va, Élie ? me demanda l'intéressé face à mon mutisme, me coupant par la même occasion aux différentes images de torture défilant dans mon esprit.

_ Parfaitement. Prépare toi à mourir une fois que toute cette mascarade prendra fin, c'est tout. Et à tout ranger demain, seul. Tout aura intérêt à être parfait quand je rentrerai du repas avec mon père, je te préviens Dave, le menaçai-je avant de ramener mes genoux contre ma poitrine.

Observant le paysage à travers la vitre, il se renferma dans un silence agaçant. Alexandre s'en amusa, puis, moi, je me laissai emporter avec un plaisir non dissimulé dans les nimbes de Morphée. »

*

_ Élie !

À peine arrivée à destination qu'une tornade blonde me prit en embuscade. La puce électrique qu'était Marie m'agressa les tympans. Crochetant ses bras derrière ma nuque, elle m'embrassa la joue avec force. Son parfum, mêlé à une odeur écœurante de transpiration et d'alcool, titilla mes narines.

Lui adressant un sourire forcé, mon regard fit un rapide mouvement circulaire dans l'appartement. Je fus bien obligée d'admettre que j'avais parlé trop vite. Une quinzaine de personnes envahissait l'habitacle, mais toutes m'étaient, pour l'instant, connues.

M'autorisant à détendre mes muscles, j'osai enfin lui rendre son étreinte, enroulant mes bras autour de sa taille.

_ Tu ne changeras jamais ma belle, murmurai-je contre son cou.

Elle se décolla de mon corps, puis me sourit à pleines dents. Le bout de femme remis sa franche cendrée en place sur son front. Habillée d'une combinaison noire simple, des spartiates aux pieds, elle semblait encore plus petite que d'habitude. Ses lèvres étaient tintées d'un rouge épatant, et de nombreuses plumes noires pendaient à ses lobes. Pour la première fois de ma vie, je trouvai qu'elle faisait plus âgée que ses dix-sept années déjà bien entamées.

Elle noua ses doigts aux miens, une mine triomphante rayonnant sur son visage. Elle savait pertinemment que je ne pouvais pas lui en vouloir. Le lien indéfinissable qui nous unissait se trouvait bien trop rigide pour laisser permettre cela.

_ Tu me connais Él' ! Il manque quelques personnes, mais tu vas voir, ça va être génial ! Me répondit-elle en trépignant sur ses pieds.

Comme seule réponse, je soufflai, puis entrai dans l'habitacle. Ça avait beau empester le tabac, le tout restait pour le moment calme, et semblait bien se passer. Quelques personnes se déhanchaient à côté de la chaîne hifi sur un air électronique dont j'ignorai l'existence, pendant que d'autres vinrent m'adresser de rapides félicitations en me saluant. Tout en jetant mes clefs dans le vide poche sur le bar, je remarquai les nombreuses bouteilles et quelques saladiers qui le surplombaient. Deuxième expiration sourde.

Une seule chose était certaine. Je n'étais pas prête à aller me coucher.

*

Les pieds en feu à force de danser, une fatigue musculaire commençant à poindre, je m'affalai sur le sofa. La musique résonnait de plein pot, I love Rock'n'Roll faisant trembler les baffles. Je pouvais m'estimer heureuse que Marie ait pensé à prévenir les voisins au préalable.

Le monde allait et venait, si bien que, désormais, mon appartement était bondé. Et pas uniquement de connaissances.

Assise aux côtés de Lan, je me décapsulai une Grimbergen pendant qu'elle, semblait absorbée dans une discussion avec David. Elle avait beau me sembler sobre, ce n'était très certainement pas le cas de ce dernier. Les joues rougies, le rire facile et la jambe gauche tressautant frénétiquement dans une envie constante d'être en mouvement, il était bien plus que simplement éméché.

J'avais chaud. Les quelques verres que j'avais consommé n'avaient pas eu le pouvoir de m'embrumer l'esprit, ne camouflant donc pas ma désagréable sensation d'étouffer.

Me levant en direction de la baie vitrée, j’atteignis la terrasse avec soulagement. Le corps moite, je me dirigeai vers le rebord, et m'appuyai contre celui-ci, dos à toute agitation.

Cette nuit là, les étoiles scintillaient d'une brillance nouvelle. Le ciel, sombre et opaque, se trouvait dégagé, et laissait toute place disponible à la présence de la lune. Pleine, ronde, et superbe, elle illuminait les toits de la ville endormie.

J'expirai lentement. J'avais toujours eu le sentiment que les sphères de la nuit pouvait nous surveiller, dans une espèce de bienveillance refoulée. Et, en ce soir de début septembre, elles semblaient briller de mille feux.

Nous étions le huit. Cela faisait cinq ans aujourd'hui, et je venais juste de me le rappeler. Le bref sentiment d'apaisement que j'avais eu quelques minutes plus tôt s'écroula pour laisser place à la culpabilité. J'avais oublié la date de décès de ma mère, et venais juste de m'en rendre compte. Il n'était pas encore minuit, mais je n'avais pas pu lui rendre hommage ne serait-ce qu'à un seul instant en ce jour.

Camouflant ma honte sous des tremblements, je cherchai à tâtons mon paquet de cigarettes.

Mes yeux s'humidifièrent quand je me rendis compte avec horreur de mon oubli.

Je me maudissais intérieurement, et m'appuyai davantage contre la balustrade.

_ Cendrillon a oublié son soulier ?

Dans un sursaut, je levai la tête. J'avais tellement été plongé dans mes pensées et états d'âme, que la possibilité que je pouvais ne pas être seule ne m'avait pas ne serait-ce qu'effleuré l'esprit.

Un jeune homme d'une vingtaine d'années me faisait face. Adossé contre le mur à un mètre de moi, il me tendait un de ces tubes de nicotine tant convoité, un sourcil inquisiteur levé. Grand, brun, il était vêtu d'une chemise bordeaux ouverte sur un haut noir col en V. Son bermuda beige retombait sur ses hanches, et laissait entrevoir ses mollets complétés par des baskets noires. Ses poignets arboraient de nombreux bracelets en tout genre, et ses manches retroussées mettaient en valeur ses bras musclés. J'arrivai à distinguer un anneau en argent fin pendre à son lobe gauche, le reflet de la lune le faisant scintiller. Le côté mal rasé appuyait son décontracte naturel, et le rendait pour le moins séduisant.

Je déglutis difficilement, puis sécha mes yeux discrètement. Honteuse de m'être exposée ainsi à un total inconnu, beau garçon qui plus est, je saisis la clope qu'il me tendait.

_ Merci, fis-je d'une voix rauque.

_ Pas de problèmes, répondit-il en allumant une cigarette sans me quitter des yeux.

J'allumai la mienne, puis recrachai la fumée en rejetant la tête en arrière.

_ C'est donc toi, la fameuse Éléna ? Continua-t-il en me fixant, un sourire en coin apparaissant sur son visage.

_ Élie, corrigeai-je automatiquement, un brin agressive dans la précipitation. C'est Élie, me repris-je d'une voix douce, avant de me laisser glisser le long des barreaux en fer forgé d'un noir d'encre. Leur fraîcheur me remettait doucement les idées en place.

Il opina du chef, puis se laissa tomber sur le sol à son tour, à mes côtés. Presque trop proche, il exhalai un parfum étrange. Mélange entre citronnelle et mimosas, cette odeur légèrement féminine sentait divinement bon.

_ D'où connais-tu mon nom ?

Plongeant à nouveau ses prunelles dans les miennes, il prit le temps de tirer une nouvelle latte, avant de faire passer les volutes opaques par ses cloisons nasales.

J'étais assez proche désormais pour remarquer ses magnifiques yeux ambrés, semblant comporter toutes les teintes connues du caramel. Mon cœur manqua un battement.

_ Marie. J'ai fais sa connaissance lors d'une soirée chez un ami commun. On a gardé contact, et me voilà ici, murmura-t-il d'une voix lasse, avant de continuer : elle me parle sans arrêt de toi.

Je laissai échapper un sourire. Elle ne changera donc jamais, pensais-je en adoucissant mes mœurs. Cette femme, ancienne anorexique tenace, je l'avais rencontré au lycée. Pendant qu'elle, était en seconde, je me trouvais en première. Ce petit rayon de soleil fut le baume au cœur dont j'avais besoin en cette période. Elle m'a aidé à me remettre du décès de ma génitrice, auquel je n'arrivais toujours pas à dépasser un an plus tard, et moi je l'avais soutenue dans le combat contre sa maladie. Depuis, comme liées, nous nous considérions toutes deux comme la chair de notre chair. J'étais surprotectrice à son égard, et elle, me considérait comme son tout. D'une nature enjouée et aimante, cette personne allant sur sa dix-huitième année, arrivait parfaitement à se lier d'amitié avec tout le monde l'entourant. Un charme provocateur, un regard azur de braise, elle était actuellement la maîtresse d'un homme déjà en couple, rencontré au lycée. D'ici une semaine, elle allait débuter une école de design, et, j'en étais sûre, ferait des merveilles.

_ Je peux te poser une question indiscrète ?

_ Essaies toujours, répondis-je instinctivement, coupée à nouveau dans mes déboires internes.

Il remua, semblait étrangement mal à l'aise. Pour la première fois depuis le début de notre rencontre, son regard fuyait le mien.

_ Pourquoi pleurais-tu ?

_ Ma mère est morte il y a cinq ans aujourd'hui, chuchotais-je d'une voix absente, lointaine. Et j'avais oublié.

Silence. Malaise. Qu'elle fut ma surprise lorsqu'il explosa radicalement de rire. L'agacement prenant place en moi, je le fusillai du regard, puis m'apprêtai à me lever. Il accompagna mon geste, puis me prit le poignet, me forçant à me tourner vers lui. Ses yeux rieurs se complétaient de son sourire qu'il avait du mal à dissimuler. Ma colère redoubla d'autant plus, et j'essayai de me dégager.

_ Ne le prends pas mal Élie. Mais avoues quand même que c'est hilarant comme situation. Ce que je te propose, c'est de te bourrer la gueule en l'honneur de ta mère, et je t'accompagne afin de célébrer la vie de la mienne. Comme ça, tu auras tout de même marqué le coup, me lança-t-il avec un clin d’œil.

Étrangement, cette dernière phrase me semblait bien plus profonde que ce qu'elle ne semblait vouloir énoncer au premier abord.

Et, en le suivant à l'intérieur rejoindre les festivités, sa main enserrant toujours mon poignet, je ne pus empêcher une vague de chaleur pondre en mon corps. Si je commençais à me liquéfier auprès du premier inconnu rencontré, j'étais vraiment dans la merde. »

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