Chapitre 2

Par EmmaLy

            Lysa se jeta au sol, les bras repliés au-dessus de sa tête en un bouclier dérisoire. Libérés d’un esprit qui s’efforçait de les bloquer, les pouvoirs de Thémis se déchaînaient, pulvérisant les unes après les autres les dalles de granit qui menaçaient de l’écraser. L’éboulement dura de longues minutes, mais aucune pierre n’atteignit la jeune magicienne. Lysa, tétanisée par la puissance que dégageait son amie, resta étendue encore longtemps sans oser bouger.

            Ce n’est que lorsque toute la poussière fut retombée qu’Elle apparut. Toujours couchée au sol, Lysa retint un cri. C’était l’apparition la plus fascinante qu’elle eût jamais vue. La femme semblait flotter au-dessus des décombres. Elle s’arrêta devant Thémis. Sa peau laiteuse se détachait sur le ciel sombre de cette nuit sans lune et sa présence seule semblait illuminer les alentours. Elle était vêtue d’une toge couleur de nuit brodée d’étoiles d’argent, un long poignard d’argent au manche ciselé et une clé de plomb pendaient à sa ceinture, et cliquetaient à chacun de ses pas. Une vipère géante sifflait près de son oreille, enroulée autour de son bras. Ses cheveux d’un noir de jais étaient ramenés en arrière par un bandeau d’argent pur qui étincelait sur son front.

            Lysa se recroquevilla derrière les débris qui la séparaient de Thémis. Pourquoi Thémis s’était-elle entêtée ? Elle voulait que quelque chose arrive, elle pouvait être fière d’elle. La jeune fille se concentra sur sa colère pour ne pas trembler de peur, ignorant la petite voix qui lui rappelait qu’elle ne savait même pas depuis combien d’années elle avait cessé d’essayer de raisonner son amie. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elles faisaient ce genre d’escapades. Mais cette fois, elles avaient trouvé quelque chose. Un horrible pressentiment étreignait Lysa. Elles allaient mourir là. Pourquoi n’avaient-elles pas rebroussé chemin lorsqu’elles le pouvaient ? La jeune fille releva la tête pour observer ce qui se passait tandis que des larmes coulaient silencieusement sur ses joues.

            La femme en noir se pencha sur Thémis et écarta doucement les cheveux roux qui pendaient sur son visage trop pâle. Elle passa un doigt sur la tempe de la jeune fille. C’était bien elle.

—  Que tu as mis de temps à me trouver petit oiseau.

Il émanait d’elle une puissance incroyable. Elle serait bientôt une arme magnifique. Tout se déroulait parfaitement bien. Elle n’aurait aucun mal à dresser cette enfant. Elle était si jeune. La femme s’approcha encore et souffla doucement sur le visage de la jeune fille. Une buée argentée scintilla quelques instants sur la peau de Thémis avant de disparaître. Peu de dieux connaissaient ce sort. Le souffle éternel des dieux permettait d’effacer ce qu’il y avait de plus cher au cœur des mortels. Cette enfant ne regretterait rien de sa vie passée et la suivrait jusqu’au bout du monde.

            Après quelques instants, Thémis reprit conscience. Elle se sentait vidée de toute énergie. Son champ de vision restreint par des lambeaux de brume, elle découvrit près d’elle un fragment de granit, puis un autre. Des débris de toutes formes jonchaient le sol autour d’elle. La salle s’était effondrée. Elle ne pouvait se départir de l’impression qu’elle avait oublié quelque chose. Quelque chose de très important. La dernière chose dont elle se souvenait était le cri de Lysa qui lui hurlait de reculer. Portant son regard trouble sur les ruines autour d’elle, elle remarqua deux grands pieds chaussés de sandales de cuir. Elle se figea un instant. Quelque chose n'allait pas. Elle leva lentement les yeux vers la femme qui se tenait devant elle. Elle la surplombait de plus de deux mètres. Elle était pareille aux déesses grecques que l’on voyait en peinture dans les musées. Sa peau était parfaitement uniforme, ses yeux impénétrables, son nez fin et sa bouche maquillée de prune élargie en un vague sourire. Sa beauté glaciale semblait figée. Thémis s'entendit parler sans se rappeler l'avoir décidé :

—  Qui êtes-vous ?

La femme en noir eut un tressaillement nerveux, comme un étrange mélange de surprise et de triomphe. Les talents de cette enfant devaient vraiment être prodigieux pour qu’elle ait échappé au pouvoir d’oubli de son souffle magique. Un bref instant, la femme la toisa, la bouche pincée. Hécate sourit, révélant de petites dents pointues et scintillantes. Cela ne faisait rien, cette petite mortelle  se soumettrait rapidement. Cependant, face à une telle adversaire, elle se devait de sortir le grand jeu. Une moue mutine sur les lèvres, la déesse contre-attaqua.

—  Certains me connaissent comme Phosphoros, la porteuse de lumière. Skotia, la femme des lieux obscurs. Kourotrophos, celle qui soigne. Ou encore Kleidukos, la porteuse des clés. Les mortels me donnent bien des rôles et des noms. Déesse de la lune noire et de la magie, je me nomme Hécate. Mais je suis surtout celle qui a le pouvoir de réaliser tes rêves les plus fous. D’une goutte de potion, je donne la vie éternelle à mes alliés. D’un enchantement, je noue ou dénoue les fils du destin qui se croisent et s’entremêlent. D’une pincée de poudre, je fais regretter à n’importe qui le jour de sa naissance. D’une malédiction, je rends fou quiconque a le malheur de me déplaire. Je peux emprisonner l’esprit dans une servitude sans fin, pétrifier le temps.

La déesse marqua une pause, tentant d’évaluer l’effet de son discours sur la mortelle qui se tenait face à elle. Elle la dévisageait les sourcils légèrement froncés. Peu concluant.

Elle reprit :

—  Nous sommes plusieurs à vouloir partager nos pouvoirs avec un mortel afin de recréer les liens antiques qui nous unissaient à vous. Si tu acceptes de me suivre, tu seras mon unique disciple, je réaliserai tous tes rêves. Je t’apprendrai à confectionner les poisons les plus redoutables, les philtres d’amour les plus puissants, les potions de chance ou de victoire. Tu sauras différencier les simples qui servent dans la confection de ces potions, de la belladone à l’aconit, en passant par l’hellébore. Tu sauras manipuler à ta guise le feu sacré du poison, l’essence même de la mort. Grâce à moi, tu deviendras bientôt invincible. J’ai vu en toi des qualités et des talents que tu n’aurais pu soupçonner seule. Je t’ai choisie.

Méfiante, Thémis dévisagea la femme. La déesse, se reprit-elle. Il y avait quelque chose chez elle qui ne lui plaisait pas. Sans même parler de cette magie nauséabonde de mort et de souffrance qu’elle voulait lui apprendre. Elle entendait son cœur battre violemment dans sa poitrine. Il fallait qu'elle trouve un moyen de se sortir de là.

— Je ne suis pas une magicienne, vous devez m'avoir confondue avec quelqu'un d'autre, dit la jeune fille.

La déesse eut un rire bref. Si cette petite idiote savait le temps qu'elle avait mis à mettre en place ce piège et à quel point elle la connaissait mieux qu'elle-même.

— Enfin, maîtriser la magie est un jeu d’enfant. Elle flotte, partout autour de nous. Vous, mortels, l’utilisez parfois à votre insu. Lorsque vos émotions sont trop violentes pour que vous les supportiez, vous les rejetez, et elles finissent par contaminer la magie qui vous entoure. N’importe lequel d’entre vous pourrait faire l’affaire. Mais j’observe les vôtres depuis quelques générations déjà et je n’ai jamais vu quelqu’un utiliser si souvent la magie sans même s’en rendre compte.

La déesse se rapprocha, son parfum entêtant enveloppant Thémis comme une vague. Un sourire presque… aimable, se peignit sur son visage.

— Peut-être puis-je t’aider ? N’y a-t-il pas quelque chose que je puis t’apprendre, une énigme que je puis résoudre, une question à laquelle je puis répondre pour toi ?

Cette fois Thémis écarquilla franchement les yeux et envisagea quelques secondes accepter sa proposition. Cette femme était une déesse. Bien sûr qu’elle pouvait retrouver ses parents. Mais lorsque son regard croisa celui du serpent qui enserrait le bras de la déesse, Thémis eut un frisson et recula. La déesse devait savoir qu’elle avait été abandonnée. Peut-être avait-elle le pouvoir de lire les pensées. Elle ne pouvait pas faire ça. Même, si elle pouvait retrouver ses parents, la jeune fille ne s’imaginait pas apprendre la magie auprès de cette femme. Quelque chose en elle l’effrayait. Comme un courant d’air froid et inexplicablement moite qui suintait des plis de la toge de la déesse. Elle n’avait qu’une solution. Thémis se mit à genoux, s’efforçant de ne pas fixer le sourire satisfait qui se dessinait sur le visage de la déesse, puis se pencha en avant jusqu’à ce que son front touche le sol :

— Grande déesse, je ne peux pas accepter votre offre. Veuillez m’en excuser.

La déesse attendit que la jeune fille lève de nouveau les yeux vers elle pour répondre.

— Tu n'as pas conscience de la chance que je t'offre mon enfant. Réfléchis bien. Des dizaines de jeunes filles vendraient leur famille pour être à ta place, répondit la déesse en s'approchant encore.

— Je suis honorée Grande déesse, mais la magie ne m’intéresse pas, je ne veux pas l’apprendre, mentit la jeune fille.

            Le masque de beauté figée d’Hécate vola en éclats. Avec une grimace effrayante, la déesse leva la main au-dessus de Thémis. La jeune fille se protégea le visage de ses bras et quelque chose sembla stopper la main de la déesse. D’un rugissement de rage, elle envoya Thémis s’écraser contre un tas de débris. Quel gâchis. Mais cette idiote lui avait dit non de façon claire, et elle ne pouvait plus l’asservir sans détruire aussitôt ses pouvoirs.

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