Les os qui se brisent sous la charge des chevaux. Les peaux qui tombent en lambeaux, dévorées par les flammes ennemies. Les cris, les hurlements de ses propres soldats, massacrés par l’empire du Zéphyr. Ces cris de peur, de rage, d’effroi, de douleur... Ils ne cessent de le hanter.
- Un prisonnier de guerre souhaite s’entretenir avec vous, messire.
Hélion BriseTempête relève la tête vers le soldat qui vient d’entrer. Ce dernier garde les yeux rivés au sol, osant à peine bouger. Il faut dire que le prince est d’une humeur massacrante, après l’énième défaite que son bataillon vient d’essuyer.
- Qui es-tu ? Aboie Hélion.
Le soldat piétine d’impatience sous la tente princière, visiblement pressé d’achever cette entrevue.
- Je me nomme Braise Des Cinq Epines, messire. Le lieutenant Pyr DesÂmes m’a demandé de vous servir le temps qu’il revienne de l’infirmerie.
- Ah… Et où se trouve Tauren ?
- Le capitaine Tauren est au camp... campement, pour aider les... les blessés.
Hélion hausse un sourcil en observant son soldat aussi apeuré. Eh bien, si Pyr et Tauren lui font confiance à ce garçon, le prince ne peut que se fier à la décision de ses loyaux commandants.
- Bon, et ce prisonnier ? Reprend Hélion. Est-ce un prince ? Un dignitaire de haut-rang ?
- Du tout, messire. Il ne s’agit là que d’un soldat.
- Alors pourquoi, par Rachdanne, cet homme souhaite-il me parler ? Espère-t-il implorer ma clémence ? Les prisonniers ne sont pas sans savoir que le prince Hélion se montre impitoyable envers tout allié du Zéphyr !
- Je sais bien, messire, répond nerveusement Braise. Mais il insiste. Il ne cesse de répéter qu’il possède des informations cruciales sur nos ennemis.
- Vraiment ? Et comment un simple soldat pourrait-il savoir quoi que ce soit d’important ?
Braise ne répond pas, continue de fixer le sol. Hélion ignore même la couleur de ses yeux, tant celui-ci s’obstine à garder la tête baissée.
Le prisonnier disait-il vrai ? Si oui, Hélion mettrait la main sur une véritable mine d’or… Et puis, rien ne coûtait de simplement parler à cet homme.
- Amène-le-moi, ordonne le prince. Et, s’il s’avère qu’il ne s’agit que d’un leurre pitoyable pour implorer ma clémence, je lui ferai payer son subterfuge. Et je te punirai également, pour m’avoir fait perdre mon temps.
Offusqué, Braise lève enfin la tête. Des yeux bleus, donc. Il s’incline prestement et sort à pas pressés. Lorsqu’il revient dans la tente, une dizaine de minutes plus tard, il pousse devant lui un jeune homme qui a très mauvaise mine. Ses cheveux cendrés sont poissés de sang, ses vêtements déchirés présentent des marques de luttes, de bleus et d’autres coupures. Il respire avec difficulté, et ses yeux marron semblent avoir perdus toute vitalité.
Sa jeunesse, sa fragilité apparente... Hélion ne peut s’empêcher d’y voir une ressemblance avec Lyron, son jeune frère. Cela fait des années qu’Hélion n’est pas rentré à la capitale. Il y a si longtemps qu’il n’a pas vu sa famille...
Quand le prisonnier aperçoit le prince, un mélange de crainte et de respect se lit sur son visage. Il se met à parler rapidement :
- Je vous remercie, messire, de-
- A genoux, le coupe Hélion en se relevant de son siège.
Il domine le prisonnier d’au moins deux têtes et, de toute évidence, son armure noire et rouge, derrière laquelle traîne une courte cape verte, impressionne tant le jeune homme qu’il se laisse littéralement tomber à genoux.
Derrière lui, Braise jette un regard noir au prince, mais rabaisse aussitôt la tête quand ce dernier le surprend.
- Donc, il sait parler notre langue, note le prince comme pour lui-même.
- Oui, messire, répond Braise. Il la parle parfaitement.
Docile, le prisonnier attend encore la permission du prince pour parler. Hélion l’observe attentivement, avant de demander :
- Tout ce sang sur toi, il provient de l’un de mes soldats, n’est-ce pas ?
- Je… Oui, messire…
- Hmm… Combien des miens as-tu massacré ?
- Seulement un, messire, je vous le jure !
Le prisonnier relève la tête, terrifié. Il poursuit sa tirade d’une voix tremblante, dans laquelle on peut entendre le timbre familier de l’accent du Zéphyr.
- Mais ce n’était que pour me défendre, messire ! Je ne voulais tuer personne, que Rachdannee m’en soit témoin !
- N’invoque pas le nom de Rachdannee, barbare, le coupe Hélion. Il me semble que les tiens sont plus friands d’Ashram, dieu de la guerre et de la mort, non ?
- Je... Je... Bafouille le prisonnier.
- Continue ton récit, grogne le prince.
- Oui, messire... Quand la bataille a commencé, l’un de vos soldats m’a poursuivi quand bien même je voulais éviter l’affrontement… La confrontation est devenu inéluctable, il a jeté son épée à terre et m’a sauté dessus ! Il avait l’avantage de la force, il me cognait encore et encore, jusqu’à ce que je parvienne à m’emparer d’un gros caillou que j’ai cogné sur sa tempe. Le coup a dû lui être fatal, car il est immédiatement tombé à la renverse et ne s’est plus relevé. J’en suis terriblement navré, messire… Je n’avais aucune intention de tuer cet homme. Que le Cercle Divin lui accorde le repos...
Il a l’air sincère, mais Hélion sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences, aussi inoffensives semblent-elles. Braise, lui, se contente de froncer les sourcils, intrigué par le récit.
- Je vois, dit le prince en détachant chaque syllabe. Je ne sais pas si je dois te trouver fascinant ou pathétique… Comment t’appelles-tu ?
- Sarix, messire.
- Il paraît donc, Sarix, que tu as des informations importantes qui pourraient assurer ta survie ?
Le dénommé Sarix baisse les yeux sur les liens qui entravent ses poignets, l’air hésitant sur ce qu’il s’apprête à confier.
- Oui, marmonne-t-il.
- Alors, je t’écoute.
Le prince se rassoit sur son siège.
- Je n’ai jamais demandé à intégrer l’armée de l’empereur, commence Sarix d’une voix geignarde. Un jour, trois soldats sont venus chez moi et m’ont emmené de force pour être enrôler. Ils ont même levé la main sur mes parents, eux qui sont si vieux et si fragiles !
Hélion hausse un sourcil, ennuyé, mais se force à écouter la suite.
- J’ai dû suivre ces soldats et plusieurs autres recrues jusqu’à Eldadora… Là, nous avons subi un entraînement difficile sous le joug de plusieurs commandants. L’un d’eux s’appelait Aldaran, et j’étais devenu son souffre-douleur. Il tenait à m’emmener partout avec lui, pour qu’il puisse m’humilier à chaque opportunité. Cependant, cela signifiait qu’il m’emmenait également à chacune de ses réunions les plus importantes. C’est lors de l’une d’elles que j’ai rencontré le capitaine Argentia.
- Un homme très éminent, commente Hélion en se penchant vers l’avant. Un bras droit direct de l’empereur Zéphyrin IV.
- C’est bien cela, messire, reprend Sarix. Mais là où Aldaran me voyait comme son esclave, je suis à l’inverse rapidement devenu le favori d’Argentia. Il aimait bien discuter de sujets divers avec moi, il disait qu’il appréciait ma compagnie, et je suis passé sous son commandement, non sans laisser Aldaran fou furieux.
- Le favori d’Argentia, hein ? Interrompt subitement Braise en esquissant un large sourire.
Hélion lui jette un regard noir, et le soldat rabaisse aussitôt la tête, honteux d’être intervenu. Toutefois, la curiosité du prince a déjà été piqué.
- En quoi cela est-ce amusant ? Demande-t-il à son subalterne.
- En rien, messire, balbutie le soldat.
- Parle avant que je ne te force à le faire.
- Eh bien… C’est qu’on raconte beaucoup de choses au sujet de cet Argentia. Beaucoup affirme qu’il s’agit là d’un homme… passionné, et qui apprécie beaucoup la compagnie de... de jeunes hommes, messire.
Hélion tourne les yeux vers Sarix, l’interrogeant du regard. L’habitant du Zéphyr s’empourpre, mais déclare toutefois :
- Ce que dit votre soldat est vrai, messire. Argentia a déjà tenté plusieurs choses envers moi, mais chaque fois je me suis refusé à lui.
- Et pourtant il te gardait sous son aile ?
- Il… Il disait qu’il aimait ça, qu’on lui résiste… Il répétait toujours que je finirai bien par accepter ses avances… Mais, si vous le voulez bien, messire, j’aimerai ne pas m’attarder sur ce sujet, et passer directement aux informations qui vous intéressent.
- Je t’en prie, répond le prince. Quant à toi, Braise, si tu oses l’interrompre encore une fois, je te ferai fouetter.
Le soldat serre les poings, qu’il cache immédiatement sous sa cape. Mais le prince a déjà remarqué son geste.
- J’ai participé à plusieurs réunions en compagnie de l’empereur, reprend Sarix. Pour tous ces gens éminents, je n’étais qu’un bête soldat bon à faire le travail d’un domestique. Ils m’ignoraient complètement, ce qui me laissait le loisir de les écouter. Je connais tout de leur plan, messire, et je peux vous affirmer par exemple que 15 000 hommes vont déferler à Cerf-Sur-Loup dès demain. A cette heure-ci, le navire qui les transporte devrait déjà voguer sur le détroit d’Hachiman.
- Comment ?! S’énerve Hélion. Ne dis pas n’importe quoi ! Le plus gros des soldats de l’empereur a attaqué KingFall, ici même. Pourquoi se seraient-ils ennuyés à sacrifier leurs hommes ici s’ils comptent débarquer à Cerf-Sur-Loup ? Qui plus est, le détroit d’Hachiman est dominé par les navires de Sombraria. Sombry Ier est notre allié, il ne laisserait jamais passé les ennemis d’Aurea.
- KingFall n’était qu’un leurre, messire. Le plus gros des troupes attaquera Cerf-Sur-Loup, je puis vous l’affirmer de vive voix. Et... Sombry Ier a pactisé avec l’empereur Zéphyrin IV, messire. Il vous a trahi.
Le prince s’empare d’un poignard à sa ceinture, et se jette devant le prisonnier. Il lui empoigne les cheveux de la main gauche, et, de la droite, lui passe la lame sous la gorge. Sarix, pris de tremblements, s’efforce vainement de reculer sur ses genoux. Déjà, un mince filet de sang s’écoule de la rencontre entre l’arme et la peau.
- Pourquoi devrais-je te croire ? Grogne Hélion en approchant son visage de celui du prisonnier. Ce ne sont là que de vils mensonges !
- Pitié, messire, sanglote un Sarix paniqué. Je n’ai aucun intérêt à vous mentir, je vous le jure ! Je n’ai jamais appartenu au Zéphyr, jamais ! Les soldats se sont joués de moi, les généraux ont abusés de ma personne, je ne leur dois rien ! Ni à eux ni à l’empereur, qui n’en a rien à faire de son propre peuple !
- Et tes parents, hein ? Tu comptes juste les trahir ? N’essaye pas de me faire avaler ça !
- Mes parents, que Rachdannee ait pitié de leur âme, sont terriblement vieux ! Il ne leur reste plus beaucoup de temps à vivre… Tout ce que je peux faire, c’est essayer de survivre. Je connais des informations, et je suis prêt à vous les donner ! Pitié, vous devez me croire ! J’ai tout à perdre, je risque tout ! Je ne vous demande rien en retour, si ce n’est la vie sauve !
Le temps semble suspendu, figé entre la lame du prince et les sanglots du prisonnier. Au grand soulagement de ce dernier, Hélion retire finalement sa dague. Il pousse alors un cri de rage. Ayant eu vent de quoi est capable le prince lorsqu’il entre dans une colère noire, Braise force le prisonnier à se relever à son tour, et l’écarte d’un Hélion qui s’est mis à tout renverser sur son passage.
- Comment ont-ils pu me duper aussi facilement ?! Hurle-t-il en jetant une chaise en bois au sol, qui se brise sous l’impact. Comment ?! Si ce qu’il dit est vrai, nous n’avons pas assez d’hommes ici ! Je vais devoir remonter jusqu’à la capitale pour quémander une plus grande armée !
Tandis qu’il continue de renverser tout ce qu’il trouve, un homme d’une trentaine d’années pénètre dans la tente, et, étonné par le spectacle qui s’offre à lui, interroge Braise du regard. Ce dernier lui explique rapidement la situation, tout en maintenant le prisonnier d’une main ferme. Sarix, lui, est obnubilé par le comportement soudain du prince, qui lui-même ne remarque pas l’arrivée du capitaine.
Une fois que Braise eût fini d’expliquer de quoi il en retournait, le capitaine s’exclame d’une voix forte :
- Prince Hélion, assez !
L’intéressé, qui s’apprêtait à briser un mannequin d’entraînement, suspend son geste. Il se tourne vers l’intrus, prend enfin conscience de sa présence, et pointe un doigt accusateur sur le nouveau venu :
- Et puis-je savoir où tu te cachais, Tauren ? Pourquoi m’as-tu envoyé un de tes valets, alors que tu es censé être à mon service ?!
Piqué au vif, Braise veut répliquer, mais Tauren est plus rapide que lui.
- Messire, je suis parti voir les blessés, afin de remonter le moral des troupes. Nous ne faisons qu’essuyer des défaites ! Le courage des soldats s’envole aussi vite que leur respect envers vous. Certains parlent de rébellion, d’autres de désertion ! L’heure est grave, messire, alors ne perdez pas de temps avec ce prisonnier. Il vous ment, c’est certain !
- Non ! S’exclame Sarix en se débattant entre les mains de Braise. Je vous dis la vérité, messire ! L’armée du Zéphyr va débarquer à Cerf-Sur-Loup et, dans quelques jours, ils marcheront sur Lucrator ! Je vous dis la-
Le coup de poing que lui assène Tauren le renverse au sol.
- Ramène-le avec les autres prisonniers, ordonne le capitaine.
Braise s’exécute. Alors qu’on le sort de la tente, Sarix continue de crier qu’il dit la vérité, jusqu’à ce que sa voix ne se fasse plus entendre.
- N’écoutez pas ces simagrées, messire, dit Tauren une fois que les deux hommes se retrouvent seuls. Certains prisonniers diraient n’importent quoi pour ne pas qu’on les tue.
Tout en faisant craquer ses doigts, Hélion ferme les yeux, réfléchissant à toutes les possibilités.
- Non, affirme-t-il au bout de quelques secondes. Je ne dois prendre aucun risque. Et puis, Lucrator ne manque pas de soldats, loin de là. La capitale regorge d’hommes prêts à se battre pour le royaume. S’il dit vrai, nous prendrons les Zéphyrois par surprise, et nous gagnerons, même s’ils auront eu le temps d’avancer sur nos terres. En revanche, s’il dit faux, je m’occuperai personnellement de lui.
A quoi bon débattre avec le prince ? Tauren sait qu’il n’a aucune chance de faire changer d’avis ce jeune homme fougueux et têtu…
- Bien, messire, se contente-il de dire. Quand rentrons-nous ?
- Immédiatement. Laissons une garnison de 900 soldats ici, et prenons le reste avec nous à la maison.
Un sourire mauvais aux lèvres, il ajoute :
- Je suis certain que ma famille attend mon retour avec impatience.