Muni de la petite houlette que son père lui avait taillée dans une branche d’olivier, Noé arpentait les monts brumeux à la tête d’un troupeau d’une vingtaine de chèvres. Il prenait sa mission très au sérieux. Âgé d’à peine huit ans, il avait déjà derrière lui deux ans d’expérience en tant que berger. Il adorait vivre au grand air entouré de ses biquettes. Il leur avait à toutes donné un nom. Sa préférée c’était Pissenlit, une femelle qu’il avait vue naître et avec qui il s’était lié d’amitié. Lors de ses longues balades seul avec ses bêtes, il lui confiait tous ses soucis.
— Pissenlit, viens là ma biquette, appela-t-il.
La petite chèvre noire et blanche s’approcha en trottinant et vint caler son flanc contre celui du garçonnet. Celui-ci lui caressa le dos avec douceur et finit par une petite grattouille entre les cornes.
— Tu sais Pissenlit, je dis à papa que j’ai pas peur d’être tout seul, mais c’est pas vrai.
Le caprin bêla et lui donna un petit coup de museau pour l’inciter à reprendre ses papouilles. Noé entoura le col de l’animal, vint poser sa joue contre la sienne et ajouta :
— Je sais que si je lui dis la vérité, il ne m’enverra plus avec le troupeau et je devrai rester enfermé. Et lui, il devra travailler deux fois plus.
Noé serra Pissenlit un peu plus fort et ferma les yeux. Sa chaleur, son odeur familière, tout cela le rassurait.
Après quelques dizaines de secondes, il lâcha l’animal qui retourna gambader auprès des autres. Certains ruminaient, allongés sur le sol. D’autres se nourrissaient de bruyère et de lichen. Pissenlit grimpa sur un petit genévrier et en arracha les plus belles feuilles avant de les avaler.
Le soleil était à son Zénith et dardait ses doux rayons automnaux sur les pentes abruptes. L’équinoxe d’automne avait eu lieu quelques jours auparavant. Noé avait participé aux festivités qui clôturaient les moissons avec peu d’enthousiasme, comme tous les citoyens de Smadja.
Certes les récoltes avaient été bonnes, mais depuis quelques semaines les troupeaux subissaient les attaques d'une bête qui terrorisait la région. Le seul berger qui avait pu l’apercevoir, et encore de très loin, l’avait décrite comme une énorme bête, un prédateur dont il n’avait jamais eu affaire et qui l’avait transi d’effroi.
La semaine précédente, la créature avait franchi les limites de l’acceptable et tué un être humain pour la première fois. Un enfant. Un berger. Comme lui. Et pas n’importe lequel, non. La victime n’était autre que le fils de Dov, le plus fortuné des propriétaires terriens de la région après son propre père, le maître de la maison du Scorpion.
Noé resserra le turban qui le protégeait du soleil et ôta le manteau sans manche en laine qui lui couvrait les épaules. Puis il s’assit sur un rocher plat afin de manger quelques figues et un morceau de fromage de chèvre. Il tira son couteau de la besace ainsi qu’une miche de pain de seigle et s’en tailla une belle tranche.
Tout en savourant son repas, il admirait la vue sur la cité de Smadja à l’est. Les petites maisons cubiques blanchies à la chaux renvoyaient les rayons de l’astre du jour. La ville fortifiée comptait six tours et quatre portes épaisses qui protégeaient les habitants de Smadja et des alentours des invasions des tribus du nord. De la plus haute des tours, nommée l’Épine, les guetteurs se reliaient afin de surveiller les alentours et de donner l’alerte en cas de danger. De son perchoir Noé pouvait même apercevoir les silhouettes des personnes groupées autour de la fontaine, sur la place centrale de la cité. Plus loin, au sud, le lac salé scintillait comme un joyau.
Lorsqu’il eut fini de se sustenter, il rangea les restes de son repas dans sa besace, but un peu d’eau de sa gourde en peau de chèvre et se leva. Il avait pour habitude de passer par les mêmes chemins tous les jours. Il partait de la bergerie de son père creusée dans les parois calcaires de la montagne, comme l’était leur maison. Puis il descendait jusqu’aux limites du Plateau de la Vipère en veillant à ce qu’aucune de ses bêtes n’y pénètre sous peine de se la voir confisquée par Dov ou l’un de ses bergers. Ensuite, il longeait le petit ruisseau qui alimentait le plateau en eau et remontait jusqu’à sa source pour déjeuner. Enfin, il reprenait le sentier en sens inverse pour rentrer avant la nuit.
Alors qu’il regroupait ses chèvres à l’aide de sa houlette et en claquant la langue, il remarqua qu’une brume épaisse remontait du Plateau de la Vipère, chose inhabituelle à cette heure de la journée et par un temps pareil. Elle rampait vers lui et serait bientôt là. Une onde glacée parcourut son échine. Il tenta de se raisonner mais son instinct lui dictait qu’il devait quitter le secteur aussi vite que possible.
Son cœur se mit à battre plus fort dans sa poitrine. Il prit une grande inspiration et observa les alentours quelques secondes. Le comportement des bêtes n’avait pas changé et les oiseaux chantaient, ce qui n’aurait pas été le cas si un prédateur avait été dans les parages. Cette idée le rassura quelque peu, mais il continua à avancer à une cadence soutenue.
Il fut interrompu dans sa progression par un petit chevreau qu’il entendait bêler avec insistance. Il revint sur ses pas, se repérant aux plaintes aiguës de l’animal pour le trouver. Le petit avait glissé dans une fissure de la roche et peinait à remonter. Noé s’aplatit sur le ventre au bord du trou et tendit les bras pour saisir l’animal. En le tirant vers lui il s’écorcha le bras sur une saillie de la roche. Il se releva tant bien que mal et posa l’animal à ses pieds. Celui-ci s’en fut aussitôt retrouver sa mère.
La brume l’avait rattrapé, son champ de vision se limitait à quelques pas, il entendait au loin les cris de son père qui l’appelait. Pourquoi était-il là ? Avait-il lui aussi senti le danger ? L’adrénaline l’électrifiait. Il tentait de trouver son père en écoutant ses appels angoissés, mais les sons semblaient se diluer dans la brume et provenir de partout et de nulle part.
C’est à ce moment-là qu’il l’entendit. Un grognement. Sourd et menaçant. Noé se figea, pétrifié. Il ne parvenait plus à réfléchir. Il haletait et tremblait, scrutant le brouillard. Au loin, les cris de son père résonnaient comme dans un cauchemar.
Soudain, deux yeux jaunes percèrent la brume. Il ne put pas réagir. Il ne contrôlait plus rien, hypnotisé par le regard de la créature. Elle grogna, découvrant de longues dents pointues. Une griffe surgit comme un éclair. Une froide brûlure lacéra son visage. Il hurla de douleur et de frayeur avant de s’effondrer sur les rochers.