CHAPITRE II
« _ J'en connais une qui n'a pas beaucoup dormi !
_ Merci Charles. Autant me dire que j'ai une salle gueule, répliquai-je à mon frère, une fois arrivée sur le quai de la gare.
_ Pour le peu que je te vois, il faut bien que je me rattrape, s'écria-t-il, un rictus taquin sur le visage, tout en m'ébouriffant les cheveux avec énergie.
Je ronchonnai. De mauvaise humeur, je n'avais dormi que deux minuscules heures cette nuit, et m'étais réveillée avec des cernes atteignant mon menton. Mon train étant à neuf heures pétantes, j'avais mis mon réveil au dernier moment, et m'étais réveillée dans la panique en prenant uniquement le temps de me brosser les dents. Me voilà donc habillée d'une robe de plage rouge simple avec des tongs, le tout surmonté d'un chignon lâche retenant mes cheveux d'un critérium. En résumé, ce n'était pas la joie.
Je ne me souvenais de la soirée que par bribes, et me rappelai surtout avoir beaucoup, beaucoup, beaucoup trop bu. Au point de me réveiller, ce matin, dans mon lit, avec Marie et David, tous les trois nus comme des vers. Nous n'avions rien fait de suspect, j'en étais persuadée, mais se réveiller complètement à poil dans son lit avec ses meilleurs amis n'était jamais bon signe quant à la soirée de la veille. En partant, j'avais laissé l'appartement dans un état pitoyable, les cadavres de bouteilles jonchant le parquet, et les meubles imprégnés de substances collantes et nauséabondes. Ils rangeront, avais-je pensé.
Le garçon rencontré la veille était parti avec Alexandre une fois que tous les occupants furent partis. Ayant bien sympathisé avec le premier, mon ami lui avait proposé de dormir chez lui, habitant à seulement quelques rues de chez nous. J'ignorai toujours son identité, mais, et j'avais beau en ignorer la raison, je restais persuadée que nos chemins se retrouveraient un jour.
C'était étrange de se sentir autant attirée par un inconnu. Surtout si ce dit inconnu a été rencontré la veille, autour d'une rapide discussion, et finissant sur plusieurs verres ingurgités à un rythme saccadé.
En grimpant dans la petite Renaud de mon frère, d'un rouge vieilli et aux portes rouillées, un sentiment familier émergea en moi. Cette voiture, je ne la connaissais que trop bien. Elle appartenait à notre mère, avant. Des souvenirs d'elle, la bouche en cœur, les cheveux blonds hirsutes se dressant fièrement sur son crâne, venant me chercher à l'école primaire avec la « Poubelle », me revinrent. Grande et bien en chair, des rides de fatigue apparaissant sur ses traits, elle n'en restait pas moins radieuse. Et elle aimait plus que tout ses enfants, bien que la relation entre mon fraternel et elle fut conflictuelle. Mais elle aurait donné sa vie pour son fils.
Je tournai le regard vers lui. Avec ses cheveux blonds et ondulés, ses yeux mousses à l'égal des miens, ses pattes d'oie au coin des paupières, et sa fossette se creusant continuellement sur sa joue gauche, du haut de ses vingt-six ans, il était beau. Nous avions, malgré la différence d'âge, des traits de ressemblance inébranlables.
De sept ans mon aîné, vivant aujourd'hui en Espagne aux côtés de sa compagne, je ne le voyais qu'occasionnellement. Mais nous restions du même sang. Et, cette voiture, il la conduisait depuis maintenant dix ans. D'abord en conduite accompagnée aux côtés de notre génitrice, puis ensuite pour passer son permis, cette dernière la lui avait offerte en récompense de l'obtention de son Baccalauréat. Élève et fils prodige, une moyenne générale frôlant les dix-huit continuellement, après une année d'école de commerce international, qu'elle fut la surprise lorsqu'il abandonna tout pour partir vivre à Bilbao. Tout cela afin de rejoindre une femme rencontrée un été. Effondrés quand à l'avenir de leur fils, nos parents ne lui avaient pas donné la vie facile. Ils avaient beau être séparés depuis déjà plusieurs années, ils s'appelaient tous les soirs, et Charles, dans un ras-le-bol atteignant l’hystérie, était parti un matin sans demander son reste. Deux ans plus tard, ayant coupé tous les ponts avec nos parents, il reçu un appel de mon père. Lui annonçant le décès soudain de notre mère, j'étais consciente qu'encore aujourd'hui, l'intéressé culpabilisait encore de son départ, et donc de son incapacité à être présent aux derniers instants de vie de la personne lui ayant donné le sein, petit. Il en parlait rarement, mais je le sentais dans ses rares moments de solitude. Par la suite, il avait prit l'habitude de venir régulièrement nous voir, mon père et moi. Bien que ce dernier ait refait sa vie avec une autre depuis bien longtemps, la mort de la femme qui avait donné la vie à ses enfants l'avait ébranlé plus que de raison.
Dans un coup de tête irréfléchi, il partit vivre à Irun, petite ville frontière entre l'Espagne et la France, ville de son enfance également, à la fin de ma scolarité. Me versant de l'argent régulièrement, il me finança un petit studio dans l'une des agglomérations de Bordeaux le temps d'une année. Il coulait désormais des jours heureux, atteignant la soixante-dizaine d'années en ce monde, avec Catherine, sa femme, et belle-mère pas franchement brillante à notre égard.
_ Tu penses à quoi ? Fit mon frère, tout en insérant une cassette dans le lecteur du tas de ferraille. La douce voix de Leonard Cohen berça l'habitacle.
_ À notre vie. À maman. Je ne sais pas, à tout en fait.
_ Tu es sûre que tu n'es pas encore bourrée ? S'amusa-t-il en me lançant un regard moqueur.
_ Si les quatre fois que je te vois dans l'année, c'est pour que tu me charries, je réfléchirai à deux fois avant de venir, m'offusquai-je en me renfrognant dans mon siège, les bras sur la poitrine.
Il m'adressa un sourire en coin, puis se mis à me parler de la pluie et du beau temps, de sa vie en Espagne, tout en finissant sur son travail absolument fantastique en tant que pianiste d'ambiance dans un restaurant côté de sa ville. Douce ironie. Vivre de sa passion était osée, et il avait beau chercher à créer un groupe de musique depuis belle lurette, il commençait à saturer de son métier monotone qu'il occupait depuis cinq ans. Et je le comprenais. Il avait hérité des doigts de notre mère, ainsi que de son talent musical, donc jouer les mêmes compositions tous les soirs pour des personnes n'en ayant rien à foutre devait être lassant.
Les pneus crissèrent sur le gravier de l'allée lorsque nous dépassâmes le portail de la demeure. Un grand jardin fleuri nous fit face, recueillant en son centre une petite maisonnette aux volets bleus. Alejandro Lopez, notre père, nous adressait de grands signes enthousiastes sous l'ombre d'un pommier. Assit sur un petit fauteuil en osier, accompagné de sa femme, il avait un sourire franc aux lèvres. Cet homme, petit et trapu, avait quelque peu mal vieilli. Au fil des années, son ventre avait grossit, ses cheveux s'étaient grisés, et la tonsure au centre de ses cheveux -à la base noirs- ondulés devenait de plus en plus visible. Le visage marqué par le temps, il restait néanmoins un bon vivant, et le faisait ressentir. Nous avions hérité, mon frère et moi, de ses yeux verts clairs en amande.
Catherine, le chat siamois sur les genoux, le tenait dans ses bras et agitait sa pâte avant en notre direction. La pauvre bête semblait nous lancer des appels à l'aide du regard. Quelle idiote.
_ Bon, Élie, avant qu'on y aille, je te préviens. Pas de crises, pas de réponses désagréables, tu restes polie avec notre merveilleuse belle-mère. Compris ? Me lança Charles en tirant le frein à main.
_ Je ne te promets rien, bougonnai-je en levant mon bras en leur direction dans un salut bref et un sourire fade.
Il me lança un regard sévère, puis sorti de la voiture. J'accompagnai ses gestes, puis lui emboîtai le pas vers le couple. Les cheveux décolorés ressemblant assez à un balai à brosse de Catherine étaient remontés en un chignon strict, et sa robe noire cintrée simple appuyait sa silhouette de rêve que toute femme atteignant la soixantaine souhaiterait avoir. J'avais beau ne pas l'apprécier, je ne pouvais enlever le fait qu'elle se trouvait gâtée par la nature. Elle avait certes un cuir chevelu absolument ignoble, mais il n'empêche que c'était une belle femme. En pensant cela, j’eus instantanément la nausée.
_ Comment va ma fille ?
_ Bien papa, répondis-je en l'enlaçant.
_ Tu as pensé à mettre du déodorant, Éléna ? Continua-t-il, sans pour autant penser à mal, en fronçant le nez.
Rires de sa cruche et ricanement de mon fraternel.
Les quelques heures avant mon train de retour allaient me sembler bien longues.
*
_ Encore cette mauvaise habitude avec la cigarette. Tu sais que ça fait tomber les dents et sentir mauvais de la bouche ?
Oui, je sais, Catherine. Ne rien dire, opiner gentiment de la tête, sourire. Ça ira. Dans trois heures tu te tires.
*
_ D'ailleurs, ça en est où, avec le petit Alexandre ? Tu as enfin passé le cap avec lui ? Il a largué sa pouffe ?
Ne rien dire, sourire, froncer légèrement les sourcils pour montrer ton désaccord. Coup d’œil discret afin d'avoir un peu de soutien vers le frangin. Il est en discussion avec ton père. Génial. Plus que deux heures et demie.
*
_ Tu en es à ta cinquième cigarette ? Tu fumes trop ! Et c'est déjà ta seconde bière, non ? Tu sais que c'est comme ça que démarre l'alcoolisme ?
_ Je ne suis pas encore alcoolique, Catherine, contrai-je, commençant à perdre patience.
_ C'est en refusant d'apercevoir les possibilités qu'on finit par tomber en plein dedans, ricana-t-elle avant de boire une gorgée d'eau.
Respire. Une heure. Tu l'étriperas plus tard.
*
Une petite demie-heure avant mon départ, j'aidai mon père à débarrasser. En rangeant la vaisselle sale dans l'évier de la petite cuisine traditionnelle, je repensai avec fierté que je n'avais pas créé un seul crêpage de chignon du repas. Me contentant de hocher la tête en grimaçant de temps à autre, un mot n'avait pas été plus haut que le précédent. J'étais restée polie et plus ou moins agréable, ce qui ne me ressemblait guère, lorsque je me trouvais en contact direct avec cette femme.
La petite lucarne de la pièce laissait échapper un rayon de soleil jaune vif, baignant l'endroit brun de teintes orangées attendrissantes. La chaleur commençait à retomber doucement, et la fine pellicule de sueur apparaissant sur ma nuque plus tôt avait enfin disparu. Mon corps avait réussi à surmonter la fatigue, et dans ces instants là, je me félicitai d'être encore jeune. Bien qu'une bonne sieste m'attendait à mon retour.
Je me sentais étrangement bien, ici, dans un silence reposant, frottant les couverts d'une éponge, avec l'homme qui m'avait éduqué à mes côtés. Il remettait en place des aliments dans les placards, son sempiternel sourire en coin déformant ses traits. Il était heureux.
Je savais pertinemment que les quelques rares visites que nous lui faisions, mon frère et moi, réchauffaient son être d'un amour inconditionnel. Bien que peu affectif, ces repas « en famille », avaient toujours été importants pour lui, et il nous le faisait comprendre à sa manière.
Une main protectrice et pourtant si douce se posa sur mon épaule.
_ Merci Éléna, murmura-t-il avant de me prendre dans ses bras.
Étrangement, son simple remerciement ne semblait pas simplement inclure mon aide ménagère. Je lui rendis son étreinte, embrassant tendrement sa joue râpeuse. Comme étant enfant, je me blottis contre son torse. Ces rares moments d'amour filial me mettaient du baume au cœur. Je n'avais pas réalisé à quel point il m'avait manqué.
*
_ Prends soin de toi ma puce.
_ À plus tard papa, lui répondis-je avant de rentrer dans la voiture, sans un regard pour Catherine.
Du travers de la vitre, je vis mon frère lui adresser une accolade joyeuse, puis embrasser ma belle mère rapidement. La maturité de l'âge devait certainement lui permettre d'avoir l'objectivité nécessaire pour être ainsi avec elle. Mon père semblait heureux à ses côtés. Certes. Contrairement à moi, qui ne cachais pas mon désaccord quand à leur union, lui, se forçait à la perfection, rendant un certain équilibre.
Depuis petite, Charles avait toujours été la personne me permettant de canaliser mon surplus d'émotions. Encore aujourd'hui, il posait les limites dont j'avais besoin, et répondait toujours présent à mes appels à l'aide. Peut-être était-ce aussi le fait d'être orphelins de mère, qui nous rapprochait autant. Il essayait de rattraper avec moi ce qu'il avait raté avec elle. Hypothèses, collant étrangement parfaitement avec la possible réalité.
Il s'assit à mes côtés, puis claqua la porte bruyamment. Il était temps pour nous de clôturer cette parenthèse nostalgique.
Une fois sur les quais de la gare, les larmes perlèrent au coin de mes yeux. Je ne voulais pas le quitter.
_ Élie, pas de ça avec moi, geint-il d'une grimace en me prenant dans ses bras, tu sais très bien que je déteste ça.
_ Tu vas me manquer Charles, reniflai-je en nichant mon visage dans son cou.
Il ne répondit pas, mais déglutit difficilement. En relevant mon visage, ses yeux larmoyants firent redoubler le flot coulant sur mes joues. C'était à chaque fois le même cirque, je détestai dire au-revoir, et lui aussi.
_ On se reverra petite sœur, ne t'en fais pas, murmura-t-il, la gorge nouée.
_ Dans six mois.
_ Bien avant, je te le jure. Et tu le sais, tu m'appelles quand tu veux. Je t'aime.
J'opinai doucement dans la tête, séchant mon visage humide. L'embrassant une dernière fois, je rentrai dans le train. Il m'adressa un dernier signe au travers de la vitre, puis le véhicule démarra. On pouvait dire ce que l'on voulait, rien ne pouvait remplacer l'amour d'une famille. Encore moins celui d'un frère.
Le reste du trajet se déroula dans le plus gros désordre émotionnel que je pouvais connaître. À cran, les larmes menaçant leur retour à n'importe quel moment, j'avais l'impression de n'être qu'une enfant. Ce n'était qu'un simple caprice de gosse, que j'effectuai dès que je quittais ma famille, Charles notamment. L'indépendance avait son bon, grandir me semblait étrangement bien plus complexe. Comme si mon corps avançait, et que mon esprit refusait de suivre la route, tout en chantant les louanges de l'âge adulte. Assez contradictoire, en effet. Je vivais avec mon meilleur ami, je pouvais suivre mes envies et faire ce qu'il me plaisait, mais être aussi loin d'un quelconque port d'attache à mon enfance m'arrachait les entrailles. J'avais été habituée à m'appuyer sur mon frère à tout moment, heureux comme mauvais. À ce jour, les quelques discussions Skype que nous avions ne permettait pas à l'enfant qui nichait en moi d'être satisfait. Il avait été là, au décès de notre mère, les épaules assez solides pour supporter mes crises d'adolescente déchirée de l'intérieur, et ce, malgré son propre mal-être. Lors de ma séparation avec Arthur, il y avait de cela un an, homme que j'avais aimé comme jamais, j'étais partie une semaine entière chez lui, occuper son intimité et tout son temps. Pleurnichant sur mon sort, il en avait été au point de dire à sa compagne de quitter l'appartement le temps de mon séjour, afin de pouvoir m'accorder toute son attention. Dormant à mes côtés la nuit, m'offrant des mouchoirs le jour, tout en résistant à l'envie mesquine d'arracher la tête à l'homme qui m'avait fait tant de mal.
J'avais conscience que j'avais porté mon manque affectif fraternel sur Dave, et ce dernier le subissait, sans pour autant rechigner.
Malgré tout, cet éloignement m'avait renforcé plus que je ne l'aurai espéré. Et je m'étais faite à l'idée que, si jamais y aller plus régulièrement signifiait revivre ce genre d’états d'âme encore plus souvent, j'étais bonne pour l'asile. J'avais choisi cette situation, et l'acceptai.
Je finis par m'endormir, le visage collé contre la vitre fraîche, tressautant au rythme du train filant à vive allure. Les écouteurs enfoncés dans les oreilles, la voix douce de Gregory Alan Isakov accompagna mon voyage au pays de Morphée.
*
« Nous entrons en gare de Bordeaux, terminus de votre train. Veuillez vér... »
Me réveillant en sursaut au son de la voix pré-enregistrée, j'attrapai rapidement mon sac à main, puis sortis en trébuchant à moitié sur les marches pour descendre. J'étais encore dans les vapes, et il me fallu plusieurs clignements de paupières avant de me remettre les idées en place.
Marchant jusqu'à l'extérieur du bâtiment, je me dépêchai de sortir une cigarette de mon paquet, puis de l'allumer. Tout en recrachant la fumée, je fermai les yeux. Le principal problème de l'addiction à la nicotine, était que passer trois heures sans fumer devenait une véritable torture.
_ Élie !
Tournant le regard vers la voix familière m'appelant, je vis Alexandre et Dave me faire de grands signes, accoudés contre la voiture, garée de l'autre côté de la route. Clope au bec, je les rejoignis à grandes enjambées.
_ Tout est rangé et nettoyé ! Héla Dave une fois je fus arrivée à leur côté.
_ J'espère bien, souris-je en les embrassant.
Nous grimpâmes dans l'habitacle une fois ma cigarette terminée, puis Alexandre nous reconduisit chez nous. Le trajet se passa dans une ambiance bon enfant, nous chamaillant tous les trois comme des mômes. Lorsque Lan n'était pas là pour nous surveiller, nous agissions comme si nous avions régressés de quinze ans d'âge mental. Ce qui me faisait le plus grand bien, après avoir lâché prise quelques heures plus tôt dans le train.
_ Élie je ne serai pas là ce soir, je vais manger un bout avec Julie, et il y a des chances pour qu'on aille chez elle ensuite. Ça ne te dérange pas ? Dit Dave en se tournant vers moi.
_ J'arriverai à survivre à ton absence, ne t'en fais pas. Tu reprends le travail quand ?
_ Mardi. J'ai encore trois jours de tranquillité. Mon mois de vacances me manque déjà, se plaignit-il en laissant retomber lourdement sa tête sur son siège.
L'été était passé d'une vitesse déconcertante. Mes cours reprenaient d'ici une semaine, et avec Dave travaillant, je sentais l'odeur de la rentrée poindre à plein nez. Alex allait également reprendre ses projets laissés en suspens, Lan approfondir son CAP en tant que chocolatier-confiseur en alternance, et Marie débuter son école de design. Les vacances étaient essentiellement faites pour nous retrouver, et nous étions tous bien trop plongés dans nos révisions ou professions par la suite pour lever le nez de notre boulot.
Comme si les garçons avaient suivi ma logique interne, un silence se fit dans l'habitacle. Nous savions tous que les quelques instants nous restant seraient à chérir.
_ Vous venez toujours à la soirée du Victoria vendredi prochain ? Nous questionna Dave, d'une voix précipitée.
_ Oui, depuis le temps que tu nous le rabâches, il aurait fallut être débile pour l'oublier, répondit Alexandre en levant les yeux au ciel.
_ C'est quoi déjà, le thème ? Continuai-je en m'appuyant contre les deux sièges avants.
_ Sexy en baskets, souris Dave avec ironie. Il haïssait son patron, mais avait réussi à lui souffler l'idée du prochain thème pour une soirée organisée par la boîte de nuit, à ses risques et périls. Il lui avait donné sa chance d'organiser pour la première fois sa propre soirée, ce qui le ravissait autant que le stressait. C'était quitte ou double. Soit il y arrivait et l'activité se reproduirait, soit il continuerait à servir derrière le bar pendant un bon bout de temps.
J'opinai doucement, en même temps que la voiture s'arrêta lentement. Alexandre fit un créneau rapide, puis descendit de la voiture. Il s'était garé à côté de la Place de la Bourse, se trouvant à quelques rues piétonnes de notre immeuble, et donc du sien, occupant un trois pièces au niveau de la Place Camille Jullian. J'avais l'impression d'être partie une semaine entière, au lieu de quelques heures. Marchant côtes à côtes, nous charriâmes Dave sur les activités pas franchement catholiques qu'il allait accomplir dans la soirée, puis Alex nous adressa un rapide signe de la main une fois nous avoir raccompagné devant la lourde porte en bois teint en rouge de notre immeuble.
Gravissant les escaliers, puis ouvrant la porte, l'odeur de cirage titilla mes narines. Flambant neuf, ils avaient nettoyé l'appartement à la perfection. Le sourire aux lèvres, j'allai ouvrir la baie vitrée en grand, puis jetai mon sac sur la canapé.
_ Tu m'apportes une bière ? Criai-je à David en allant sur la terrasse fumer une cigarette.
*
_ Mais, tu l'aimes, au moins ? Demandai-je à la tignasse blonde à mes côtés.
Affalés sur deux sièges d'extérieur que nous avions installés sur la terrasse, la bière à la main, il devait être dans les alentours de dix-huit heures. En caleçon pour sa part, toujours avec ma robe rouge pour la mienne, nos pieds étaient croisés sur la balustrade, dépassant dans le vide. Lunettes de soleil sur le nez et nicotine au bord des lèvres, nous finissions juste notre boisson. À la suite d'une discussion banale sur la fin de soirée de la veille, nous nous étions mis à parler de Julie, la jolie rousse qu'il s'était mis à fréquenter ces dernières semaines. Travaillant ensembles depuis quelques mois, ils se côtoyaient en dehors du boulot depuis moins d'un mois. Je ne l'avais rencontrée que lors de nos visites au Victoria avec la bande, et jamais à l'extérieur. David, de nature discrète quand à ses relations, ne nous en parlait que rarement.
Il but l'ultime gorgée de sa Pelforth brune, puis rota bruyamment, me déclenchant un rire léger.
Voyant que j'attendais sa réponse, il passa sa main dans ses boucles dorées, les désordonnant encore plus.
_ Je ne sais pas Élie. Elle est mignonne, pas bête, bien foutue, et, désolé de m'exclamer ainsi, mais carrément bonne au pieu. C'est un gros plus. Mais après, je sens qu'elle veut quelque chose de plus, ou du moins qu'elle en attend davantage. Que je ne me sens pas près à donner. Elle me plaît, c'est certain. Mais de là à dire que je suis « amoureux », non. J'essaie de ne pas me prendre la tête, répondit-il avant de s'allumer une autre cigarette.
_ Et tu lui as dit clairement ?
_ Pas spécialement. Mais elle devrait s'en douter, me connaissant un minimum, ajouta-t-il en ricanant.
Je me joignis à son hilarité, tout en secouant de la tête. Il ne changerait jamais. Le jour où je le verrai tenir une relation sérieuse plus longue que la durée de son tube de dentifrice, je pouvais directement aller jouer au Loto, je toucherai le jackpot.
Continuant à bavasser de tout et de rien, nous ne vîmes pas sonner les coups de vingt heures. Se levant précipitamment, ayant rendez-vous à la demie, il parti se préparer.
Je me traînai difficilement jusqu'à ma chambre, enfilai un short de pyjama avec un tee-shirt trop grand appartenant à Alexandre, puis rejoignis le salon, un livre à la main. Je sortis un de mes quarante-cinq tours de sa pochette, allumai le tourne-disque, puis montai doucement le son en bruit de fond. Les premiers accords de piano de Bebo et Cigala berça tranquillement mes oreilles. Je m'affalai sur le canapé, puis commençai à lire le recueil de nouvelles de Salinger que j'avais entre mes paumes.
En partant, Dave m'embrassa rapidement le front, puis ses pas s’éloignèrent vers la porte d'entrée. La porte claqua, puis plus rien.
Je replongeai alors dans ma lecture.
Je finis ma page que je m'endormis aussitôt.
La résonance familière et agaçante de la sonnette poussée à répétition me sortis du sommeil. Dans un premier temps, je choisis de l'ignorer, me contentant de ronchonner en enfouissant ma tête sous le coussin. En remarquant que l'horreur sonore ne s'arrêta pas pour autant, je me levai, encore dans le pâté. Très sincèrement, je commençai à en avoir assez de mes réveils en sursaut qui ne cessaient de s'accumuler aujourd'hui. On en était déjà au troisième. À croire que le monde avait décidé que je ne dormirai pas aujourd'hui.
J'ouvris la porte d'entrée en baillant à m'en décrocher la mâchoire.
_ Magnifique.
_ Marie. Un jour, je te tuerai, grognai-je en l'apercevant.
Elle esquissa un sourire, puis rentra. Cette sérieuse manie de rentrer sans demander, aussi, il allait falloir que j'y remédie.
Je m’apprêtai à refermer la porte, quand une main la bloqua.
_ Ah, oui, Mathieu est avec moi. Tu paies le café, me renseigna la frimousse blonde, s'installant au bar, un sourire aux lèvres.
_ Vous commencez vraiment à m’emmerder, râlai-je en laissant entrer le garçon répondant au nom de Mathieu.
Quelle fut ma surprise quand je m'aperçus que ledit « Mathieu » n'était autre que le bel Apollon de la veille. Il m'adressa un sourire d'excuse avant de me faire la bise. Sa senteur de citronnelle emplie mes poumons. Je mis quelques secondes avant de reprendre mes esprits, puis m'effaçai pour le laisser entrer et clore la porte.
Encore dans mon pyjama élaboré et tout sauf seyant, je rejoignis mes deux envahisseurs en faisant chauffer la cafetière.
Une légère rougeur naquit sur mes joues. Non pas que je sois gênée de mon accoutrement envers Marie, elle avait déjà connu bien pire, mais disons que, face au beau brun, c'était une autre histoire. J'étais loin d'être à mon avantage, et lui, me jaugeai, un sourire moqueur aux lèvres. Je cachai mon malaise en feignant de l'affirmer pleinement, m'appuyant contre le rebord du plan de travail, le feu toujours présent sur les joues. Il pouvait toujours se moquer, dans son jean et sa chemise bleue nuit ouverte sur son tee-shirt blanc, je m'en fichais. Ou du moins, j'essayai de m'en convaincre.
_ Sinon, que me vaut votre visite ? Risquai-je en levant le regard vers Marie. Ses longs cheveux cendrés étaient attachés en un chignon lâche, et sa frange retombait avec paraisse sur son visage. Elle n'était pas maquillée, et semblait avoir chaud sous son short en lin blanc et son débardeur assortis. Tongs aux pieds, elle semblait mine de rien pas plus réveillée que moi. Seul Mathieu avait l'air parfaitement éveillé et en forme.
_ Rien de spécial, j'ai rejoins Alex après m'être réveillée ce matin, et vu qu'il y avait Mathieu, je suis alors restée avec eux. D'ailleurs, merci pour ton saut du lit bruyant, c'était super agré...
_ Ça ne répond pas à ma question, la coupai-je en sortant les tasses du placard au dessus de ma tête.
_ Oui bon. Pour faire clair, on est resté toute la journée à faire chier Alex et Lan, et ils ont besoin de temps un petit peu que tous les deux. Donc j'ai voulu passer, et j'ai embarqué l'homme ici présent avec moi, s'amusa-t-elle en me faisant des yeux implorants.
_ Et moi je suis la bonne poire qui avait la flemme de rentrer chez lui, continua Mathieu en lâchant un rire.
_ Ça ira pour cette fois. Mais Marie, plus jamais tu sonnes comme ça chez moi, j'ai risqué la syncope, m'amusai-je, tout en servant le café et en me rappelant qu'effectivement, je n'arriverai jamais à lui en vouloir.
Je jetai un rapide coup d’œil à ma montre. Vingt-et-une heure deux. Je n'avais dormis qu'une petite demie-heure, ce qui expliquait mon éreintement. M'allumant une cigarette, rapidement accompagnée de Mathieu, une chose attira mon regard. Aux pieds de mon amie, gisait un petit sac de voyage noir.
_ Marie, ne me dis pas que tu t'es encore faite virée de chez toi, râlai-je en reposant mon café et en tirant une latte sur ma clope.
_ Je ne te le dirai pas alors, fit-elle, le regard fuyant.
_ Bon, pendant votre discussion, je vais aller compter les oiseaux sur la terrasse, s’éclipsa Mathieu en embarquant sa tasse et en lançant un sourire d'encouragement à la petite blonde.
Le voyant s'éclipser puis refermer la baie vitrée derrière lui, je me tournai vers Marie. M'accoudant au bar nonchalamment, je pris sa main dans la mienne. Elle tremblait légèrement.
_ Ma belle... Tu sais que tu peux tout me dire. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Murmurai-je avec douceur, en replaçant une mèche rebelle derrière son oreille.
_ Rien de différent de d'habitude. Ma mère m'a engueulé par rapport à Alexis, ce qui m'a fait prendre la mouche. Comme toujours. Elle n'accepte pas que je reste encore avec lui alors qu'il est en couple, elle trouve ça malsain. Je me suis donc un peu trop énervée. Elle m'a demandé gentiment de me casser par la suite, j'ai alors pris mon sac, et suis partie chez toi préparer ta crémaillère, répondit-elle d'une voix égale à elle-même, trahissant néanmoins quelques trémolos. Elle ne me regardait toujours pas, puis leva la main pour m'interrompre lorsque j'esquissai un mouvement, je sais Élie, j'aurai pas dû partir, et surtout, j'aurai dû t'en parler hier. Mais tu semblais assez énervée en arrivant, et je ne voulais pas pourrir ta soirée.
Je l'encerclai, puis l’enserrai contre ma poitrine. Elle se mit à sangloter doucement. Marie savait pertinemment ce que je pensais de cette histoire, alors pourquoi remuer le couteau dans la plaie en le lui rappelant ? Dans ce genre de cas de figure, il valait mieux servir d'oreille attentive et ouvrir les bras, plutôt que de hausser la voix pour une réprimande sans grand intérêt. Elle avait conscience de son erreur en quittant son cocon et en refusant de faire face à sa mère, rien ne servait de lui rappeler alors.
_ Je peux dormir avec toi ce soir ? Renifla-t-elle quelques minutes plus tard, une fois ses larmes séchées.
_ Bien sûr.
Elle me remercia, puis me prit une cigarette tout en séchant ses larmes. J'allai changer de disque, sortant un vinyle de Nina Simone, puis enclenchai la musique. Le début de Feeling Good résonna dans l'habitacle. Marie me lança un sourire, que je lui rendis. Cette chanson avait beau sembler assez sarcastique dans l'instant présent, elle était la notre depuis bien longtemps, et lui mettait du baume au cœur, j'en étais persuadée.
_ Sinon, passons le mélodramatique. Il te plaît Mathieu, n'est-ce pas ?
Elle ne perdait pas le Nord. Malgré sa crise de larmes quelques secondes plus tôt, revoilà la Marie que j'avais toujours connue. Connaissant encore moins la définition du mot « tact » que moi.
_ Dis pas n'importe quoi. Un autre café ? Répondis-je en vérifiant néanmoins si l’intéressé se trouvait toujours sur la terrasse, à l'abri de cette discussion pour le moins embarrassante.
Je me retournai pour remettre l'eau à chauffer, puis reportai mon regard vers Marie. Ses yeux brillaient d'un nouvel éclat de malice.
Elle avait beau n'arborer ses dix-huit ans qu'en décembre, j'oubliai souvent sa forte maturité acquise sur certains sujets ou dans sa manière de se comporter. Comme par exemple, son observation hors normes.
_ À d'autres Élie. En trois ans, j'ai fini par apprendre à te connaître. Tu en pinces pour le beau brun, ça crève les yeux.
_ T'as trop bu hier soir. Tu divagues.
_ On va dire ça, s'amusa-t-elle en prenant le café que je lui tendais.
Quelques minutes plus tard, Mathieu rentra, laissant la vitre entre-ouverte. Il me fixa d'un regard signifiant un « c'est bon, l'orage est passé ? ». Lorsque j'inclinai légèrement la tête dans un geste positif, il se laissa tomber sur le canapé, les pieds sur la table basse.
_ Tout le monde est peut-être épuisé, mais ça vous dirait une soirée ? Demanda-t-il en laissant tomber sa tête sur le dossier du sofa.
Voyant la grimace prenant place sur mon visage, il plissa les yeux, retenant un rire.
_ J'ai un pote qui fête son anniversaire ce soir. Beaucoup de monde, il n'en connaît même pas la moitié, et il y aura Alexis, continua-t-il en laissant échapper un son amusement cette fois-ci, surtout en voyant l'expression béa de Marie.
Cette dernière se tourna vers moi, me suppliant du regard. Les deux me fixèrent intensément.
_ Laissez-moi une heure, soufflai-je, vaincue.
J'ignorai si j'allai tenir longtemps en suivant ce rythme de vie-ci. En théorie, j'aurai refusé, et me serai pelotonné en boule dans mon lit jusqu'à l'aube, rattrapant mes précieuses heures de sommeil. Sauf que cette théorie là n'incluait pas ma rencontre avec Mathieu. Et l'envie de rencontrer son monde, son entourage, d'en apprendre davantage sur lui était bien plus puissant que ma fatigue.
Hélas pour moi, je commençai à succomber. »