Seule dans une forêt muette, elle avançait à travers l’immaculé hivernal. Ses yeux fatigués fouillaient l’horizon avec une intensité fébrile. Chaque ombre esquissait une menace, chaque bruissement de feuille suggérait le souffle d’un prédateur invisible, tapi dans l’obscurité.
Une neige dense s’accrochait à ses chevilles, entravant chaque pas. Ses mouvements devenaient alors mécaniques, sous l’emprise d’une panique qui mordait plus fort que le froid. Son esprit, assiégé de pensées confuses, n’était plus qu’un instinct brut : fuir à tout prix.
Un sentier ombragé se profila. Alors qu’elle s’y aventurait, une pulsation sourde et fulgurante traversa con corps, remuant son chaos intérieur. Son souffle se fit plus irrégulier, haletant, chaque inspiration se raccourcissant en un rythme saccadé tandis qu’une salive amère envahissait sa bouche. Instinctivement, elle passa la langue sur ses lèvres gercées, sentant leur sécheresse et rugosité marquée par le vent glacial.
Son ventre se tordit soudain ; un cœur invisible semblait s’être logé dans ses entrailles, résonnant jusqu’à ses tempes. Elle serra la mâchoire et s’accrocha désespérément à un semblant de contrôle, alors que sa poitrine se soulevait frénétiquement, prisonnière de l’étreinte de l’angoisse.
Ses pas irréguliers ralentirent, la contraignant à marcher, lorsque sa vision se brouilla dans un tourbillon d’ombres et de flocons. Plus que la morsure du froid, c’était son propre corps qui la trahissait alors qu’il se tordait sous le poids d’une douleur étrange, dévorante, insupportable. Mais à travers sa souffrance, une seule chose persistait : l’appel incessant d’une faim viscérale, une urgence qui pulsait dans ses tripes, la poussant à avancer malgré tout, nourrie de peur.
Depuis combien de temps errait-elle, perdue entre ces arbres aux teintes irréelles, fuyant le froid et une faim insoutenable ? Elle ne pensait qu’à continuer d’avancer, de trouver un lieu sûr.
Alors qu’elle évoluait à travers les bois, une racine invisible attrapa son pied. Elle s’effondra brusquement dans la neige, un cri étranglé mourant sur ses lèvres. Le froid la cueillit sans pitié tandis qu’il lui mordait la peau à travers ses vêtements. Ses mains et genoux, griffés par le verglas, teignaient de rouge la poudreuse sous elle. Le choc réveilla une douleur vive, qui perça la torpeur l’ayant engourdie. Ses sens s’aiguisèrent alors, plus acérés, tandis que la froideur abrasive de la neige lui rappelait brutalement la réalité.
— Ça brûle... ma peau, elle me démange !
Elle secoua la tête afin de reprendre ses esprits, puis prit le temps d’observer ses alentours. Elle retint alors son souffle face à cette étendue d’arbres aux teintes bleutés, plongés dans une mer d’un blanc pur qui scintillant à la lumière. L’endroit semblait désert, dangereusement silencieux et ironiquement, d’une beauté mortelle. C’était un paysage à couper le souffle. Elle resta un moment silencieuse, à contempler ce qui allait être son tombeau si elle ne se relevait pas.
— Merde… Bouge-toi bon sang ! cracha-t-elle en se mordant la langue jusqu’au sang.
Un goût métallique envahit sa bouche, dissipant un peu plus le voile qui obscurcissait son esprit. Un hoquet de surprise lui échappa lorsqu’elle constata l’état de sa peau, dont la pâleur portait les stigmates du froid, maintenant parsemée de coupures et d’ecchymoses. Avec incrédulité, elle saisit la pauvre tunique en coton qui couvrait son corps, comprenant qu’elle allait mourir de froid avant même de succomber à autre chose.
Des larmes, piégées dans ses longs cils blancs, menaçaient de geler sur place. Pourquoi était-elle ici ? Cette question tournoyait dans son esprit comme un vent glacé, chassant toute réponse possible et ne laissant derrière qu’un vide insupportable. Ses poings crispés agrippaient désespérément le tissu, à deux doigts de le déchirer.
L’incompréhension laissa place à une colère amère, qu’elle cracha dans un râle rauque. Elle maudissait les Dieux, cette fichue forêt, et plus encore sa propre faiblesse. Mais malgré tout, elle devait continuer d’avancer, et ce peu importe la manière.
Elle tenta de se relever mais se plia en deux, transpercée par une douleur fulgurante qui irradiait tout son corps. Son pied gauche restait prisonnier d’une étreinte invisible, semblable à une chaîne s’enroulant lentement autour de sa cheville. Elle jura, enserrant son ventre entre ses bras chétifs alors qu’une nouvelle vague de douleur la saisit, si forte qu’elle sembla lui déchirer les entrailles. Une bile amère monta dans sa gorge, brûlant son palais avant de se déverser en une flaque fumante devant elle. De la vapeur s’élevait du liquide jaunâtre qui contrastait avec la froideur de la poudreuse, formant un léger brouillard dans l’air glacial.
Elle toussa, cherchant à reprendre son souffle, mais chaque inspiration semblait la déchirer de l’intérieur. D’un geste désespéré, elle plongea ses doigts engourdis dans la neige et en fourra une poignée dans sa bouche. La fraîcheur instantanée lui offrit un court répit, un frisson apaisant glissant dans sa gorge en feu. Mais la douleur dans son ventre revint plus brutale, implacable, courbant son corps sous son poids écrasant.
— À l’aide… quelqu’un… je ne veux pas mourir ici…
Elle n’avait plus que la force de pleurer, assaillie de douleur et vaincue par l’épuisement. Le lien invisible qui comprimait sa cheville lacérait davantage sa chair à chaque tentative de s’en extraire. Après maints essais, elle s’effondra.
À quoi bon lutter ?
Chaque souffle semblait être une torture inutile. Et… qui était-elle, après tout ? Rien d’autre qu’un être brisé, une silhouette effacée prête à se fondre dans l’immensité blanche. Elle se laissa doucement glisser dans l’étreinte de la faucheuse, répondant à l’appel inexorable du sommeil.
La neige commençait déjà à la recouvrir, comme un léger drap blanc venant sceller son abandon. Elle ne se souvenait de rien la concernant. Alors qu’elle fouillait dans ses souvenirs, un vide abyssal la submergeait, un appel insidieux à capituler. Pourquoi se battre lorsque le combat était perdu d’avance ? Peut-être qu’elle n’en valait pas la peine. Probablement qu’elle ne manquerait à personne…
Et si c’était mieux ainsi ?
Cette dernière pensée tournait en boucle dans son esprit, rouvrant un peu plus une blessure lointaine, enfouie dans son inconscient.
Ses mains tremblantes s’enfonçaient toujours plus profondément dans le tapis neigeux, tandis que des larmes creusaient des sillons sur son visage blême. Ses traits s’effaçaient peu à peu, ensevelis sous le linceul de l’hiver.
— Ah… je ne sens presque plus mes mains… Je vais vraiment crever ici… murmura-t-elle, les yeux levés vers les cimes bleutées des arbres. Ces feuilles… elles sont belles.
Le souffle rauque, elle se laissa sombrer, chaque battement de son cœur se dissolvant dans un écho lointain. La neige l’enveloppait doucement comme une amante silencieuse, érodant les frontières entre sa peau glacée et le monde qui l’absorbait. Les flocons dansaient, virevoltaient autour d’elle, avant de se poser délicatement sur ses cils tremblants.
Les pulsations dans ses tempes s’apaisèrent, devenant un murmure régulier, presque relaxant. Le tiraillement de la faim se fit aussi plus calme, une trêve qu’elle accueillit contre toute attente. La morsure du froid s’effaçait, remplacée par une torpeur étrangement douce. Lovée dans l’écrin hivernal, son regard se perdit une dernière fois dans le scintillement fragile des feuilles azurées, avant que ses paupières ne se ferment.
Un voile grisâtre s’imposa derrière ses paupières closes, étouffant les derniers fragments de lumière. Elle n’entendait plus que le silence, profond et abyssal. Dans cette absence de bruit, une chaleur insidieuse émergea, trompeuse et accueillante, la berçant dans une fausse promesse de répit.
***
Asdémone s’éveilla en sursaut, la poitrine soulevée par une respiration erratique. Le battement affolé de son cœur résonnait jusque dans ses tempes, cognant contre ses os comme un oiseau paniqué contre une cage trop étroite. Elle frissonna alors que l’air frais du matin s’accrochait à sa peau moite, à laquelle était engluée des draps trempés de sueur. Sous cette fraîcheur soudaine, ses muscles se figèrent un peu plus, tendus comme des cordes de violon trop tirées. Elle cligna des yeux plusieurs fois, cherchant à accrocher son regard au plafond mansardé. Un gargouillement sourd dans son ventre la tira un peu plus vers la réalité.
Les vestiges du cauchemar flottaient encore dans son esprit, brimes de brume réticentes à se dissiper. Asdémone revoyait cette étendue d’un blanc pur et éclatant, presque aveuglant, marbrée de pointes d’azur. La poudreuse semblait encore s’écraser sous ses pas, avant de l’engloutir dans sa douceur piégeuse. Les images demeuraient floues, mais la sensation viscérale de faim, tapie au creux de ses entrailles, était encore bien réelle et récalcitrante. Elle porta une main hésitante à son ventre qui gargouillait étrangement. Un gémissement d’inconfort s’échappa de ses lèvres.
Un rai de lumière se frayait un chemin à travers l’œil-de-bœuf au dessus de son lit, projetant des éclats dorés sur les murs. Ces fragments familiers de l’aube dansaient doucement, la tirant de sa torpeur. La vision familière de sa chambre se mêlait aux réminiscences du songe. Ses yeux, encore lourds de sommeil et d’émoi, se plissèrent sous le picotement de larmes qui menaçaient de couler. Un petit rire nerveux s’échappa d’entre ses lèvres.
Elle inspira profondément, l’air frais gonflant ses poumons, puis retint son souffle jusqu’à quatre. Ce rituel, presque mécanique, avait le pouvoir de calmer la tempête qui grondait en elle, comme on apaiserait une mer furieuse. À l’expiration, lente et mesurée, elle sentit la sérénité doucement s’installer. Son pouls, affolé quelques instants plus tôt, se mit à ralentir. L’étau sur ses muscles céda enfin, et la tension quitta progressivement son corps. Un équilibre fragile mais réel
Mia lui avait appris cet exercice peu après son arrivée. « Respire, ma chérie. Respire. » Ces mots, murmurés par sa mère adoptive, lui étaient restés. Asdémone se souvenait encore de ce premier jour, de cette interminable route qui séparait l’orphelinat de Saint-Eil de la propriété des Zénis. Une route jalonnée d’incertitudes où chaque tour de roue avait creusé un peu plus l’angoisse dans sa poitrine.
Elle revoyait cette petite fille qu’elle avait été : terrifiée, en colère, trahie par un monde qui l’avait vendue à de parfaits inconnus pour une poignée de pièces. Une enfant assise à l’arrière d’une charrette bringuebalante, le visage fermé, les mains crispées sur ses genoux.
Les vestiges du cauchemar flottaient encore dans son esprit, brimes de brume réticentes à se dissiper. Asdémone revoyait cette étendue d’un blanc pur et éclatant, presque aveuglant, marbrée de pointes d’azur. La poudreuse semblait encore s’écraser sous ses pas, avant de l’engloutir dans sa douceur piégeuse. Les images demeuraient floues, mais la sensation viscérale de faim, tapie au creux de ses entrailles, était encore bien réelle et récalcitrante. Elle porta une main hésitante à son ventre qui gargouillait étrangement. Un gémissement d’inconfort s’échappa de ses lèvres.
— Tout va bien, Asdé... murmura-t-elle dans une supplique lancée à elle-même.
Mais ces mots n’apportèrent aucun répit. L’angoisse tenace continuait de vibrer sous sa peau. Une terreur sourde qu’aucune lumière ne parvenait à apaiser.
Les yeux fixés sur la mansarde, Asdémone laissa son regard vagabonder, détaillant chaque imperfection des murs en bois, chaque rainure familière de ses meubles. Un léger grincement fendit le silence. Asdémone se figea, l’oreille tendue. Son souffle suspendu, elle se redressa lentement sur son lit. Le parquet, d’ordinaire discret, paraissait aujourd’hui s’éveiller. Chacun de ses craquements amplifiait le malaise environnant.
— Je perds la tête... dit-elle dans un souffle à peine audible.
Asdémone porta son attention sur un drap froissé qui gisait au sol. D’un regard hésitant, elle scrutait le tissu, fascinée par sa texture chiffonnée. Ses yeux se perdaient dans la mer de plis tandis que ses pensées défilaient dans son esprit embrouillé. Un frémissement à peine perceptible effleura soudainement sa nuque, l’arrachant à sa contemplation. Son cœur battait comme un tambour alors qu’elle scrutait les coins sombres de la pièce. Les ombres d’ordinaire inoffensives, paraissaient aujourd’hui s’étirer, se tordre. Un éclat de lumière fugace traversa sa vision, reflet malicieux du soleil se mouvant sur le mur. Elle s’efforça de rationaliser la situation, se rappelant les paroles de son père adoptif.
— Il m’avait dit avoir trouvé des rongeurs au grenier... C’est peut-être juste ça, hein.
Sa voix s’éteignit, l’excuse sonnant creuse à ses propres oreilles. Pourtant Asdémone s’agrippa à cette pensée comme à une ancre. Les Dieux devaient bien se jouer d’elle à cet instant même. Ce n’était qu’un mauvais tour de son esprit fatigué, pas autre chose. Elle secoua la tête, luttant pour éloigner les derniers résidus d’un cauchemar qui refusait de disparaître.
La pièce restait immobile, familière, immuable dans son silence. Ses doigts glissèrent machinalement le long de sa cheville gauche à la recherche d’une douleur fantôme qui n’existait pas.
Rien...
Rassurée, Asdémone se redressa, ses muscles lourds protestant à chaque mouvement. L’effort était minime mais il lui semblait monumental, comme si son propre corps la trahissait, incapable de fuir l’étreinte de cette agitation troublante.
Un frisson de dégoût la traversa en sentant sa chemise moite lui coller à la peau. Ses joues rougirent, alors que ses yeux détaillaient les courbes de son corps à travers le tissu humide. Les contours graciles de sa silhouette semblaient exacerbés, exposés ainsi à son propre jugement. « Ce maudit corps » pensa Asdémone avec amertume, avant de tirer sur sa robe pour la décoller, mais le malaise persistait. Elle ne supportait pas son physique, trop androgyne à son goût, et faible. Un frisson la parcourut, sentant une sueur froide dégouliner le long de son dos.
— Oui, j’ai définitivement besoin d’une douche... Foutus cauchemars, dit-elle sèchement.
Elle accueillit volontiers la sensation de fraîcheur du plancher sous ses pieds nus, qui remontait le long de ses articulations raides. Son regard fatigué glissa sur la chambre immobile, baignée d’une quiétude presque irréelle. Les objets éparpillés sur son vieux bureau – une brosse en poil de sanglier, des feuilles griffonnées de croquis fébriles, un livre emprunté à la bibliothèque du maître – la ramenait à son quotidien morne et routinier.
Asdémone s’approcha des feuilles noircies de fusain, qu’elle inspecta d’un air las. D’une main crispée, elle saisit l’un des dessins représentant un paysage enneigé. Sa mâchoire se crispa sous l’irritation.
Toujours cette même foutue forêt.
Ses doigts crispés réduisirent la feuille en une boule qu’elle jeta contre le mur, le papier froissé roulant jusqu’à ses pieds.
— Mais merde… qu’est-ce qui tourne pas rond chez moi ?
Asdémone essuya ses mains tachées de fusain sur sa robe humide, qu’elle ôta d’un geste furieux, et se dirigea vers un seau rempli d’eau. Elle passa de l’eau sur son visage, qui lui fit l’effet d’une claque revigorante, puis frotta son corps en vitesse afin d’éponger la transpiration qui lui collait à la peau. Une fois séchée à l’aide d’un linge propre, elle saisit la chemise qui reposait sur une chaise à l’entrée de sa chambre.
Cette chemise appartenait à son père Jaime, et la tenir entre ses doigts dissipait les dernières bribes de sa colère. Pressé contre sa poitrine nue, le tissu doux l’apaisait. La coupe ample du vêtement apportait à Asdémone un doux sentiment de sécurité, une armure dans laquelle elle pouvait se soustraire aux yeux du monde, cacher sa véritable nature, dissimuler la vérité de ses courbes. Elle l’enfila, retroussa ses manches jusqu’aux coudes, fixant ses nouettes, puis mit en vitesse ses braies de la veille, encore incrustées de foin et de terre. Elle resserra sa taille de plusieurs tours d’une vieille ceinture de cuir, elle aussi empruntée à son père.
Alors qu’elle bouclait sa ceinture, son regard glissa jusqu’à une étagère poussiéreuse où trônait un petit bocal. L’étiquette jaunie, éraflée et à moitié effacée, laissait encore deviner un mot : « Teinture ».
D’un geste impatient, elle attrapa le petit pot et l’agita. La poudre noire qu’il contenait s’éleva en une danse circulaire, suivant l’agitation fébrile de ses gestes. Elle soupira en contemplant le petit tourbillon volatile au creux de sa paume. Asdémone anticipait déjà l’arrivée imminente de sa mère, et des commentaires embarrassants qui ne manqueraient pas de suivre sur son état – ainsi que l’état de sa literie. Sa mère adoptive était maniaque, ce qui agaçait profondément la jeune fille et son chaos inné.
Elle attrapa machinalement une mèche rebelle qui dévalait son front. Sa teinte terne lui apparut comme une énième trahison. Chaque reflet livrait son secret au monde, exposant l’anomalie qu’elle s’acharnait à dissimuler. Asdémone s’approcha du petit miroir sur pied qui reposait sur son bureau, le verre terni par les années. Elle esquissa un rictus en voyant son reflet, mi-amusée, mi-affligée.
— J’ai l’air d’un pigeon après une tempête… Non, pire, après une tempête et une mauvaise décision de vie.
Ne sachant si elle devait rire ou pleurer, ses prunelles rubis glissèrent sur sa chevelure en bataille. À ses racines, l’immaculé tranchait l’abyssal.
— Encore une foutue retouche à faire, murmura-t-elle, lasse.
Puis, dans un souffle comme un vœu silencieux :
— Qui sait, peut-être qu’un jour je n’aurais plus à me cacher…
Elle inspira longuement, résignée.
— Maman, teinture ! cria-t-elle en s’empressant de rassembler ses draps dans le panier à linge situé à l’entrée de sa chambre.
Depuis son arrivée au domaine, Asdémone avait vécu sous le masque d’un jeune homme. Ses véritables traits étaient soigneusement dissimulés. Vêtements trop larges, cheveux teints. Ses parents adoptifs, Mia et Jaime, gardèrent le secret afin de la protéger. Même leurs employeurs, les Zénis, ignoraient la vérité.
Chaque jour passé sous cette fausse identité, chaque mensonge raconté pour survivre, pesaient un peu plus sur ses épaules. Elle se souvenait de la vieille harpie de l'orphelinat, sa voix cinglante résonnant encore dans son esprit : « Erreur de la nature, fille maudite ». Ces mots, enfoncés comme des lames, avaient forgé en elle une carapace douloureuse. Chaque regard, chaque murmure qui s’échappait dans son dos lui rappelait qu'elle ne serait jamais comme les autres. Asdémone n’était pas seulement différente, elle était condamnée à cause cette différence.
Elle avait appris à vivre avec ce corps fragile et traître, mais à quel prix ? À peine âgée de huit ans, son apparence androgyne et son corps frêle avaient fait d’elle une marchandise de seconde main, défectueuse. Elle fut vendue dans le mensonge, en échange d’un peu d’or. Les Zénis cherchaient désespérément un garçon à former pour leurs écuries, obligé à les servir jusqu’à qu’elle puisse acheter sa liberté, comme le stipulent les lois Allastranes concernant l’achat d’orphelins.
Asdémone massa sa nuque endolorie, étouffant un soupir. Elle aurait tout donné pour quelques minutes de répit, mais la réalité était implacable. Les domestiques comme elle n’avaient pas le luxe de la paresse, et encore moins aujourd’hui.
Elle s’adossa au mur, tentant d’apaiser l’étau invisible qui lui enserrait le crâne, puis s’accrocha à l’idée d’une échappatoire – un mince espoir suspendu à quelques lunes encore. Lorsqu’elle aurait enfin dix-huit ans, peut-être obtiendrait-elle un aménagement de ses horaires. Quelques heures volées à sa routine éreintante pour étudier l’art au Scriptoria du village – faute d’avoir un véritable atelier ou une Guilde d’artisans dans les environs.
Malgré dix années de labeur aux écuries, une crainte persistait : son amitié avec le jeune héritier du domaine, Alek, risquait de compromettre sa requête. Dame Alina n’avait jamais vu d’un bon œil le rapprochement de son fils avec un simple domestique, qui plus est un apprenti palefrenier. Mais s’il le fallait, Asdémone insisterait. Elle ferait plusieurs demandes, encore et encore. Il était hors de question qu’elle abandonne ses rêves et se laisse flétrir entre ces murs. Elle ne croupirait pas ici.
Et puis, elle savait que ses parents adoptifs, eux, ne cesseraient jamais de croire en elle.
Un son en provenance de l’extérieur la tira de sa rêverie. Une foulée familière, rythmée, mesurée. Elle l’aurait reconnue entre mille.
Se hissant sur son lit, elle écarta les rideaux d’un geste vif et jeta un coup d’œil à la cour. En contrebas, son père s’apprêtait à franchir le petit portail, équipé de son arc en bandoulière et de sa vieille veste sombre délavée. Le cuir usé de ses bottes mordait la terre humide, se frayant un chemin à travers les premières lueurs du matin. Un sourire effronté étira les lèvres d’Asdémone.
— À toute à l’heure, le vieux ! lança-t-elle avec malice.
Jaime leva une main sans se retourner.
— Sale gosse, marmonna-t-il en riant avant d’ajouter : Arrive à la bourre, et tu seras de corvée de fumier toute la semaine !
Asdémone ricana, mais cela lui tordit l’estomac. Elle pressa une main contre son ventre douloureux. Pas le temps de s’apitoyer. Elle devait finir de se préparer si elle ne voulait pas partir le ventre vide.
Dehors, l’air était chargé d’odeurs âpres : la pluie nocturne, la mousse qui s’accrochait aux pierres, l’air qui commençait à se réchauffer. Une journée harassante l’attendait, entre la mise-bas imminente d’une des juments et l’arrivée d’un jeune étalon de compétition, sans compter l’irruption dans sa chambre de sa mère adoptive.
Avec un dernier regard vers la silhouette de Jaime qui s’éloignait vers les écuries, elle referma les rideaux.