Mais revenons au Satané Grand Merdier...
Si la plupart des infos dramatiques sont relatées aujourd'hui par des présentateurs punchy, empreints d'une gravité calibrée, il en fut tout autre pour l'annonce de cette catastrophe historique qui, pour extraordinaire, me fut communiquée entre la pantomime cornecul et l'outrance évangélique.
Café en main, j'allume donc ma télé, et me retrouve nez à nez avec Caleb Vilsack. Pour ceux qui l'ignorent, Caleb est le populaire météorologue de la chaine locale WTVA. Vif, sémillant, toujours tiré à quatre épingles, moult ménagères l'ont du reste baptisé l'homme aux mille cravates, et ne rechigneraient pas à poser le plumeau pour lui tailler une plume, si l'on en croit le sondologue érotomane Avril McDonough.
Moi, je n'ai jamais eu la moindre attirance pour ce dandy décati fasciné par les tempêtes depuis sa puberté. Mais je dois admettre que Cal fait partie des rares personnes que j'apprécie sur Terre. Doué d'un optimisme incorrigible, et ce malgré la mort d'un fils happé et recraché par le sous-vortex de la tornade El Reno, Cal me chante dès l'aurore les sautes d'humeur du ciel, est capable de rendre poétique le présage d'un vent brûlant ou d'un brouillard à couper au couteau. Facétieux à souhait, il offre ainsi à mes réveils sa joie pétillante et notamment l'équilibre des puissances, l'humide et le sec, le chaud et le froid, l'amertume et la douceur, qui me donne l'impression de conserver ma bonne santé sans que j'aie forcément besoin de mettre le nez dehors.
Or ce matin, bouleversement !
Un silence de cloître, un remugle de mystère, une atmosphère viciée, semble règner dans le studio. Quelque chose cloche visiblement.
Caleb Vilsack n'est plus que l'ombre de lui-même !
Disparus son sourire mainstream et ses blagounettes sur le climat qui se détraque. Je le découvre cireux, aussi lugubre que Christopher Lee dans Dracula. Et surtout, incapable de piper le moindre mot. Pire, sur le point d'étouffer, ne dirait-on pas qu'il cherche de l'air, et que cette tension suffocante le pétrifie ? Pauvre bougre ! Il ne fait aucun doute que son système limbique dégouline d'anxiété.
- Que pasa, amigo ? Que pasa ? je l'interpelle comme s'il était mon vieil ami du cosmos.
Faisant corps avec son stress, je ne souhaite qu'une chose, qu'il fasse fi de son image iconique et libère enfin ses endorphines. Pour cela, je le motive, je le presse.
- Vas-y Cal ! Rien n'est plus beau que les pleurs d'un homme devant ses idolâtres !
M'aurait-il entendu ?
Bingo !
Le voilà soudain qu'il s'effondre en larmes. Et j'en suis très heureux pour lui.
Somme toute, quelle peut être la source de ce malaise ? Un cancer de la prostate récemment infiltré aux ganglions lymphatiques ? Se serait-il chopé des crêtes de coq lors d'une orgie insalubre ? Sa femme l'aurait-elle quitté pour une fermière gomorrhéenne du Nebraska ? Ce rébus me chiffonne. Mais, pas le temps de l'élucider. Conscient de la gêne occasionnée, Cal dénoue lentement sa cravate slim "savane" et tente de baragouiner quelque chose :
- Que... que vous dire du temps qu'il fera aujourd'hui ? Il ne sera pas bon... vraiment pas bon du tout !
- Comment ça, vieux, il va pleuvoir des monolithes ? je le taquine affectueusement.
- L'horreur... l'horreur horrible vient d'arriver ! Indescriptible ! Inimaginable !
- Par pitié, crache le morceau, Cal !
- Cher Jésus, s'il vous plaît, aidez-nous ! se met-il alors à hoqueter en masquant son regard bleu piscine d'une main de tragédien. Cher Jésus, au nom du Ciel, pour nos enfants, sauvez au moins la météo !
Quid de cette tranche de vieille Bible maintenant ?
Je le savais un rien grenouille de bénitier, mais là il patauge jusqu'au menton dans les eaux fuligineuses du Jourdain. Le John Keats des cumulonimbus a sûrement été frappé par la foudre, me dis-je.
Et voici que d'un pas sépulcral, il rejoint son écran monochromatique et persiste dans son délire de bonne soeur chahutée :
- Voilà ! Voilà, ce qui finit par arriver lorsque l'on rit des prédictions. Voilà la preuve biblique dont se sont toujours moqués les incrédules...
Là, soudain, tout son réseau nerveux se relâche. Il marque une pause. Ses traits comme des élastiques se métamorphosent, passent de ceux de Dracula à ceux de Laurence Olivier jouant Hamlet. Punaise ! C'est magistral, c'est un véritable tour de force. Nouvelle posture : son corps s'affaisse, se plie mollement vers l'avant, cependant que son bras droit s'anime d'un captivant geste circulaire, et que sa main semble caresser un horizon imaginaire jonché de blés, de coquelicots, de passiflores. Est-ce une farce ? Va t-il nous faire un lumbago, en direct ?
Non, il enchaîne. L'audimat semble le transcender, encourager sa bravoure, et il entonne d'une voix emplie de tremolos :
- C’est par le feu que l’Eternel exerce ses jugements, c’est par son glaive qu’il châtie toute chair, et ceux que tuera l’Eternel seront en grand nombre. Envoyez les images, s'il vous plaît !... Les images, s'il vous plaît !
Mille tonnerres !
C'est là que je comprends enfin qu'il me faudra une maison épaisse, claquemurée et saine au possible pour me protéger de cette immonde intempérie. Car, en place de son bulletin, Caleb Vilsack ne nous montre pas de ravissants petits soleils ou de ravissants petits nuages, mais le panorama glaçant d'une ville éparpillée en confettis noirâtres, comme les vestiges d'une chiasse débourrée par un dieu fou.
Là-dessous, défile un bandeau qui annonce implacablement "Washington anéanti".
Dans un cadre en haut à droite, on peut voir aussi les reflets orangeâtres d'un champignon atomique, au cas où le bouseux de l'Arkansas n'aurait pas compris la raison de cette dévastation.
J'imite l'éventuel bouseux, c'est plus fort que moi :
- Une tornade de force 5 sur l'échelle de Fujita ?
- Oh que non, mon bouseux, je pense que c'est un peu plus grave que ça.
- Ben quoi alors ?
- Vu l'état des décombres, je tablerais plutôt sur l'oeuvre du roi des psychopathes. Ce con comme une bite a dû appuyer sur le bouton rouge, et son pire ennemi qui n'était pas encore tout à fait psychopathe a dû l'imiter dans une sorte de réflexe pavlovien. Bref, les nerfs qui lâchent. Stupide bévue. Vraiment trop bête.
- Ah merde, les récoltes vont encore trinquer.
- Ah oui, comme tu dis, mon bouseux, et pour un bon bout de temps.
- J'leur ai dit combien d'fois : faites labour, pas la guerre ! Les cons !
Et ce fut le retour à l'homme aux mille cravates :
- Cher Jésus, ne nous abandonnez pas, par pitié sortez-nous de ce putain d'Enfer ! marmonne encore Cal au summum de la déliquescence, titubant en zigzags avant de déserter le studio.
Et puis, il y a eu un blanc, un long blanc, comme si les gars de la régie se tâtaient pour déguerpir à leur tour.
J'en ai profité pour aller pisser.
De retour des gogues, l'image de ma télé a salement cafouillé passant du champignon atomique au clip de Silvera où des hommes sont catapultés dans le ciel, puis au saut à l'élastique d'un tétraplégique harnaché sur sa chaise roulante, puis au triple lutz raté d'un patineur se relevant puis retombant, tout rigolard...
Tout se barrait en couilles, à vitesse grand V !
Subséquemment, j'ai entendu une voix chevrotante et un homme abîmé, très abîmé, est apparu en plan américain, qui a dit :
« Disastrous Doomsday ! »
C’est en ces termes fatalistes que Lloyd Petraeus, le Général des Armées, appela ce jour d’Armageddon devant les ruines fumantes du Pentagone. Entrecoupant sa formule d'une toux rauque, il la rabâcha trois fois avant d'être interrompu par les "croâ, croâ, croâ" d'un corbeau surgissant du ciel bistre. Chargé de noirs symboles, cet intermède suscitait déjà en soi une funeste émotion, mais pas assez visiblement pour le réalisateur qui se prit pour Eisenstein. Délaissant le "cinéma-oeil" au profit du "cinéma-poing", il commanda à son drone de bifurquer afin de filmer en plan serré le sauve-qui-peut du volatile.
Exit le Général.
Subito, nous eûmes droit de contempler l'envergure du puissant corvidé. Affligé d'un pesant battement d'ailes, il tentait de fendre l'épouvante : ce cloaque d'uranium et de plutonium qui le cernait. D'évidence, le pauvre oiseau sentait sa fin proche, et c’était déchirant de le voir ainsi égratigner la mort de ses griffes pointues.
Du reste, son agonie fut de courte durée.
Bientôt, gazé de fumerolles, alourdi par les suies qui empoussiéraient son arbre respiratoire, le charognard rendit les armes. En une fraction de seconde, il se ratatina, se pétrifia, et finit par chuter tel un onyx fusiforme vers la terre dévastée. Plus exactement, il s'effondra devant les bottes de jardinier du Général des Armées, lequel, on le subodorait, n'avait pu remettre la main sur ses rangers, probablement rôties sous l'effet du flash thermique.
C'est à cet instant que ma télévision se mit à capoter. Elle présenta un effet de mosaïques par intermittence, s'éteignit et se ralluma plusieurs fois avant de vomir de sinistres rayonnements. Comme à mon habitude, j'aurais pu pester contre l'obsolescence programmée, contre cette culture du jetable qui exalte les marchands les plus cupides.
Sauf que là, j'en ai souri.
Jusqu'à la délectation.
La fin du monde ? LOL au cube ! Comme aurait dit Zack, mon neveu.
La fin de quoi au juste ? La fin de l'anthropocentrisme ? La fin des hideurs, des bassesses, des vulgarités humaines ? La fin de la sauvagerie de l’homme-bête coiffée avec un clou ? La fin de ces milliards de gribouillis pour à peine un Michel-Ange ? Foutredieu, il était temps ! Homo erectus ignominus ratatinus ! Où était le problème ? Notre Mère la Terre n'allait-elle pas enfin pouvoir envisager une poésie pour l'avenir ?
Contrairement à la masse qui geignait au moindre fléau, victime de ses incertitudes casuistiques, mes neurones étaient maintenant suffisamment assagis pour transformer mes terreurs en ricanements. Ma télévision était en train de succomber et je n'avais aucune pitié pour elle. Crève souillure, crève maudite ! lui ai-je hurlé en me rengorgeant. Ma folie devait être alors à son comble. J'en appelais à la trêve éternelle, à l'extinction définitive des ignares, des bâtés, des gonflés de vent, des bouffeurs de prophètes, des combinards, des vermines, et du vaste troupeau bêlant. En finir avec toutes ces boucheries pour des nèfles, avec tous ces holocaustes turpides qui pourrissaient les livres d'Histoire et les consciences de père en fils. En finir avec ces infos mortifères, avec ces charniers de drames que de vils rapaces m'avait enfoncé dans les mirettes depuis ma naissance, non pour me goinfrer de compassion, mais juste pour me vendre leur saloperie de peur marketing.
La fin du monde ? Vous êtes sûrs, les mecs ? Sûrs et certains ? me suis-je à nouveau esclaffé.
Punaise, je ne rêvais pas. Tout cela avait l’air vrai.
Calé dans mon fauteuil, à demi shooté par le brouillard stroboscopique de mon écran, d'un coup je me suis senti partir. Mon corps endolori, si impotent, se relâcha de toutes parts. Et une non-peur immaculée, indescriptible, commença à tourbillonner dans mon crâne, comme l'aurait fait une explosion de THC dans mon système dopaminergique.
Étais-je en train d'atteindre cet état d'aplatissement affectif et émotionnel : l'ataraxie, cette noblesse de l'âme, dont parlait Épicure ?
Toujours est-il que je surkiffais jusqu'aux larmes mon impavidité naissante.
J'en devins mou telle une éponge exténuée d'avoir trop frotté les souillures des Zhoms, leurs balivernes, leurs coquecigrues.
Tellement détendu que j'ai fini par m'assoupir.
Franchement, malgré la gravité du sujet, je n’ai pu m’empêcher de rire, tant cette analyse sonne juste ! Tu as vraiment le sens de la répartie et ton regard sans concession sur notre société pousse à lever le nez de son nombril et à s’interroger : suis-je un moucheron anesthésié ou une snobe péteuse… hélas, probablement un peu des deux…
Un plaisir !
Juste deux petites remarques :
- chaque guerre devient un parangon pour des tordus sans principes fins prêts d'assassiner des foules sans mémoire : peut-être « à » ou « pour » assassiner plutôt que « d’ »assassiner, mais c’est une question d’oreille sensible !
- jusqu'à vaporiser de la moindre feuille A4 : un « de » de trop ?
À bientôt