Chapitre 1

Dans des temps immémoriaux, le Créateur sortit du Néant.
L’on dit que les premiers êtres qu’il créa furent d'argile,
dénués de conscience comme de volonté propre.
Vinrent ensuite des créatures de glaise dont le corps,
malléable, n’était pas soumi aux aléas du temps.

Traité d’histoire naturelle par la princesse Li’Dawnarya

Dans la pénombre de la nuit, une silhouette encapuchonnée se faufila sur le pont principal. L’endroit était désert. L’on entendait seulement le bruit des vagues agitées qui s’écrasaient contre les murs de la Tour. De violentes bourrasques charriaient les voiliers attachés en contrebas, l’eau léchait le ponton, menaçait la silhouette qui hâta le pas lorsqu’une pluie fine se mit à tomber. Alors qu’elle atteignait enfin l’une des galeries adjacentes, elle se mit à couvert et retira sa capuche. Une longue chevelure rousse s’en échappa, bouclée, humide.

Elle essora sa cape et s’avança à travers la galerie. Les vitrines avaient disparu derrière les rideaux clos des magasins, seules brillaient les lanternes à travers le long couloir. Leur lueur bleutée dansait sur les murs et le dallage coloré du sol. Au-dessus, un plafond de verre faisait miroiter un ciel artificiel censé recréer les reflets de la lune – mais un défaut d’alimentation le faisait clignoter par instant. La silhouette tourna à l’angle, suivant un panneau indiquant la direction des dortoirs. Alors qu’elle approchait du hall d’entrée, elle entendit une voix criarde – celle d’un gnome. Elle l’aperçut, rehaussé qu’il était par un petit escabeau. Il faisait face au concierge qui se tenait derrière son comptoir. Alors qu’il dispensait des ordres, il déballait quantité de feuilles administratives sur la surface de bois sombre avec cet air pincé et quelque peu méprisant qu’arborait la plupart des gnomes.

La jeune femme s’approcha à son tour du concierge qu’elle salua d’un mouvement de tête.

- Hart, se présenta-t-elle. Chambre 240.

L’homme lui tendit sa clef qu’elle attrapa en le remerciant. Avant de s’éloigner, elle salua également le gnome qui pianotait d’impatience sur le comptoir. Elle s’amusa de sa moue agacée puis quitta le hall, grimpant l’escalier en colimaçon jusqu’au couloir du deuxième étage. Quand elle s’y engagea, un détail altéra son rythme cardiaque qui s’emballa soudain : la porte qui faisait face à sa chambre était entrebâillée, et depuis l’embrasure lui provenait de la lumière.

Hart hésita, marqua un instant d’arrêt, s’approcha. Timidement, elle poussa le battant. Elle gardait une certaine retenue dans ses gestes, comme si elle soulevait un linceul sur le visage d’un être cher. Des larmes lui montèrent aux yeux : en face d’elle, une silhouette reconnaissable entre mille lui tournait le dos.

- Kholia ? dit-elle avec émotion.

La silhouette en question se retourna, mais son visage demeura impassible.

- Kholia, répéta Hart. C’est toi ?

L’autre semblait mal à l’aise. C'était pourtant bien Kholia qui se tenait devant elle. Cette voix, ces intonations, cette posture : tout lui rappelait son amie disparue il y a de ça cinq ans. C’étaient les mêmes tatouages, les mêmes traits. Seul différait le regard. Hart remarqua soudain combien la pièce était en désordre. Des vêtements avait été sortis des placards et étalés sur le grand lit à baldaquin qui trônait au centre de la pièce. Des livres étaient ouverts sur le sol, traînant au milieu des carnets et des photographies.

- Je suis désolé, il doit y avoir un malentendu, balbutia l’inconnu.

Le désarroi de Hart redoubla.

- Je m’appelle Soren, se présenta l’autre.

Il semblait faire de son mieux pour sourire amicalement, mais un air effarouché brillait dans ses yeux clairs – trop clairs pour être ceux de Kholia, pensa Hart. Enjambant une pile de boîtes et de souvenirs, le dénommé Soren s’approcha, tendant timidement la main. Hart la saisit, fut étonnée que l’autre la secoue doucement avant de s’écarter. Comme il s’approchait d’une commode, il pointa du doigt un cliché où posaient plusieurs personnes.

- Cette personne, à droite, c’est toi ? demanda-t-il.

Hart s’avança à son tour: c’était elle, effectivement, quoique plus jeune. Elle riait aux éclats. Au centre, se trouvait une jeune femme à la peau sombre, presque grise, exception faite du bout de son nez, du creux de ses yeux et de ses tempes qui demeuraient d'un blanc brillant. Elle avait des cheveux nacrés, des joues creuses. Naste, reconnut Hart. Son bras était passé autour des épaules de Kholia qui souriait à l’objectif. Aux yeux de Soren, c'étaient des étrangères ; pour ceux de la jeune femme, la photographie un souvenir précieux, celui du départ pour leur toute première excursion.

- On partait pour une mission, expliqua Hart. Kholia et Naste venaient d’obtenir leurs diplômes d’archéologue. Moi j’étais toujours apprentie.

La jeune femme marqua une pause. Avec une réserve mêlée de curiosité, elle osa lever les yeux vers le profil de l’inconnu. Celui-ci plissait les yeux, scrutant chaque détail, cherchant quelque chose qui lui soit familier.

- Tu as oublié ?

- Je ne sais pas, murmura Soren. Sans doute.

Se détachant de ce reflet qu’il ne reconnaissait pas, il retourna la photographie de manière à ne plus la voir. Hart voulut protester. Une multitude de questions lui brûlait les lèvres. Elle se retint, cependant. Soren le remarqua : le visage de la jeune femme se refermait de plus en plus. Elle baissait les yeux, piétinait. Elle finit par s’excuser maladroitement, proposant avec un rire embarrassé de le laisser se reposer. Soren demeura seul.

Quoiqu’il n’ait aucun souvenir des lieux et des souvenirs que ceux-ci renfermaient, son corps, lui, semblait retrouver son foyer. Il eut pu, s’il s’était laissé aller à son instinct, se mouvoir dans la pénombre par des mouvements machinaux, sans efforts. Il se laissa tomber sur le lit, soupira. Un carnet attira son attention, à sa gauche, posé sur la table de nuit. Il s’en saisit, l’ouvrit. Une écriture fine et élancée contait les états d’âme d’un individu dont il devina aisément l’identité : c’était un carnet de Kholia. Tandis qu’il le parcourut en diagonale, Soren remarqua que plusieurs paragraphes avaient été effacés, gribouillés. Des pages entières avaient été arrachées. Au demeurant, c’était un simple journal intime consignant des journées sans intérêt passées dans une école. Vers le premier quart, Kholia obtenait son diplôme d’archéologue, s’impatientait à l’idée de partir en mission. Quelques pages arrachées plus loin, elle partait avec une équipe dans un désert de sel. Le ton demeurait celui d’une personne enthousiaste, ingénue. Nul mot sur ses découvertes ; le récit s’arrêtait là, les autres pages ayant été déchirées.

Quoique Soren n’eut pas sommeil, il se sentait las, l’esprit en déroute. Son premier souvenir datait d’à peine quelques heures : il était immergé dans une cuve, les poumons sur le point d’exploser. Il tentait de crier ; sa gorge s’emplissait d’eau. Il frappait alors contre les parois à travers desquelles il lui semblait distinguer des silhouettes. Alors qu’il se pensa sur le point de perdre connaissance, quelque chose l’extirpa du liquide, et des bras l’entourèrent pour le déposer sur une surface plane qui lui meurtrit le dos.

- Tout va bien, disait une voix. Vous êtes saine et sauve, maintenant.

On lui avait alors demandé son nom, et comme la question avait troublé Soren, on l’avait rassuré puis proposé de choisir, ce qu’il avait fait, sans hésitation. Depuis lors, il s’était laissé guidé à travers les couloirs, docile, le corps et l’esprit alourdi par une sensation d’engourdissement.

Allongé qu’il était, il tendit devant lui cette main qui lui était étrangère. Quoiqu’elle fusse capable de bouger à sa demande, il lui sembla qu’elle n’était qu’une extension séparée de son esprit, douée d’une volonté propre. Ces lignes, ces cales et cicatrices témoignaient d’une vie passée sans lui. Un bruit le fit sursauter : dans le couloir, une porte s’ouvrait et se refermait doucement. Des bruits de pas claquèrent dans le couloir, s’éloignant. Hart, nouant sa cape, descendit les escaliers en colimaçon, rendit sa clef, se faufila à travers les galeries.

À mesure qu’elle se rapprochait du centre de la Tour, les couloirs devenaient plus larges, plus animés. Elle finit par déboucher au cœur de l’édifice : un vaste puits, tel un tube immense, reliant tous les étages de la Tour, de son sommet à ses plus lointaines profondeurs.