La tempête faisait rage à l’extérieur. Le vent mugissait avec la fureur d’un animal blessé, tandis que la pluie martelait la toiture comme une horde de tambours en furie. Entre les tuiles, le vent sifflait un chant sinistre, en écho aux cris de douleur d'une femme qui donnait la vie contre la mort. Anna avait assisté à de nombreux accouchements, mais celui-ci était différent. Une odeur de mort mêlée à une présence hostile alourdissait l’air.
Cette nuit-là, la lune baignait le ciel de sa lumière pourpre. Alors que le vent portait avec lui des présages de malheur, un poing avait frappé à la porte. Une femme se tenait là, sa silhouette aussi menaçante que la rafale qui hurlait à l’extérieur. Anna, pourtant habituée à recevoir des patientes à toute heure, fut surprise par cette visite nocturne. L'inconnue n'avait rien de la prestance des archons qui s'offraient habituellement ses services : sa cape sombre, souillée de boue, semblait faite pour errer plutôt que régner.
Délivrer la vie ou l’empêcher de voir le jour, tel était le gagne-pain de la sage-femme, profitant ainsi du désarroi de celles qui portaient en secret la honte de l’adultère. Sans réelle concurrence dans la région, – les « tueuses d'enfants » n’étant guère tolérées à Westrya – Anna avait amassé une petite fortune en tirant profit de la discrétion de sa clientèle argentée. Oui, car ces riches héritières n'allaient risquer ni leur peau, ni leur réputation pour dénoncer ladite « pécheresse » aux autorités du Saint-Empire. Puis, il fallait bien l’avouer, Anna Trudia était douée, réputée pour être l’une des meilleures matrones de la région.
Sans un mot, la mystérieuse femme lança une bourse sur le seuil. Elle s’écrasa sur la pierre dans un bruit mat, libérant quelques éclats d’or. Le tintement des pièces résonna dans le hall, trahissant une somme conséquente.
Une vague d’inquiétude glissa le long du dos d’Anna, tandis que ses yeux oscillaient entre l’éclat tentateur de l’or et le froid perçant des yeux de l’étrangère. Quand cette dernière parla, sa voix était aussi tranchante qu’une lame.
— Mettez mon bébé au monde et cet or sera vôtre, déclara-t-elle en fixant Anna de ses yeux d’un bleu inhabituel.
« Un regard à vous transpercer l’âme », se dit la sage-femme. Elle déglutit, la peur lui nouant la gorge.
— Je… elle s’interrompit.
Sa raison lui criait de ne pas céder, et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de fixer l’or à ses pieds.
L’argent, oui… Avec une somme pareille, elle pourra disparaître, quitter ce lieu maudit pour de bon, finir ses vieux jours sans jamais avoir à replonger ses mains dans tout ce sang.
Juste une dernière fois.
L’appât du gain l'emporta. D'une main tremblante, la matrone s'empara de la bourse, ramassant fébrilement les pièces éparpillées. De l'autre côté de la porte, l'inconnue la fixait avec un mépris glacial, l'écrasant de ses iris de glace comme un vulgaire insecte. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire mince, suspendu entre satisfaction et dédain, avant qu'un rire sardonique ne vienne briser le silence, suintant d'arrogance.
— Ah, les mortels…, cracha l’inconnue en essuyant sa bouche d’un revers de manche. Vous êtes si… prévisibles.
Ses yeux rougis se levèrent vers le ciel, où la pluie s'écrasait en fines traînées sur son visage blafard. Elle resta là, figée sur le seuil dans une expression indéchiffrable. Un éclair déchira l'horizon pourpre, illuminant un instant son profil. Puis, dans un souffle imperceptible, elle franchit la porte.
Mortels ? Que veut-elle dire par là ?
Un froid glacial serra la poitrine d’Anna à l’idée d'avoir laissé entrer cette inconnue au cœur de sa demeure.
L'or toujours en main, elle referma lentement la porte, sans détourner ses yeux de l'étrangère. Un relent âcre de crottin et de terre flottait autour d'elle, s'accrochant à l'air comme une présence indésirable. Une moue fugace tordit les lèvres d'Anna tandis qu'elle se pinçait le nez, trahissant son inconfort.
Par les Dieux, à quand remonte donc son dernier bain ?
Quant à l'état de sa toilette — si l'on pouvait encore appeler cela ainsi — son haillon, en lambeaux et couvert de boue, laissait entrevoir des bottes en cuir, tout aussi éreintées.
Alors qu'elle observait attentivement sa cliente, Anna se figea, frappée par l'état de celle-ci. Ses jambes tremblaient, et un liquide incolore s’écoulait lentement le long de son pantalon.
Miséricorde !
L'accouchement s'était déclenché plus tôt que prévu et Anna sentit son cœur se serrer. Pas de temps à perdre. Sans hésiter, elle retroussa ses manches et se précipita vers le fond de la pièce.
— Ôtez votre cape ainsi que vos chausses, et installez-vous là-bas ! ordonna-t-elle nerveusement en pointant du doigt la longue table au milieu de la pièce.
— Ôtez votre cape ainsi que vos chausses, et installez-vous là-bas ! ordonna-t-elle nerveusement en pointant du doigt une longue table au milieu de la pièce.
L’inconnue s’exécuta dans un juron, le regard toujours hostile.
Tandis qu'elle remplissait une cruche d’eau chaude, Anna jeta un regard furtif par-dessus son épaule. Elle réprima un cri lorsque la cape couleur nuit s’effondra, révélant une silhouette rousse, vêtue de cuir : un plastron épais, des épaulières imposantes, des brassards cloutés. Le cœur battant, la sage-femme tressaillit en apercevant la hache de guerre suspendue à la hanche de l’étrangère, l’acier finement gravé de motifs énigmatiques. Ce n'était pas une arme d’un soldat de l’empire. Sous le choc, les mots lui échappèrent.
— Bonté divine… Une guerrière ? lâcha-t-elle tout bas.
Qui diable était cette femme ?
Le sang d’Anna se glaça à l’idée d’avoir laissé entrer une tueuse chez elle. Non, continua-t-elle intérieurement, plutôt une mercenaire, vu la quantité d’or qu’elle avait sur elle…
Puis il y avait ses cheveux couleur feu, qui se balançaient en une épaisse tresse dans son dos. Une telle chevelure était inhabituelle sur les terres de l’Ouest. D’où pouvait-elle bien venir ?
D'un geste désinvolte, la guerrière laissa tomber au sol dans un fracas métallique. Peinant à se déchausser, elle soutenait son ventre rond d'une main, baissant son pantalon de l'autre. À chaque mouvement, sa mâchoire se contractait, trahissant la douleur qui l’assaillait. Anna posa un linge sur la table de travail, empila les autres sur une chaise derrière elle, puis versa l’eau chaude d’une cruche dans le bac à ses pieds.
La femme soufflait lourdement en s'installant sur la table. Lorsqu'elle s'allongea, Anna s'approcha et posa la paume de sa main sur le front luisant de la patiente, qui se tendit à son contact. Elle était brûlante, en proie à une sueur abondante, et l’intensité de la chaleur n'annonçait rien de bon.
Luttant contre la peur qui la dévorait, Anna se positionna face aux pieds de l’inconnue. En s'agenouillant, un frisson d'inquiétude fit s'emballer son cœur en découvrant les cicatrices qui marbraient les jambes pâles de la guerrière, beaucoup d’entre elles anciennes et profondes.
Doucement, la sage-femme déposa ses mains sur les genoux de la femme, la guidant dans un geste d’intimité silencieuse.
— Écartez-les, murmura-t-elle.
La patiente obéit dans un râle sourd, tandis que les draps se froissèrent sous ses pieds, signe d’une douleur imminente.
Alors qu'Anna examinait l'avancement de l'accouchement, elle nota que le col était déjà dilaté de plus de cinq centimètres. Une sueur froide dégoulina dans son dos lorsque ses yeux croisèrent ceux de la guerrière. Les iris de cette dernière, d'un bleu pareil à des glaces océaniques, brillaient d'une lueur menaçante. Malgré la douleur qui tordait son visage, ses yeux, tels ceux d'un prédateurs, jaugeait continuellement son environnement. Anna en était certaine : cette femme avait tué plus d'une fois, et rien que son regard suffisait à le révéler, dans un avertissement silencieux.
Elle devait se ressaisir. Si elle voulait voir le jour demain, il n’y avait pas de place pour la peur. Son cœur battait fort, résonnant dans ses tempes, tandis que la patiente haletait.
Anna inspira profondément, rassemblant toute sa détermination.
— Très bien, madame. Maintenant, poussez de toutes vos forces !
— Tch’kna ! cracha la rousse, commençant à pousser.
Dans cet instant suspendu, un cri déchira l’air. Au loin, un nouveau-né fit son entrée dans ce monde, une vie qui, en cet instant, n’aurait jamais dû voir le jour.
* * *
L’air, lourd de la chaleur persistante après la tempête qui avait suivi la dernière lune rouge, oppressait les sens. Le soleil, haut dans un ciel éclatant, frappait sans pitié le sentier menant à la maison d’Anna Trudia. Tandis que Markus progressait sur le chemin sinueux, une brise étrange, presque lourde, vint effleurer son visage, comme si les ombres du bois retenaient leur souffle.
L’officier Strewd avançait lentement tandis que ses pas crissaient sur le gravier clair. Chaque respiration semblait plus pesante que la précédente, son cœur se serrant au fur et à mesure qu’il apercevait une silhouette suspendue à un arbre. L’ombre sinistre se détachait dans le sentier ombragé, une vision glacée qui figea son regard.
Au-dessus de lui, le corps pendu correspondait à la description de la matrone : une femme blanche aux cheveux bruns coupés courts, la soixantaine, un mètre cinquante environ, vêtue d’une robe de guérisseuse couleur crème. La dépouille oscillait doucement dans le vent chaud, suspendue par une corde effilochée.
Sur ses gardes, Markus dévisagea la défunte. Son visage portait les stigmates d’une souffrance indicible. L’arbre duquel elle se balançait, un frêne robuste et visiblement ancien, s’élevait encore, solidement enraciné. Il avait survécu à l’orage et semblait être le seul témoin de ce drame silencieux.
La gorge nouée, Markus s’approcha. L’odeur âcre de décomposition – alourdie par la chaleur suffocante des étés méridéens – lui monta au nez, s’infiltrant dans ses entrailles comme une marée poisseuse. Il plaqua une main contre sa bouche, luttant contre la nausée qui menaçait de le submerger.
Ce qu’il vit le fit reculer d’un bond.
Ses sourcils broussailleux se froncèrent à la découverte des morceaux de chair manquants sur le visage d’Anna. Un haut-le-cœur le saisit lorsqu’il croisa l’orbite vide où un œil avait été arraché. L’amertume lui noua la gorge. Décidément, il n’était pas assez payé pour ce genre d’affaire.
— Par les Cinq… Les charognards l’ont bien béquetée.
D’un geste mécanique, il extirpa son carnet de sa sacoche et nota chaque détail, chaque pensée fugace, malgré la légère tremblote de ses mains. Des gouttes de sueur perlèrent de son front, s’écrasant contre le papier jauni. Il détourna enfin le regard, la peur se mêlant à la confusion. S’il parvenait à regagner la caserne sans vomir, ce serait un miracle.
Après un instant, il inspira profondément et s’arracha à l’ombre du frêne. Chaque fibre de son être voulait fuir cet endroit maudit, mais il força ses jambes à avancer. La chaleur semblait se resserrer autour de lui alors qu’il approchait de la maison, sa porte entrouverte béant comme une gueule affamée.
Il devait savoir.
Markus franchit le seuil d’un pas hésitant. Aussitôt, une odeur fétide lui saisit la gorge : un mélange âcre de sang figé et de bois carbonisé. Il grimaça, pris au dépourvu par cette lourde puanteur qui s’accrochait à l’air comme une ombre persistante.
L’intérieur baignait dans une obscurité trouble, épaisse comme un linceul. D’épais rideaux noirs condamnaient la lumière du jour, laissant la pièce sombrer dans une pénombre oppressante. Markus avança prudemment, tandis que chacun de ses pas résonnait dans le silence, ponctué du craquement sec des éclats de verre sous ses semelles.L’air était dense, chargé d’un silence pesant, presque vivant.
Ses yeux, encore aveuglés par la clarté extérieure, peinaient à apprivoiser les ténèbres tandis qu'il cherchait un point d’ancrage, une lueur quelconque. L’angoisse le tenaillait, nouant ses entrailles d’une étreinte glaciale. Chaque seconde étirait son malaise, tendant son souffle comme une corde prête à rompre.
Résigné, Markus marmonna entre ses dents tout en fouillant dans la poche latérale de son sac. Ses doigts effleurèrent du verre lisse avant d'extirper une fine baguette translucide, dont la surface spiralée captait les reflets ténus de l'obscurité. Il raffermit sa prise sur le pommeau, où reposait un quartz laiteux, serti comme un œil endormi.
Il inspira profondément, leva la baguette devant lui et souffla :
— Luminii Minoris.
Une pulsation lui parcourut la paume, dans un frisson d’énergie à peine perceptible. Le quartz s’éveilla à l’unisson des battements de son cœur, palpitant d’une lueur fragile avant que la lumière ne glisse le long des spirales, telle une onde fluide cherchant son cours. Bientôt, une orbe bleutée naquit à l’extrémité de la baguette, vacillante mais suffisante pour chasser les ombres.
Avec le peu de flux qu’il y avait insufflé, il aurait de quoi éclairer son les lieux pendant une dizaine de minutes.
Lorsqu'il releva le menton, il balbutia, incrédule, face au carnage sinistre s'offrant à lui.
— Par tous les saints… Que s'est-il passé ici ?!
On aurait dit qu’une tornade avait ravagé les lieux. Des éclats de céramique et de verre brisé jonchaient le sol, des squelettes de meubles calcinés répandaient leur cendre dans l'air. Des draps en lambeaux étaient éparpillés aux quatre coins de la pièce, comme les vestiges d’une danse chaotique. Au centre, un étrange monticule de cendre carmin captait la lumière d’une manière presque irréelle.
Un souffle effleura soudain son crâne dégarni de Markus, qui tressaillit. Il écarquilla les yeux, les lèvres tremblantes d’incrédulité, lorsqu'un bout du toit tomba à ses pieds dans un fracas assourdissant.
Au-dessus de lui, une fissure béante lézardait le plafond, laissant entrevoir un pan de tuiles en terre cuite bleu turquoise. La lumière qui filtrait entre les brèches du toit rampait sur le sol, tel un serpent d’or et d’ombre guidant le regard de l'officier à travers les débris. Puis, dans cette clarté morcelée, l'étrange mit de nouveau à l’épreuve sa raison.
— Par… par la queue d’Erodius !
Une substance épaisse, sombre et cramoisie, nappait les dalles de granit. La matière semblait comme vivante, frémissante sous un souffle invisible. Des bulles éclataient à sa surface, exhalant une odeur fétide dans un mélange écœurant de cuivre et de charogne bouillie.
La nausée noua les entrailles de Markus, tandis que sa baguette glissait de ses doigts tremblants, percutant le sol dans un éclat de verre. Un goût amer lui emplit la bouche. Il serra les dents.
Inspirer. Tenir. Ne pas flancher.
Ce qui s’apparentait à du sang coagulé s’était figé en teintes brunes et noires, éclaboussant le sol en traînées chaotiques, comme projeté par une force insensée. À la lumière vacillante, les éclats macabres formaient un motif circulaire autour d’une grande table en bois, un symbole dont le sens échappait à Markus… mais dont la menace était bien réelle.
L’étrange substance, sombre et visqueuse, ondulait imperceptiblement, rampant sur les dalles de granit comme un prédateur en chasse. Vers lui.
Un spasme de terreur lui tordit le ventre. Il recula d’un pas, puis d’un autre, mais son souffle s’accéléra, affolé. La panique le submergea. Son instinct criait de fuir, mais un autre vertige le frappa.
Comment expliquer cette folie ?
Sa hiérarchie le prendrait pour un fou. Un illuminé. Pourtant, il ne pouvait pas taire ce qu’il avait vu entre ces murs.
Un autre souffle glacé effleura soudain sa nuque. Il tressaillit.
Cette maison n’était pas seulement un tombeau… Elle abritait des secrets qui n’auraient jamais dû voir le jour.
L’urgence le saisit. Il n’avait plus le choix.
Dans un mouvement brusque, il se jeta sur la porte entrouverte et l’enfonça d’un coup d’épaule, ignorant la douleur qui irradiait son bras. Son cœur cognait follement contre sa cage thoracique. Il devait fuir. Alerter ses collègues.
Tout le monde devait savoir.
***
Markus avait laissé derrière lui le tumulte des jours passés, s’éloignant du vacarme du village pour se réfugier dans la salle commune de la caserne. Trois jours s’étaient écoulés depuis son incursion dans la demeure d’Anna. Trois nuits blanches à scruter le plafond, hanté par ce qu’il avait vu. Pourtant, la vie poursuivait son cours, indifférente. Saint-Eil suffoquait sous une chaleur écrasante, et dans l’enceinte militaire, une tension palpable pesait sur les esprits.
D’un pas lourd, Markus entra, un gobelet de vin à la main et quelques manuscrits sous le bras. Autour de la table rectangulaire, deux collègues murmuraient, voûtés sur leurs cartes. Il leur adressa un bref signe de tête, avant de se traîner jusqu’à sa place habituelle. Chaque pas lui coûtait, sa corpulence pesant sur ses muscles endoloris. Le front moite, il s’affaissa sur sa chaise, qui protesta sous son poids d’un grincement plaintif.
D’un geste las, il laissa choir ses documents sur la table, puis porta son vin à ses lèvres. Un picotement amer lui mordit la bouche, lui arrachant une grimace. L’alcool était aussi âpre que ses pensées.
— Il n’est même pas frais, bon dieu, grogna-t-il, agacé.
* * *
Une demi-heure s’était écoulée, et Markus n’avait toujours pas avancé sur son rapport. Il fixait le fond de son godet en cuivre, le regard embourbé dans ses pensées, quand un silence s’installa dans la salle. Relevant enfin la tête, il croisa les sourires moqueurs de ses collègues.
Michael, assis à sa droite, croisa ses bras épais sur sa poitrine et l’observa d’un sourcil arqué. Lenny, lui, jeta un bref coup d’œil à sa gauche, intrigué par les notes étalées sur la table.
— Eh bah, t’as une tronche de travers, mon cochon ! lança Michael, un rictus au coin des lèvres, tout en mastiquant son tabac.
— Faut dire que c’est pas bon signe quand il siffle déjà de la piquette au petit matin, ricana Lenny en désignant la coupe vide. Bah alors, qu’est-ce qui t’tracasse mon Kukus ?
Markus soupira, exaspéré par ce surnom stupide, et se jeta contre le dossier de sa chaise. Sa chemise, trempée de sueur, se colla désagréablement au bois usé.
— C’est ce satané rapport… Le chef veut absolument que je traite ce dossier comme un simple suicide, mais je suis pas d’accord.
Il prit une pause, se leva en grommelant et se dirigea vers le pichet au fond de la salle.
Son regard erra vers la fenêtre, tandis que le soleil de midi brûlait au-dessus des toits de la ville. Les rues avaient l’air plus tranquilles qu’à l’accoutumée, baignées d’une quiétude désagréable. Son esprit, lui, bouillonnait de doutes. Il passa une main bourrue sur sin visage.
Afin d’optimiser ses chances et rendre son témoignage crédible auprès de sa hiérarchie, il lui fallait récolter un maximum de preuves. Il se mit à trier les divers informations à sa disposition dans son esprit. Des rumeurs concernant des événements étranges circulaient depuis le soir de lune rouge, où Anna aurait supposément mis fin à ses jours. Plusieurs témoins l’aurait aperçue cette nuit-là, courant à toute allure à travers les venelles crasseuses du village. Malgré la boisson, les ivrognes interrogés se rappelaient sans difficulté la couleur crème de sa robe, de ses mains teintées de rouge, mais aussi qu’elle semblait porter quelque chose de précieux, soigneusement drapé dans du linge blanc.
La suite des témoignages provenait de commerçants qui avaient aperçu la matrone à l’aube, les bras cette fois-ci vides, marchant vers sa maison. L’un d’eux, l’apothicaire, avait même rapporté qu’elle était méconnaissable, l’air exténuée et ailleurs. Elle aurait continué son chemin, parlant seule, tremblotante, avant de disparaître dans le petit bois.
Markus sentit une légère pression se former dans sa poitrine, à mesure qu’il réfléchissait. Cette affaire dépassait de loin ses compétences, malgré sa longue expérience. Cette magie étrange qu’il avait vu, ça puait les arcanes interdites. Il en mettrait sa main à couper, et si l’on apprenait qu’il montrait de l’intérêt pour la chose, il serait destitué de ses fonctions. Ou pire, finir exécuté pour sorcellerie.
Un putain de merdier cette histoire, ça dépasse l’entendement…
Markus repensa à Anna, du peu qu’il savait à son sujet. Il était effectivement étrange qu’une femme – respectée et relativement bien fortunée – se rende là où rois de la bouteille et sans-le-sou avaient élu résidence. Cette chose horrible, entité de sang, ne pouvait être l’œuvre que d’un hérétique de la pire espèce.
Et s’il y avait un détraqué dans les rues de Saint-Eil ?
Markus ne pouvait pas rester les bras croisés à attendre qu’une autre personne connaisse le même sort. Cerné par le doute, il chassa son hésitation d’un éclaircissement de gorge. Ses collègues se tournèrent soudain vers lui, le regardant du coin de l’œil.
— Allez, dis-nous. Tu bosses sur quoi, au juste ? Lança Lenny en piochant une carte.
— Je crois qu’il planche sur l’affaire d’Anna Trudia, si je dis pas de conneries, répondit Michael avec un sourire en coin, triant sa main.
À ces mots, une lueur mauvaise brilla dans les yeux verts de Lenny. Oubliant son jeu, il releva la tête vers Markus, un rictus moqueur aux lèvres.
— Ah, la sorcière ! Cette vieille putain a eu ce qu’elle méritait.
— Ouais, une hérétique de moins à coffrer, ajouta Michael dans un rire gras. Mais c’est dommage, j’aurais bien aimé la voir sur l’échafaud, tiens.
Markus haussa vaguement les épaules et prit une longue gorgée de vin. La chaleur commençait déjà à le tourner, lui donnant un goût aigre de vinaigre.
— Peut-être bien, fit-il en plissant les lèvres. Mais c’est pas fini pour autant. Il faut que je clôture ça pour demain matin, et j’ai à peine entamé le brouillon.
Lenny archa un sourcil, soudain plus attentif.
— Hmm… T’as des infos croustillantes à partager ? Parce que t’as toujours pas fait le remplissage qu’il t’a demandé.
Markus caressa machinalement son épaisse moustache, pesant ses mots. Ces deux-là étaient des lèches-bottes de première. Continuer sur ce terrain était risqué. Mais pouvait-il vraiment taire ce qu’il avait vu ce soir-là ? Et si le village était en danger ?
— Je pense simplement que cette affaire est plus… compliquée qu’on le croit.
Il se gratta nerveusement la tête. Le malaise s’installa aussitôt. Ses collègues échangèrent un regard, la désapprobation évidente sur leur visage. Markus sentit le sol se dérober sous ses pieds. Il devait reprendre le contrôle de la conversation, éviter que cela ne prenne une mauvaise tournure. Un mot de trop et il risquait plus que son poste.
— Disons que… Quand j’étais sur place, certains détails m’ont chiffonné. Ça ressemblait pas à un suicide banal.
Il marqua une pause, jaugeant leur réaction.
— Hmm… J’en ai touché un mot au chef, mais il veut rien entendre. Pourtant, la scène était trop chaotique… Bien trop, si vous voulez mon avis.
Après quelques secondes qui lui parurent interminables, les deux hommes levèrent les yeux au ciel avant d’éclater de rire. Markus se força à sourire, soulagé. Au moins, ils ne le prenaient pas au sérieux. Mieux valait passer pour un maniaque de la procédure que pour un fou.
— Putain, Mark, t’as un don pour te compliquer la vie ! lança Michael, à moitié en pleurs de rire. Elle manquera à personne, cette vieille peau. Suicide ou pas, qu’est-ce que ça peut foutre ?
— Il a raison, mon vieux. T’es pire qu’une gonzesse à ce niveau-là, ajouta Lenny avec un rictus. Arrête de te prendre la tête. Elle brûle enfin en enfer, et c’est tout ce qui compte.
Markus ferma les yeux, réprimant une migraine qui s’intensifiait. Il avait cruellement besoin de ce travail, des avantages qu’offrait la vie au service de l’Empire. Un mensonge de plus ne changerait rien.
— Ouais, vous avez raison. Qu’est-ce que ça peut bien faire, hein ? dit-il en feignant un rire complice.
Ses collègues acquiescèrent, se levant tour à tour pour lui donner une tape sur l’épaule.
— Ah, tu vois quand tu veux ! ricana Lenny. Je sais que t’es à cheval sur les protocoles, mais détends-toi, Kukus. Le chef apprécie ton côté professionnel, mais si là-haut on te dit de faire un truc, tu le fais. Point barre.
— Ah, loué soient les Cinq, t’es enfin raisonnable ! enchaîna Michael en éclatant de rire. Mais sérieux, tu devrais vraiment te détendre… Tu baises pas assez, c’est ça ? Viens avec nous après le service. On passera chez Josie pour picoler un coup. Je suis sûr qu’elle te plairait, conclut-il avec un clin d’œil appuyé.
Markus ravala sa colère, les poings serrés sous la table. Il s’était trop avancé. Personne ici ne le prendrait au sérieux sans preuves tangibles. Il était seul dans ce bourbier.
Son choix était fait.
Cette nuit, il retournerait chez la sage-femme. Fouiller les environs. Trouver ce qui clochait.
* * *
A la nuit tombée, lorsque le silence s’empara des rues de Saint-Eil, Markus retourna sur les lieux de la mort de la matrone, l’esprit en tumulte. La lumière blafarde de la lune drapait la scène d’une lueur spectrale, faisant luire l’écorce de l’arbre où il l’avait trouvé pendue. Son corps avait été retiré la veille par les prêtres du village, et depuis, personne ne s’était aventuré ici.
Pour le reste du village, Anna Trudia s’était ôté la vie.
Alors qu’il inspectait les environs à la lueur de l’astre argenté, son regard s’attarda sur un talus de terre, au pied de l’imposant frêne. L’air frais de la côte balayait la clairière, soulevant l’odeur huileuse du pétrichor, caractéristique du petit bois d’Hébaire.
En creusant du bout des doigts, Markus sentit quelque chose d’inhabituel sous la terre humide. Il extirpa délicatement l’objet, dont la couverture de cuir, usée et décolorée, exhalait une odeur acide, humifère. Du bout de l’index, il effleura la surface râpeuse et sentit des lettres creusées sous sa pulpe.
A. T.
Ses entrailles se nouèrent. Il ouvrit lentement le carnet, craignant d’abîmer d’avantage les pages friables. Son regard glissa sur l’écriture nerveuse d’Anna, découvrant les pensées les plus intimes de la sage-femme. Désespoir, révolte, confessions… Chaque mot résonnait en lui comme un murmure venu du passé. Puis, ses yeux accrochèrent les dernières lignes :
« Je ne suis pas celle que vous pensez. Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Ces femmes avaient besoin de moi. Et pourtant, chaque vie que j’ai sauvée m’a rapprochée un peu plus de ma propre damnation.
Si ce carnet est découvert, sachez que je ne me suis pas laissée faire. J’ai lutté. J’ai mis l’enfant touchée par le malheur à l’abri.
La vérité est bien plus complexe que ce que vous croyez. Je resterai fidèle aux enseignements de mère Kaëna jusqu’à mon dernier souffle.
Anna Trudia, sage-femme de l’Ordre Blanc. ».
Markus referma le carnet, le cœur battant. Il venait de déterrer bien plus qu’un journal intime. C’était une confession. Une vérité tue. Une condamnation.
Un frisson lui parcourut l’échine.
Alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, le carnet serré sous le bras, une brise froide effleura sa nuque. Le vent s’engouffra entre les arbres et sembla murmurer quelque chose à son oreille. Une voix. Lointaine.
Il se redressa brusquement, le regard fouillant l’obscurité.
Le murmure devint chuchotement. Puis une voix, claire. Celle d’un homme, étrangement douce et mielleuse.
— Oh, mais qu’avons-nous là, si ce n’est un petit mortel bien en chair ? Ah ah ah ! La curiosité est un vilain défaut, Markus...
Un rire s’éleva, vibrant dans sa tête comme une caresse glaciale. Son sang se figea.
Il se mit à courir.
Ses jambes peinaient à suivre le rythme effréné de son cœur. L’air lui brûlait les poumons.
— Mon petit humain, je te conseille de courir plus vite que ça, si tu tiens à la vie.
Markus n’écoutait plus que son instinct. Plus jamais il ne remettrait les pieds ici. Ni dans ces bois, ni dans la maison d’Anna.
Au diable son sens du devoir.
Il voulait vivre.
Il voulait revoir sa fille.
Génial comme prologue ! Je l'ai lu d'un coup. Flippant, bizarre, macabre et pleins de mystères. Que sont devenus la mère et l'enfant ? Est-ce la mère qui a tué Anna ? En tout cas, elle a été tuée pour trop en savoir ou pour avoir caché l'enfant, je pense. Mais elle était au mauvais endroit au mauvais moment.
L'Ordre Blanc. Ce carnet prouve qu'elle était plus que ce qu'elle laissait paraître et j'ai hâte d'en savoir plus à ce sujet d'Ordre Blanc.
Pour Markus, il a intérêt à courir vite XD Et idem, je crois qu'il va trop chercher et trop en savoir va lui causer des problèmes.
Ce prologue pose les bases de l'univers et une intrigue semblable à une malédiction. En tout cas, cet enfant n'aurait jamais dû naître si j'ai bien compris et je me demande ce qu'il va devenir. Il a été caché, cela veut dire qu'on va le revoir. Ou du moins, avec le carnet, Markus sait qu'il est en vie et il ne serait pas étonnant de partir à sa recherche. Il est assez déterminé pour aller au bout de son enquête.
Bref, j'irai lire la suite avec plaisir en tout cas.
Belle fin de journée.
Stéph.
Oui, l'idée de la malédiction est bien là ! J'essaierai de corriger les quelques coquilles encore présentes au fur et à mesure (soucis d'attention oof).
Merci beaucoup encore pour ton retour, je suis soulagé que malgré la longueur et la densité du prologue le tout t'ai paru clair et compréhensible !