*Emilie
L’heure qui me sépare de ma sœur en détresse est la plus longue de ma vie. Je suis seule dans le wagon. Je ne vois pas grand-chose du paysage enveloppé de nuit qui défile à l’extérieur du train. Rester immobile sur mon siège, à attendre sagement d’arriver à destination est une véritable torture. J’aurais envie de courir jusqu’à elle. L’adrénaline crépite dans mes veines et je n’ai rien pour me permettre de l’extérioriser.
La seule chose qui m’empêche de devenir folle est mon téléphone, seul lien entre elle et moi. Nous échangeons des SMS depuis qu’elle m’a appelée, complètement effrayée, une heure plus tôt. J’ai entendu, outre sa voix apeurée, des cris de sa part à lui, des objets qu’on casse et d’autres sons terrifiants que je n’ai pas réussi à identifier. Elle s’est réfugiée dans sa chambre et s’est enfermée à clé. Je doute qu’il lui fasse quoi que ce soit, pas à elle, mais comment pourrais-je être sereine ? Ma petite sœur se trouve quelque part seule et vulnérable …
Nous n’avons que trois ans d’écart. Ce n’est plus une gamine du haut de ses quinze ans, et elle l’a bien démontré lorsqu’elle s’est rebellée contre notre père quelques mois plus tôt, fuyant à jamais son domicile. Depuis, elle a rejoint la maison qu’occupent ma mère et son compagnon, Bertrand. Il est la raison pour laquelle ma mère nous a abandonnées sept ans plus tôt. Et pour une obscure raison, elle a repris contact avec nous il y a un an. Je n’ai jamais eu aucune confiance envers ce Bertrand. Quant à elle, je ne lui ai jamais vraiment pardonné de nous avoir quittées. Ma sœur, âgée de sept ans à l’époque s’en formalise moins. Il faut dire aussi qu’on ne partage pas la même sensibilité, elle et moi. Nous sommes très différentes. Mais je me suis toujours fait un devoir de la protéger contre le monde, et aussi contre elle-même. Car Clara est pleine de vie et imprudente.
Une brève sonnerie retentissant de mon téléphone me fait sursauter, brisant le silence du train en marche et le cours de mes pensées.
« Je crois qu’ils se sont couchés … » m’écrit-elle.
Je pousse un soupir de soulagement. Mais je ne décolère pas. Je vais lui faire sa peau.
J’ai toujours été suspicieuse envers lui et mes doutes ont été confirmés petit à petit, dans sa façon de les rabaisser subtilement, elle et ma sœur, en plaidant l’humour, dans l’isolement de ma mère qui n’a plus aucuns amis, dans son changement complet de personnalité … Quand Clara a quitté la maison paternelle, je suis passée en garde alternée car je voulais pouvoir garder un œil sur elle. Mais à peine quelques mois après, j’ai obtenu mon bac et suis allée à Grenoble pour mes études. Cela fait maintenant trois mois. Et je regretterais à jamais d’avoir laissé ma petite sœur au milieu de ce cirque.
Depuis que ma mère a renoué le contact avec nous, Bertrand s’est mis à boire, discrètement. Je le soupçonne d’être violent, et pas seulement dans ses propos.
Je regarde l’heure sur mon portable : je serai là-bas dans moins d’une demi-heure. Leur maison, qui est notre maison d’enfance, se trouve à dix minutes en voiture de la gare. J’aurais pu faire le trajet à pied, je l’ai déjà fait mais j’en aurais eu pour trois quart d’heure. Je n’ai pas pu me résoudre à rallonger le temps qui me sépare de ma petite sœur.
Il me fallait un allié. Malheureusement, je me suis éloignée de tous ceux que j’appréciais quand je suis partie faire mes études en Septembre. Je voulais un nouveau départ.
Seul me reste mon ami Hugo, qui s’est accroché à moi avec une telle ténacité que je n’ai jamais complètement pu couper les ponts avec lui. Il habite à Beauregard, à 25km de chez ma mère.
J’ai hésité un peu quand je me suis installée dans le dernier train de la journée. Mais je n’avais pas d’autres choix. Hugo a répondu à la première sonnerie, alerté par l’heure tardive.
Je ne lui ai rien expliqué, seulement que j’avais besoin qu’on me récupère à la gare et que je devais à mon tour récupérer Clara. Il ne s’est pas fait prier et a accepté sans poser aucune question. Je ne sais pas si je mérite une telle loyauté.
Châteauneuf apparaît progressivement derrière les vitres du wagon.
Mon cœur tambourine sourdement dans ma poitrine. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je sais seulement que ma sœur ne peut plus vivre chez ma mère. Elle refusera de revenir habiter avec mon père, et une partie de moi en est soulagée. Mais nous n’avons pas d’autre famille. Nos grands-parents sont décédés jeunes. Le frère de ma mère, seul homme solide qui veillait sur nous, a été emporté par un infarctus il y a un peu plus d’un an, alors qu’il n’avait qu’une quarantaine d’années. Ma sœur et moi n’avons plus personne sur qui compter. Mais c’est déjà ce que l’on ressentait depuis le départ de notre mère, donc on a dû s’y faire.
Mes pensées dévient vers mon ami. On ne se connaît que depuis la classe de première au lycée mais une relation particulière s’est forgée entre nous. C’est le premier et le seul homme avec qui je me suis sentie en confiance, avec qui j’ai l’impression d’être davantage qu’une personne de sexe féminin. Et il a toujours traité Clara comme sa propre sœur, lui qui est fils unique.
Le train commence à ralentir. Je tripote nerveusement mes doigts. Qu’est ce qu’on va devenir ? Je n’ai pas tant peur pour moi. Mais ma sœur, elle, n’est pas majeure. Même si ce n’est plus une enfant, ce n’est pas encore une adulte. Et j’aimerais que l’univers lui offre un peu de stabilité et de sécurité avant …avant d’atteindre une majorité légale complètement stupide. J’ai eu 18 ans il y a 4 mois, si je me suis soudainement sentie libérée, car enfin je pouvais prendre le large, m’éloigner de cette famille toxique et de ce passé asphyxiant, là, tout de suite, ça me paraît être un fardeau bien trop lourd à porter. Comment pourrais-je lui offrir ce que je n’ai pas pour moi-même? J’ai un peu d’argent de côté, que j’ai gagné en ramassant les fruits l’été dernier. Ça devait me servir à payer une partie de ma chambre étudiante. Mais si je dois arrêter mes études pour m’occuper d’elle, je le ferais sans hésiter. Je pourrais reprendre mes études quand ma Clara aura l’âge de travailler à son tour. Il va falloir qu’on trouve un petit logement pas trop cher et que je trouve rapidement un travail.
Un quart d’heure plus tard, Hugo se gare un peu en retrait de la maison de notre mère. Clara nous attend déjà dehors avec un énorme sac à dos en bandoulière et une valise à ses côtés. J’ouvre rapidement la portière côté passager et cours vers elle avant de l’emprisonner fermement dans mes bras. Je la relâche, m'empare de son bagage et la tire par la main jusqu’au coffre de la voiture.
Mais je ne peux me résoudre à prendre la poudre d’escampette ainsi. Une autre victime se trouve dans cette maison.
Je toque à la porte comme une folle et n’attends pas d’être invitée pour entrer. J’allume les lumières principales et appelle ma mère.
Un Bertrand aux yeux vitreux et complètement nu déboule, prêt à en découdre.
- C’est quoi ce bordel ? Hurle-t-il en tenant à peine debout. Je continue à appeler ma mère. Elle apparaît enfin, fébrile, se faisant la plus petite possible.
- Emilie ?
Sa voix faible me parvient tout juste mais son regard est baissé ainsi que son visage.
Je m’approche d’elle et ai juste le temps d’apercevoir sa joue meurtrie et du sang séché sur sa tempe avant qu’il s’interpose et me demande de déguerpir.
Je ne bouge pas d’un iota. Je me contente de lever la tête pour le défier du regard. Il n’y a plus rien à voir dans le sien.
- Emilie.
Hugo me fait comprendre qu’il est sur le seuil et est là en cas de problème.
- J’ai récupéré Clara, j’annonce à l’attention de ma mère.
Elle relève alors son pauvre visage et rencontre mon regard. Des larmes perlent à mes yeux quand je vois la honte peindre ses traits.
Malgré ma rancune envers elle, c’est la voix gorgée d’émotions en toute sorte, dont l’espoir, que je lui demande :
- Viens avec nous, maman. S’il te plaît. Tu n’as pas à subir ça.
- Elle n’ira nulle part, tu m’entends, sale gamine !
Elle grimace et se mord la lèvre avant de baisser la tête à nouveau, des larmes noyant ses joues déjà amaigries.
- Ta gueule ou j’appelle la police.
- Je t’en supplie, maman. (Une larme m’échappe.) Tout peut s’arrêter dès maintenant. On sera à nouveau une famille, toutes les trois.
Je m’approche mais il me barre le chemin.
- Tu dégages, je lui crache au visage.
Je tends la main vers elle.
- C’est fini. On reprendra tout à zéro.
Elle secoue doucement sa tête de gauche à droite. Un « je suis désolée » franchit ses lèvres et vient s’écraser contre mon coeur.
- Maman …
Je retiens mes larmes de toutes mes forces tandis que je comprends que j’ai perdu. Que je l’ai perdue, elle. Elle ne partira pas avec nous. Ma poitrine se soulève avec lourdeur alors que je la regarde peut-être pour la dernière fois.
Je n’ai que dix-huit ans et je viens d’apprendre la plus dure des leçons : on ne peut pas sauver quelqu’un qui ne veut pas l’être.
- Je te pardonne, je murmure avant de tourner les talons et rejoindre mon ami qui attend toujours à l’entrée. Je lui passe devant et ferme derrière nous, sans affronter son regard. Je me dirige vers la voiture d’un pas ferme mais il me retient par la main et me tire droit dans ses bras. Alors, je ne tiens plus et élimine toutes les larmes de mon corps. En moi ça se déchaîne, faisant trembler mon corps. Mes jambes ramollissent mais il me tient solidement contre lui. Une fois que ma tempête intérieure signe une accalmie, je me redresse et essuie mon visage.
Je plonge mon regard déterminé dans le sien et il me répond d’un signe de tête.
Partons de cet endroit maudit.
Je reprends ma place aux côtés d’Hugo tandis que ma sœur s’assoit derrière lui. Elle en profite pour le serrer maladroitement dans ses bras par derrière son siège.
- Où est-ce qu’on va? nous demande-t-elle.
Un léger sourire, que je force un peu, étire mes lèvres.
- Ça te dit un road trip?
Après trois heures de route et six heures de mauvais sommeil, nous nous réveillons progressivement. Toujours assis dans la vieille Renault de mon ami, que nous avons garée sur un parking proche d’une entreprise de location de van, tous les trois étirons nos membres endoloris.
En plus du peu de sommeil et de sa piètre qualité, j’ai passé presque deux heures à trouver une entreprise de location qui accepte des jeunes de moins vingt et un an comme clients. C’est ainsi que nous avons atterri là où nous sommes, dans la ville de Toulon en bord de mer, à seulement deux heures de la frontière italienne.
- Tu me laisses deux minutes s’il te plaît ? je demande à ma sœur dans un tendre sourire.
Elle hoche la tête et sort de la voiture en faisant un petit signe de la main à Hugo.
Quand elle claque la portière et qu’on se retrouve seuls tous les deux à l’avant de la voiture, ma poitrine s’affaisse sur elle-même, étouffant ma respiration.
Je lève les yeux sur lui. Il me regarde avec une inquiétude sincère.
- Merci, je prononce dans un étranglement pathétique.
Je tente d’apaiser mon souffle saccadé mais en vain.
Il ne me quitte pas des yeux et ajoute à mon malaise. Je fuis son regard.
- Merci Hugo …merci, je dis un peu plus sereinement.
- Qu’est ce qui se passe Emilie ?
- Le compagnon de ma mère, il …
- Je ne parle pas de ça Emilie. Qu’est ce qu’il se passe avec toi ?
Je tourne la tête vers l’extérieur, me dérobant à son examen.
- Emilie …, dit-il doucement.
Il pose sa main sur ma cuisse et je sursaute, la rejetant violemment. Je reste sonnée quelques secondes par ma réaction dont l’excès me surprend.
- Excuse-moi, je lui dis.
- Quelqu’un t’a fait du mal ?
Son ton s’est durci, devenant menaçant, me laissant apercevoir une facette de lui que je connaissais pas.
Je tourne le visage vers lui, interloquée.
- Quoi ? Non, non ! Je …, je tente de trouver les mots qui expliqueraient mon éloignement de ces derniers mois.
- Tu es un homme, je réussis simplement à dire.
- Et tu as un problème avec les hommes ? tente-t-il de deviner.
- Oui, je me contente de répondre honnêtement.
- Est-ce qu’un homme t’a fait du mal Emilie ? il reprend avec ce ton crispé.
Je secoue la tête. Je sais ce qu’il sous-entend, ça expliquerait beaucoup de choses mais non ce n’est pas ce qui m’est arrivé.
- Personne ne m’a frappée ou violée si c’est ta question, je dis de façon un peu crue.
Il mérite des explications alors je ne m’encombre pas de fioritures.
Je lève des yeux blessés sur lui et il s’adoucit automatiquement.
- Je n’ai pas confiance, je lance d’une voix qui part dans les aigus.
- En les hommes ? il demande en comprenant déjà la réponse.
J'acquiesce. Je ne peux pas lui en expliquer davantage. C’est déjà bien trop flou pour moi.
- Hé, il m’interpelle délicatement en prenant mon menton entre ses doigts.
- Mon genre ne me définit pas. J’ai beaucoup de respect pour toi, en tant que personne. Je veux être un ami pour toi ; un ami qui n’attend rien de toi à part peut-être ton amitié. Et …
Il marque un temps d’arrêt, lâche mon regard un instant avant de se concentrer à nouveau sur moi.
- Et je suis gay Emilie. Si jamais ça peut te rassurer.
Mon expression doit trahir mon étonnement car il m’adresse une petite grimace. Je fronce alors les sourcils.
- Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ? je murmure.
- Il y a plein de choses que tu ne dis pas non plus, rétorque-t-il sans animosité.
Apprendre qu’Hugo, cet ami que j’ai toujours adoré, est homosexuel, me soulage d’un énorme poids. Mes sentiments me paraissent horribles. Peu devrait m’importer qu’il soit un homme, une femme, hétéro ou homo.
- A quoi tu penses ? il demande soucieux avant d’ajouter :
- Je te dégoûte ?
- Quoi ?! je m’exclame.
- Mais non, pas du tout ! Je m’empresse de rectifier. C’est …c’est même le contraire … Et je m’en veux … ton orientation sexuelle ne devrait pas avoir d’importance pour moi. Malheureusement, je suis soulagée que tu sois gay … je suis désolée.
Je baisse la tête honteuse.
- On ne contrôle pas ses sentiments, tu n’as pas à en avoir honte.
- Mais, tu ne t’es pas éloigné que de moi, reprend-il.
Je fixe un point imaginaire devant moi.
- Je ne m’explique pas ma réaction. Mais j’avais besoin de partir et de tout laisser derrière moi. Tout.
- Qu’importe tes raisons, promets-moi de ne plus essayer de t’éloigner de moi. On a tous besoin d’un ami.
Il lève un sourcil, dans l’attente du verdict.
Des larmes s’échappent d’un coup de mes yeux.
- C’est difficile …, je couine misérablement.
- Qu’est ce qui est difficile ?
Je prends une profonde inspiration.
- Je voudrais tourner la page et ne plus jamais regarder en arrière.
- Quels sont tes plans ? il se contente de me demander.
- Je ne veux pas que Clara arrête son école et sa vie ici. Il faudra que je trouve un travail et un appartement pour nous.
J’aimerais pouvoir l’embarquer loin de cette ville, loin de tout mais ce serait égoïste.
- Mon appartement est grand, j’ai une grande pièce qui sert de salle de jeux. Venez vous y installer.
Ma mâchoire se décroche et je secoue la tête, incapable de parler.
- Tu es mon amie, je t’aime et je veux être là pour vous deux. Je veux prendre soin de vous. S’il te plaît, ne me tourne pas le dos, insiste-t-il.
Je laisse l’idée danser dans ma tête. Une colocation permettrait d’avoir un loyer plus bas. Avoir le soutien d’un ami serait un plus. Mais je ne sais pas si je peux me laisser aller à compter sur quelqu’un. Ça me paraît un engagement trop important.
Comme s’il lisait dans mes pensées, il ajoute :
- Si jamais tu n’étais pas satisfaite par la situation, rien ne t’enferme, vous pourrez partir quand vous voudrez, il n’y aura pas de bail entre nous, juste un accord à l’amiable. Tu seras toujours libre avec moi Emilie. Toujours.
Je médite ses paroles. « Libre ». C’est vrai que si pour une raison ou une autre, ça n’allait pas, nous pourrions toujours partir et trouver un autre logement. Et en attendant chaque euro sauvé sera un plus. Et Clara a toujours apprécié Hugo. Je repense à la première fois qu’ils se sont rencontrés. Hugo nous avait invité à se baigner chez ses parents. Elle avait tout juste 13 ans. Il n’avait pas arrêté de jouer avec elle dans l’eau. Ils m’avaient semblé comme des frères et sœurs et ça m’avait réchauffé le cœur. Peut-être que ça ne serait pas un mal que ma sœur puisse compter sur la présence d’un jeune homme solide dans sa vie.
Je soupire et dis :
- Ok.
Un sourire sincère étire ses lèvres et je le vois essayer de le réfréner en vain.
- Appelle-moi quand vous êtes arrivés, dit-il pragmatique.
- Je ne pourrais pas trop te contacter, ça me coûtera trop cher.
- J’ai un forfait international, je t’appellerai. Fais-moi juste sonner quand vous êtes arrivées. Et tu as intérêt de décrocher à chaque fois que je t’appelle. Honnêtement je suis inquiet.
Conquise, je ne peux empêcher un petit sourire de s’emparer de mon visage.
- Ça ira. On a besoin de ça. J’ai besoin de ça.
Il passe une main inquiète sur son visage.
- Fais attention d’accord ?
- Je ne laisserai rien arriver à Clara, je dis sûre de moi.
Il sourit et hoche la tête.
- Protège-toi aussi par la même occasion, d’accord ? Allez, vas-y, et oublie pas de m’appeler.
Je plonge mon regard dans le sien et prends une profonde inspiration. Je peux lire en lui son amitié pure et sincère pour moi. Ça me fait un pincement au cœur et ma gorge s’obstrue.
Je me jette dans ses bras, un peu gênée par le pommeau de vitesse entre nous, mais je l’ignore et étreins fermement cet homme qui me donne son amour sans rien attendre en retour.
Je puise de la force et du courage dans ce contact et m’éloigne doucement. Sans plus un mot j’attrape le sac à mes pieds et sors du véhicule pour rejoindre ma sœur.
Assise sur un rocher en bord de mer, à quelques mètres de nous, elle m’attend sagement, le regard rivé sur l’horizon.
Je la rejoins et l’imite quelques instants avant de lui tendre la main. Elle s’en empare et on se dirige vers l’entreprise de location de van qui vient juste d’ouvrir ses portes.
Un coup d’œil derrière nous m’informe qu’Hugo n’a pas encore repris la route. Il attend d’être sûr que nous ayons un véhicule.
Je remplis les papiers nécessaires, tends mon permis de conduire, signe un chèque de caution. On fait le tour du van aménagé.
Ça y-est nous avons les clés. Je me tourne vers Hugo et les secoue dans un sourire. Le soleil se reflète sur son pare-brise, je ne le distingue pas mais je sais qu’il ne nous a pas quitté des yeux. Ma sœur grimpe côté passager. Je m’installe derrière le volant, j’avance le siège au maximum et règle la hauteur du siège, puis les rétroviseurs.
J’expulse l’air de mes poumons et regarde Clara. Elle a un énorme sourire sur le visage.
- Let’s go ? elle demande à deux doigts de crier d’excitation.
- Let’s go ! je confirme et je fais tourner les clés dans le contact.
Mon téléphone est calé à droite du volant, ouvert sur le GPS. Destination : l’Italie. Notre seul but pour l’instant est de franchir la frontière, ensuite nous n’avons rien décidé. Et c’est grisant. Je roule prudemment sur la route qui longe la côte. Le soleil est bas, levé depuis peu. Clara allume la radio.
Quand trois quarts d’heure plus tard, nous franchissons la frontière, nous ne sommes plus que deux adolescentes excitées qui hurlent de joie !
Je stoppe la voiture en haut d’un col saupoudré de vieille neige. Le chauffage nous maintient dans une chaleur confortable mais le tableau de bord indique 1° à l’extérieur. La voix du chanteur Nino Ferrer se fait entendre sur les notes de sa chanson phare « Le sud ». Mon cœur bat fort dans ma poitrine. Je monte le volume et crie à ma sœur «Viens ! » avant d’arrêter soudainement le véhicule et de sortir de l’habitacle.
Elle me rejoint au milieu de la route, grelottante.
- Qu’est-ce que tu fous ?
Je lui prends les mains et l’entraîne dans une danse improvisée. D’abord un peu gauche, elle se laisse contaminer par la beauté du paysage, la poésie de la chanson, et ce moment rempli de symbolique pour nous deux. L’ironie des paroles qui nous donnent le tempo ne nous arrête pas. Nino Ferrer chante « On dirait le sud, le temps dure longtemps … » tandis que nous gesticulons plus ou moins gracieusement au milieu des montagnes semi enneigées.
Une voiture passe doucement et nous klaxonne. Nous rions et continuons de danser, heureuses d’être ensemble, ici. Clara se met soudain à hurler joyeusement. Je ris.
A ton tour! m’intime-t-elle.
Je prends sa main droite, me tourne vers la montagne qui descend en pente abrupte, inspire l’air froid et vide mes poumons dans un cri libérateur, d’abord un peu timidement, puis plus franchement. Je me retourne vers ma sœur qui affiche un grand sourire innocent et radieux, surmonté par son petit nez tout rouge.
Je claque des dents.
Remontées en voiture, le chauffage à plein régime, nous reprenons la route. J’ignore où celle-ci nous mènera. Je ne sais pas ce qui nous attendra à notre retour de ce périple. Mais là tout de suite, je décide de ne plus penser à rien. Je lâche mon foutu mental et me consacre entièrement à cette sensation enivrante. La liberté que je ressens est encore plus forte que celle que j’avais pu expérimenter en partant faire mes études. Avec ma petite sœur à mes côtés, je me sens invincible et prête à embrasser le monde entier.
L’univers n’a qu’à bien se tenir, les sœurs Aubry débarquent.