Chapitre 1

— Johanna, viens ici ! retentit une voix marquée d’impatience.

Non pas maintenant, pitié. Pile au moment où le fameux mail que j’attendais avec excitation et angoisse vient d’arriver. Je quitte ma chambre d’un pas lourd. Aigrie de devoir encore faire preuve de patience. Je dois reconnaître que ce n’est pas mon fort. Attendre me lasse.

— Oui, manman ?

— Tu te décides enfin à venir. J’avais le temps de m’évanouir avant que tu arrives, soupire cette dernière en remuant une cuillère dans la casserole.

— Tu exagères encore, dis-je en appuyant mes coudes sur le plan de travail.

Après un coup d’œil qui en disait long, elle me dit :

— J’ai besoin que tu achètes des œufs pour moi, j’en ai pas assez.

Et un obstacle de plus qui se dresse entre moi, et la lecture de mon courrier.

— Tu en as besoin maintenant ? dis-je avec espoir.

— Je te dérange peut-être, dit-elle avec sarcasme.

Je la connais que trop bien. Et elle me connaît comme si elle m’avait fait. Mais que dis-je ! C’est bien le cas. Elle étouffe son rire, car elle sait d’avance ce que je veux répondre. J’ai hérité de son caractère de feu. J’avale ma réponse, pour éviter de recevoir un projectile. Nous deux, c’est une relation haute en couleur, format 4K, supplément amour créole. Je suis sa seule fille. Mon petit frère est un autre numéro.

— Je suis partie, dis-je en coinçant ma chevelure frisée dans un chouchou taille XL.

Quelques mèches s’en échappent et me chatouillent la nuque. Je regrette de ne pas avoir pris mon parapluie à l’instant où je pose le pied dehors.

Chez nous, c’est une habitude de nous en servir quand le soleil tape trop fort.

— Jojo, tu vas de quel côté ? m’interpelle ma voisine Amanda.

— Je vais faire des courses pour la mater.

— Cache ta joie, me dit-elle en fermant son portail. Me espera, eu vou contigo.

Sim. Mais dépêche-toi, je suis pressée.

Elle vient à mes côtés et me fixe avec attention.

— Que que tá acontecendo ? Pourquoi t’es si pressée ? D’habitude tu aimes te promener.

Elle a raison. Je frise l’agacement, car j’aimerais mieux être derrière mon ordinateur, installé bien au frais pour lire la réponse. Je peux bien utiliser mon téléphone, mais ce n’est pas pareil. La féérie du moment est gâchée. Je ne me vois pas découvrir ce qui m’attend, debout dans la rue.

— Oh désolée. Tu sais la fameuse réponse que j’attendais, elle est arrivée.

— C’est pas vrai ! Et tu le dis que maintenant ! s’exclame Amanda en sautillant. Alors ?

— Je sais pas justement. J’allais ouvrir le mail quand maman m’a dit d’aller lui acheter des œufs, grogné-je.

— Oh la poisse. Faisons vite, et je t’accompagne pour découvrir le fameux courrier ! dit-elle avec entrain. Enfin, si tu veux que je vienne.

— Quelle question, répondé-je en levant les yeux au ciel.

Amanda est l’amie avec un grand A. Fidèle, loyale, et impliquée. Sa famille habite à côté de chez nous depuis que nous sommes enfants. Nous avons grandi à Kourou, en Guyane française. Elle est d’origine brésilienne, donc j’ai appris quelques mots, même si je ne parle pas couramment la langue. Petite, quand je passais des week-ends chez mon père, j’étais triste de ne pas pouvoir jouer avec elle devant la maison.

Mes parents se sont séparés peu après la naissance de mon petit frère, Xavier. Mon père habite au village amérindien de notre petite ville. Car oui, c’est un amérindien de l’ethnie Kali’Na.

Je suis ce qu’on appelle chez nous, une dogla, le métissage qui unit une personne d’origine indienne à une personne afrodescendante. Les Anglais disent Dougla.

J’ai toujours été fière de mon mélange, même si ça n’a pas toujours été facile. Bien que ce soit de plus en plus courant, certaines familles ont encore des difficultés à accepter la mixité. Dans ma famille paternelle, au début, certains ont eu un peu de mal avec maman, mais ça a fini par aller dans l’ensemble. Jusqu’à maintenant, elle est en bons termes avec eux.

J’aime mon petit chez-moi, j’aime mon pays. Je ne peux pas dire que mes parents ne me font pas voyager autant que leur moyen le permette. Mais j’ai envie de plus. Depuis enfant, j’ai toujours voulu explorer le monde. J’aime regarder les chaînes de voyages. Ma mère me dit que, depuis bébé, j’étais apaisée quand elle mettait ces chaînes en bruit de fond pour que je m’endorme. Sans compter la chaîne Disney Channel pour laquelle j’avais développé une addiction aiguë. Je les connaissais toutes par cœur. Celles qui étaient sorties avant ma naissance, ou lorsque j’étais trop petite, je les avais vus en DVD, en rediffusion, ou sur Disney plus. Pas plus haute que le bar de la maison, et je disais déjà, plus tard, j’irai à l’école aux États-Unis. C’était ça ou rien d’autre.

Toute ma petite vie, je l’ai passé à me perfectionner. Il y a les enfants qui suivaient des cours de danse, et puis il y avait moi qui demandais des cours d’anglais à ma mère. Mon père est dépité face à ma grande lubie. Mais il ne me décourage pas. Il m’a toujours dit de croire tout grand en mes rêves, car personne ne peut le faire pour moi.

— Je croyais que tu étais pressée !

— J’étais dans mes pensées, je vais payer, et c’est bon.

Sortie de ma rêverie, je presse le pas. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous reprenons la direction de la maison. Avec cette chaleur, on a bien fait de s’acheter des jus de fruits bien glacés. Prune de cythère pour moi, et Maracudja pour Amanda. Tout est dans la douceur, et l’acidulée. Comme une caresse pour vos palais. De quoi en faire une déclaration d’amour.

— Je tombe amoureuse de ce jus, de jour en jour, meu Deus ! dit-elle en s’arrêtant pour savourer sa boisson.

Qu’est-ce que je vous disais ? Une déclaration d’amour.

Un arrêt dans la cuisine pour déposer la commission de maman, et pour qu’Amanda la salue, et quelques instants plus tard, nous sommes debout devant mon ordinateur.

— Toi, vas-y. Clique, dis-je avec nervosité.

— Mais ça va pas ? C’est ton moment. Avec ta grosse tête là, tu vas regretter au moment où je vais cliquer pour toi, dit-elle en lâchant un tchip aussi long que mes cheveux qui descendent en cascades sur mes épaules.

Pas faux. Cette fille est toujours sans filtre, mais qu’est-ce qu’elle m’énerve à avoir raison. Je remets le chouchou que j’avais enlevé en place, comme si mes cheveux peuvent me gêner. Tout est bon pour gagner du temps.

Je n’ai pas le temps de me décider, qu’Amanda me pousse en avant, et appuie sur mes épaules pour que je m’assoie sur ma chaise de bureau.

— Tu me stresses !

— Tu me remercieras, allez bisous, dit-elle en me faisant un clin d’œil. C’est comme un pansement, faut l’arracher !

Encore raison.

Je dirige le curseur sur le fameux mail, et je l’affiche en grand. Je lis d’abord sans lire. Puis je lis en connectant enfin mon cerveau. Je sens qu’Amanda retient son souffle. Elle attend ma réaction. Elle ne regarde pas encore l’écran pour me laisser vivre ce moment seule.

Les mots s’affichent devant mes yeux, mais je me dis qu’ils ne me sont pas adressés.

Mon dossier est accepté. Pour une année d’étude aux États-Unis !

Ce rêve devient concret. Ce parcours de longue haleine touche son but. Quand maman a capitulé face à mon insistance, et mes arguments, grâce aux brochures de présentation, je n’ai pas tardé pour qu’on demande un dossier d’inscription. Quand l’organisme a fait parvenir le dossier, j’étais sur un petit nuage. Lorsque j’ai eu mon entretien pour discuter des différentes phases du séjour, comprendre mes attentes, j’étais surexcitée, et en même temps stressée. Je trouve bien de prévoir des échanges avec nous. C’est le moment propice pour poser toutes les questions qui nous turlupinent. Il s’agit d’une aide pour préparer au mieux la candidature, et, en même temps, cela permet de voir si nous, candidats, possédons les aptitudes requises pour réunir notre année à l’étranger, comme un niveau de langue à détenir, notre état d’esprit. Il y a également un entretien avec les représentants légaux. Dans mon cas, tout s’est fait à distance avec mes parents.

— Je…Je…J’ai été accepté ! m’écrié-je en sortant de ma béatitude.

— Je le savais ! Je le savais ! dit mon amie en sautillant sur place.

Excitée de cette bonne nouvelle, mes pensées vont directement à ma mère, qui a supporté tous mes changements d’humeur, et qui m’a rassuré quand la peur prenait le dessus.

— Mamaaaaaaaan, crié-je en ouvrant la porte de ma chambre. Viens voir, s’il te plaît.

— Elle va babiller si elle te rejoint, me prévient Amanda.

— Je sais haha, mais la nouvelle à annoncer est mon assurance, lui dis-je en esquissant un clin d’œil.

— Petite maligne va, dit-elle en me tirant sa langue devenue bleue, à cause de sa sucette.

Je n’ai pas le temps de lui répondre. Maman entre dans la chambre d’un pas rapide.

— Je t’ai pas déjà dit de ne pas crier dans toute la maison pour m’appeler ?

— Oui, tu me l’as dit, répondé-je en attrapant son bras.

— Lâche-moi petite fille. Qu’est-ce que tu veux ? dit-elle en levant les yeux au ciel.

— Mamounette, ma candidature a été retenue ! Mon dossier est passé ! Le rapport d’entretien était positif !

— Oh, ma chérie, je savais que tu y arriverais ! Tu vois, tu n’avais pas à t’inquiéter. Ton dossier scolaire est impeccable, tu parles bien l’anglais grâce à tes cours, tu es en bonne santé, tu as été convaincante. Je suis fière de toi ma fille.

— Merci maman, dis-je la voix pleine d’émotions.

— Mais ne pense pas que j’ai oublié que tu m’as appelé comme si la maison était une place de marché. C’était la dernière fois, reprend-elle en me toisant.

— Compris, répondé-je en lui faisant les yeux doux.

— Tu dis ça à chaque fois, tu crois que je vais te croire, s’amuse-t-elle.

Amanda, et elle quittent ma chambre pour me laisser appeler papa. Oui je peux le dire, c’est un jour joyeux. J’ai le cœur ensoleillé.

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