Chapitre 1

C'est sur les coups de 6:30 a.m. que j'ai appris la nouvelle.

Le Satané Grand Merdier avait été déclenché dans la nuit.

Là, en plein coeur de mon rêve d'Esther Williams. 

Si, en apparence, ces deux évènements ne présentaient aucun lien de causalité, leur association prit tout son sens lorsque j'ai allumé la télé, comme j'en détaillerai la coïncidence dans les lignes à venir. 

Signe prémonitoire ? Phénomène de synchronicité ?

Il me faudrait au moins la science analytique d'un Gustav Jung pour mieux l'expliciter. Au demeurant, je vais essayer de relater les choses telles qu'elles se sont passées et que je les ai vécues.

Commençons d'abord par ce rêve qui fut sans conteste le plus beau de ma vie. D'où m'était venue cette songerie si débridée ? Et pourquoi agissait-elle encore sur ma mémoire tel un taser fleurant bon l'acajou et la fiente d'urubu. Avais-je chiqué la veille par mégarde un psychotrope de type peyotl qui m'avait inondé les yeux de phosphènes ? Non ! Bien sûr que non ! Ma dernière prise de psilocybine datait de Mathusalem. Elle m'avait désynchronisé le cerveau et je m'étais perdu en forêt durant deux jours, poursuivi par une girafe tenant dans sa mâchoire un seau de pisse. Je m'étais dit : plus jamais ça !

Avant toute chose, il serait bon de savoir que mes rêves m'ont toujours glacé d'effroi. Qu'ils soient monstrueux, slapstick ou d'une banalité affligeante, combien de fois m'ont-ils plongé dans les affres tandis que m'échappaient des cris de ventriloque. Cette peur irrationnelle du moindre songe, dont je souffrais, porte le nom très laid de "onéirophobie". Vers quel monde insensé vous entraîne l'onéirophobie ? Imaginez qu'à bout de forces, vous soyez déjà épouvanté à l'idée de vous endormir. Imaginez qu'au moment de sombrer dans les limbes, une main gigantesque vous embarque sans délai dans un train fantôme, un train fantôme qui ne s'arrêtera pas, qui vous traînera de Charybde en Scylla dans un réel impitoyable, un réel que n'aurait jamais pu concevoir Dante en décrivant son Enfer, ses damnés, ses châtiments. Mes rêves depuis l'enfance : tambours maudits battant sous les étoiles !

Voulez-vous connaître les fautifs de ces terreurs nocturnes qui auraient mérité leur Nuremberg de la cruauté ?

À coup sûr Morphée et sans nul doute maman.

Bien sûr, tous les nigauds aimaient maman. Tout le monde la trouvait gentille, dévouée, parfaite mère poule.

Sauf moi !

Toute la sainte journée, elle me donnait du "bout de chou" en public. Mais moi, je la surnommais "bout de bois" dans ma caboche. Car visiblement, j'étais le seul à savoir qu'elle n'avait aucune fibre maternelle.

Bout de chou explique...

Chaque soir, charmante maman m'invitait à rejoindre mon lit. Experte en perfidie, elle montrait bien à mon père qu'elle se réjouissait de m'accompagner, et je me faisais berner pratiquement à chaque fois. C'est vers le milieu du long couloir tapissé de fleurs moutarde que charmante maman se transformait en "bout de bois". Allez comprendre ! Elle me lançait soudain un regard étrange, quasi malsain, l'air de dire : eh ben quoi ! Puis, elle ouvrait la porte de ma chambre pour que je m'y faufile. Pas un pas de plus, sa bonne action s'arrêtait là. Elle restait clouée sur le seuil, la main sur la poignée, sans jamais être traversée par l'idée de m'offrir un baiser ou une caresse. Se soustrayant également aux berceuses qui devaient être à ses yeux d'une sentimentalité ridicule, elle m'adressait froidement cette incitation en guise de bonne nuit : il est l'heure de rejoindre Morphée, l'heure de tomber dans ses bras !

Qui était donc ce Morphée ? "Bout de bois" se dérobait toujours pour me renseigner. Peut-être parce qu'elle l'ignorait ou ne s'en souvenait plus vraiment. Une ou deux fois peut-être, s'était-elle résignée à m'éclairer, histoire de faire taire mon angoisse. D'après ce que lui avait révélé sa mère lorsqu'elle était petite, Morphée était un marchand de sable qui déposait du sable sur les yeux des gamins pour qu'ils finissent par s'endormir. J'en avais été sidéré, au point de me recroqueviller dans les draps.

Mais le sable ça pique les yeux, lui avais-je répondu innocemment...

Oui, ça pique un peu, mais après tu verras, tu feras de jolis rêves...

C'est quoi des rêves ?...

C'est comme un tour de manège infini dans un pays merveilleux, mais pour cela il faut que la lumière soit éteinte. Et tâche de garder ton affreux pipi dans ton ventre, pour une fois...

Je fais pas exprès...

Manquerait plus que ça...

Bonne nuit, maman !

Là-dessus, la porte se refermait sans bruit. Là-dessus, j'obturais toujours mes paupières avec mes poings pour en faire une cuirasse.

C'est vers l'âge de onze ans, en cours de grec, que j'appris enfin qui était Morphée. N'apparaissant même pas dans le panthéon primordial, Morphée était relégué loin derrière l'aura d'un Zeus, d'un Poséidon ou d'un Héphaïstos. À tout le moins, c'était une sorte de grouillot des dieux, pourvu d'ailes de papillon, qu'on avait chargé de distribuer des rêves dans le sommeil des rois sous forme de fantasme. Bref, un glandu de l'Olympe tout juste bon à passer la pelle et le balai.

Depuis ce jour, ma mentalité se rebella. Tomber dans les bras de ce dieu mineur, recevoir ses pelletées de sable, passait encore, mais qu'il m'oblige à délirer toutes les nuits en m'agitant ses pavots sous le nez me devint comme un sacrilège. Une effraction de ma lassitude ! À cette époque, ma mère ne m'accompagnait plus au lit, mais je trouvais infect qu'elle ait pu déléguer à un camé invisible le soin de me rasséréner lorsque j'étais marmot. À cette fragilité psychique s'ajoutèrent bientôt de fréquentes insomnies et des crises de thanatophobie. Traqué par des hordes de tortionnaires aux yeux injectés de sang, j'avais de plus en plus peur de mourir durant mon sommeil, et parfois je le souhaitais violemment. Ne pouvant presque jamais rattraper mon retard de repos, dès que je fermais les yeux, rêver me consumait atrocement. Au moment même où je commençais à rêver de sorcières dégoulinantes de menstrues, de gnomes éventrés ou de rats surgissant de mon anus, je savais que je ne dormais pas et que je ne dormirai pas jusqu'à l'aube. De fait, mon inconscient en était aussitôt ébloui, braqué non-stop sur ce que, de jour, je cherchais à fuir, ou n'osais pas m'avouer : bout de chou était devenu un monstre, une machine à créer des monstruosités !

Bien plus que Morphée, c'est vers l'âge de quinze ans que je me suis mis à détester "bout de bois" jusqu'à vouloir l'écrabouiller, la disséquer. Dorénavant, je fomentais mes assassinats avant de me mettre au lit et j'expérimentais mon sadisme entre les plumes de l'oreiller. Presque chaque nuit je pourchassais ma mère avec mes ailes de papillon. Où qu'elle se carapate, où qu'elle hurle "pitié", je finissais par l'exterminer dans les endroits les plus sordides : tranchée de Verdun, fosse septique, cave pestilentielle de Ted Bundy ! Barbare décomplexé de ce no man's land ultra-violent, je mettais toute mon énergie à savourer ma vengeance sur mes nuits sans sommeil, à ceci près que c'est toujours le coeur en flammes que j'entrais dans ce confessionnal de mes difformités.

Voilà pourquoi je peux dire que ce rêve d'Esther Williams m'avait émerveillé. Pour une fois je ne m'étais pas farci un film gore confuso-onirique qui émousse la perception du réel et rend l'endormi aussi éberlué qu'un pied de table. Pour une fois, je n'avais pas eu d'envies de guet-apens, ni de promenade, mains dans les poches, paille dans la bouche, à Buchenwald. Non ! J'avais plutôt eu l'impression de vivre une excursion psychique, de laisser sur le matelas une poisseuse dépouille pour accomplir un fabuleux voyage hors de mon corps.

D'une précision saisissante, ce rêve était empli de décors féeriques, de vertiges visuels, tactiles et olfactifs, qui exaltaient à chaque instant mon coeur martyrisé. Dans cette transe ecsomatique, ma personnalité s'était carrément envolée : j'incarnais Tarzan, sous les traits mythiques de l'acteur Johnny Weissmuller ! Soit dit en passant, le nec plus ultra pour un type musclé au caramel mou ! Même si le héros de Edgar Rice Burroughs était purement fictif, la sensation que ma peau existait dans sa peau me combla illico de bonheur. Je pouvais sentir son odeur de savane entre mes doigts secs, sa sueur chlorophylienne humecter mes aisselles, et dans ma bouche le goût corsé de sa salive. Je pouvais éprouver aussi sa solitude enthousiaste, sa science des conditions d'existence frugale, son amour inconditionnel pour Cheeta, la guenon espiègle. Plus jouissif encore, je pouvais m'amuser à reproduire son cri d'anthologie exotico-tyrolien, un cri libérateur qui ouvrait la cage de mes émotions refoulées et révélait au plus profond de moi le bouillonnement d'un potentiel insoupçonné.

Ce rêve débuta ainsi...

Je devais probablement gigoter dans mon sommeil paradoxal, quand un trou de souris se fora au beau milieu de mon front. De ce trou jaillit un faisceau de lumière aveuglante à travers lequel mon enveloppe éthérique fut aspirée en cinq-sec. Une milliseconde plus tard, je foulais les ruines opalines de la cité oubliée de Pal-Ul-Don, accueilli à bras ouverts par mes frères singes Tor-o-Dons. D'emblée, je poussais un cri d'euphorie, d'autant plus capiteux que les Tor-o-Dons étaient de sacrés chatouilleurs. Puis, j'avisais un pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt de Phoebus. Nimbé de photons émettant une stridulation aussi têtue qu'un coeur qui bat, j'atteignis aisément ce faîte en une enjambée, afin de contempler l'espace qui s'offrait à moi. Encore moite de brume, comme assommée après une nuit d'orage, la jungle environnante s'éveillait peu à peu. Ne sachant que faire, à part jouer aux osselets avec des crottes de capybara, l'idée me prit soudain de voltiger dans les airs, de serpent pendu en serpent pendu, afin de laquer ma beauté pectorale. Au détour d'une canopée envahie de perroquets jaco et de calopsittes élégantes, mon flair d'homme-singe huma bientôt une angoisse suprême parmi le foisonnement végétal. Ni une ni deux, j'ai plongé dans le bras mort d'un fleuve et nagé à perdre haleine jusqu'à rejoindre Esther Williams, comme si je savais d'avance que ce serait la sirène d'Hollywood que j'allais rencontrer. Néanmoins, que cette apparition fut effrayante : son corps nu se débattait en tous sens dans un marigot saumâtre, entouré qu'il était par des caïmans blindés de bronze. L'un d'eux portait encore au bout de sa dent conique le maillot lamé or d'Esther et, bien qu'accoutumé aux pires tribulations, cette vision me retourna l'estomac. Quelques jabs, crochets et uppercuts bien sentis sur les écailles des reptiles et la sirène se lova tendrement dans mes bras, grillant aussitôt mes tétons au contact de ses mamelons en feu. Elle me fit un clin d'oeil 100 % glamour, puis entrouvrit ses lèvres rouge garance pour me signifier sa gratitude. Parcouru de courants telluriques, notre bécotage tropical semblait vouloir s'éterniser quand, de manière inopinée, nous entendîmes sur l'autre rive les jappements d'une meute d'hommes d'une laideur surnaturelle. Ces importuns avaient un museau allongé tronqué à l'extrémité, des crêtes sourcilières très développées et un front effacé. Ils puaient à plein nez cette odeur de saleté et de crasse qui finit par s'imprimer sur les dollars. Aucun doute n'était possible, il s'agissait d'une clique de cynocéphales du Nasdaq. Contre toute attente, ces affreux crésus étaient en train de crier famine. Mains tendues, ils ne purent que bredouiller : Gwa, gwa, gwa ! Gwa, gwa, gwa ! Et je compris sur l'instant qu'ils conjuraient Tarzan de les accueillir dans son écosystème...

 

 

 

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Hortense
Posté le 22/11/2022
Bonjour à toi,
Franchement, malgré la gravité du sujet, je n’ai pu m’empêcher de rire, tant cette analyse sonne juste ! Tu as vraiment le sens de la répartie et ton regard sans concession sur notre société pousse à lever le nez de son nombril et à s’interroger : suis-je un moucheron anesthésié ou une snobe péteuse… hélas, probablement un peu des deux…
Un plaisir !
Juste deux petites remarques :
- chaque guerre devient un parangon pour des tordus sans principes fins prêts d'assassiner des foules sans mémoire : peut-être « à » ou « pour » assassiner plutôt que « d’ »assassiner, mais c’est une question d’oreille sensible !
- jusqu'à vaporiser de la moindre feuille A4 : un « de » de trop ?
À bientôt
Zultabix
Posté le 23/11/2022
Merci Hortense ! C'est corrigé !
Vous lisez