Chapitre 1

Par Suzie
Notes de l’auteur : Et je reprends (enfin) l’écriture de Leliara ! Les premiers chapitres seront relativement similaires aux anciens, pour ceux qui avaient lu les 5 premiers chapitres initiaux, mais j’ai essayé d’améliorer quelques points et j’ai hâte d’avoir vos retours :)

Les prêtres s’élancèrent sur les pavés de la rue. La sorcière était si proche d’eux qu’elle devait sentir leur souffle sur sa nuque mais elle n’abandonnerait pas. Courant à perdre haleine, le vent arrachait des larmes à ses yeux rougis, fouettait ses cheveux, semblait vouloir la repousser vers ses assaillants. Un prêtre étendit la main vers son épaule, prêt à la saisir et à l’emmener au sol avec lui. Jetant un regard derrière elle, la sorcière le vit et esquiva sa main en changeant d’appui.

Les hommes commençaient à perdre patience, si près de leur but, ne comprenant pas pourquoi cette jeune femme continuait de leur échapper alors qu’elle voyait comme eux que c’était peine perdue. Une pierre fusa vers ses chevilles, fit mouche, et la sorcière s’étala de tout son long sur le sol en criant.

– Soren, s’écria Leliara! Tu devrais avoir honte!

La jeune femme quitta les ombres du Temple d’où elle observait les enfants jouer et s’approcha de la petite fille au sol. Le caillou lancé par Soren lui avait blessé le pied et elle s’était écorché les coudes en tombant. Elle leva des yeux larmoyants vers Leliara qui lui offrit un sourire réconfortant en l’aidant à se relever.

– Mais c’est une sorcière, se défendit Soren.

Leliara leva les yeux au ciel.

– Qu’est-ce que j’avais dit? Vous pouvez jouer à la sorcière sur le parvis mais calmement.

– Je suis un prêtre de la terre, continua le garçon en serrant les poings. J’attaque les sorcières et je les mets au cachot.

Sa confiance fut soudain mise à mal lorsqu’une main vint le heurter sur le sommet de son crâne. Myrr avait dû les entendre et était venue au secours de son amie pour s’occuper des enfants.

– Ce n’est pas une sorcière c’est ta sœur, et toi tu n’es pas encore prêtre. Aller, rentrez chez vous, vos parents ont l’air de vous attendre, ajouta-t-elle en pointant vers une calèche finement ouvragée où deux nobles s’installaient.

Les enfants se relevèrent en même temps, époussetant leurs vestons, arrangeant leurs cheveux, redevenant les petits anges que leurs parents souhaitaient voir.

En partant, les deux femmes entendirent des « Pardon Novice Myrr » et « Pardon votre Sainteté » de coutume : il n’était pas bon d’offenser des servantes des Astres. Leliara ne prit pas le temps de les corriger sur son titre.

La petite fille restante finit de sécher ses larmes avant de se préparer à retrouver sa famille.

– Ne te laisse pas faire, lui souffla Leliara en s’agenouillant près d’elle, ses boucles rousses dévalant son épaule. Si tu es une sorcière, tu as aussi des pouvoirs pour les contrer!

La fillette se remit à pleurer de plus belle en s’éloignant, balbutiant qu’elle n’était pas une sorcière et qu’elle était gentille.

– Loin de moi l’idée de critiquer la future prêtresse de la Lune, commença Myrr en s’approchant de Leliara, mais j’ai du mal à comprendre ce que tu essayais de faire, là. Ils la forcent à jouer le rôle du monstre et tu essaies de la convaincre que c’est un bon rôle?

Leliara pouffa de son erreur.

– Naevira se fait toujours maltraiter par ce petit groupe, j’essayais juste d’inverser la tendance, se défendit-elle. Je n’ai pas de frère ou sœur, je ne sais pas bien comment ça fonctionne surtout à cet âge.

Myrr porta une main dramatique à son cœur, faisant bruisser le lourd tissu sa robe blanche.

– Pas de sœur? Mais que suis-je alors, votre Sainteté?

Leliara observa son amie avec un large sourire. Avec ses yeux en amande, ses cheveux lisses bruns et sa silhouette menue, elle passait difficilement pour la sœur de la future prêtresse.

– Tu es une Novice du Temple, répondit-elle sur le même ton. Tu es née pour servir ma Sainteté.

Myrr éclata d’un rire qui leur attira quelques regards inquiets, et Leliara l’emmena un peu plus loin en gloussant plus discrètement. La sortie du Temple était certes moins solennelle que l’intérieur, mais n’appelait pas non plus au rire tonitruant de la novice.

Elles rentrèrent dans le Temple, profitant de la fraîcheur qu’apportaient ses murs épais contre les rayons du soleil d’été. Le sanctuaire se vidait peu à peu de ses fidèles, le culte avait pris fin mais les nobles prenaient toujours le temps de s’attarder, de discuter avec le Haut Prêtre ou entre eux. Plus ils étaient vus ici, plus ils démontraient leur piété et s’attiraient les bonnes grâces du Soleil.

Leliara leva les yeux vers les vitraux, projetant des couleurs dans la blancheur du Temple. L’odeur d’encens emplit ses sens d’une façon qui lui était bien familière : si elle habitait au palais de l’Empereur, elle avait grandi ici.

Myrr lui saisit le bras, la tirant de sa brève contemplation.

– Je servirai ta Sainteté quand tu seras une Sainteté, lui rappela-t-elle dans un murmure complice. C’est bientôt mais tu n’es pas encore bénie, Leli.

Leliara reconnaissait l’humour piquant de son amie et fit de son mieux pour lui rendre son sourire malicieux sans laisser transparaître l’angoisse qui lui serrait le ventre à l’évocation de la Bénédiction. La cérémonie n’était plus que dans quelques jours…

Voyant qu’elle ne répondait pas, Myrr reprit:

– Désolée, je sais qu’on avait dit qu’on n’en parlerait pas.

Le sourire de Leliara s’élargit et elle allait répliquer pour la rassurer quand une robe argentée et un chignon blond tiré vinrent luire au coin de son œil. Elle se raidit instantanément.

Garde à vous.

Téphys avait une soixantaine d’années mais son port royal et sa grâce surnaturelle la rendaient intemporelle. La Haute Prêtresse dans toute sa splendeur, encadrée de volutes d’encens, baignée de lumière solaire. Ses yeux d’acier rivés sur Leliara dans un calme qu’elle ne connaissait que trop.

– Votre Divinité, salua Myrr d’une révérence, imitée par son amie.

Le regard de Téphys s’attarda un instant sur Myrr. Elle pencha la tête imperceptiblement, ne dit rien, mais ce fut suffisant pour que la novice se fende d’une nouvelle révérence, d’un signe de tête à son amie, et les laisse seules. Leliara regretta immédiatement la perte de cette présence chaleureuse mais tint bon comme à son habitude.

– Où étais-tu, demanda la Haute Prêtresse?

– Sur le parvis, je… je surveillais les enfants qui jouaient.

Téphys leva des sourcils désabusés et reprit.

– Ta présence m’aurait été utile face à Solon Auror et le gouverneur. C’est ta Tournée que je suis en train de négocier, pas la mienne, tu sais.

– Veuillez m’excuser, souffla Leliara en baissant la tête, je pensais que le sujet serait abordé lors du dîner, pas ici.

– Je vois. J’aurais peut-être dû attendre que tu sois prête pour leur en parler, au lieu de saisir toutes les occasions possibles.

La jeune femme serra les dents sans répondre. Ces remarques de Téphys étaient monnaie courante et pourtant elles lui tordaient toujours autant les entrailles. Au fond, elle avait raison : Leliara aurait dû être là, elle devait se comporter comme la prêtresse de la Lune, prendre sa place dans cette cité sans attendre la Bénédiction. Mais était-ce sa place?

– Veuillez m’excuser, répéta-t-elle. Je ne vous ferai pas défaut ce soir.

La Haute Prêtresse leva une main qui fit tressaillir Leliara, et la posa doucement sur sa joue.

– Je sais que tu ne me feras pas défaut. C’est moi qui t’ai choisie, après tout, ajouta-t-elle avec un petit sourire.

Puis elle longea la nef de marbre, faisant claquer ses talons pour emplir tout le Temple de leur écho alors qu’elle en sortait. La jeune femme se ressaisit, consciente de ce qui était attendu d’elle pour le soir, et la suivit à quelques pas de distance.

 

– Que penses-tu de ta robe rose, celle avec les petites étoiles en haut des manches?

Emerys saisit la robe en question au-dessus de sa tête d’un air enthousiaste, tentant tant bien que mal d’empêcher le tissu de recouvrir sa couronne de boucles brunes. Elle leva un sourcil interrogateur et finit par baisser ses bras faiblissants.

– Leli?

– Excuse-moi Em, j’ai du mal à me décider. Il faut quelque chose qui fasse prêtresse, mais pas trop modeste non plus pour inciter le gouverneur à être gentil avec moi…

– Décolleté mais pas trop?

– Décolleté mais pas trop, confirma Leliara avec un sourire complice.

Sa suivante se remit à fouiller dans le tas de robes qu’elle avait empilées sur son grand lit, faisant voleter sa propre tunique crème et le cordon rouge noué à sa taille, symbole de la maison de sa maîtresse. Campant ses mains sur ses hanches, elle fit un signe de tête à Leliara pour qu’elle vienne la rejoindre.

– Je pense que j’ai trouvé, déclara-t-elle fièrement en désignant une robe bleu pâle qui redescendait au niveau des épaules.

– Que ferais-je sans toi, demanda simplement la jeune femme à côté d’elle en guise de remerciement?

– Absolument rien, confirma Emerys! Aller déshabille-toi on va te la passer.

L’espace d’un instant Leliara se referma, hésita, son sourire retomba et ses sourcils se froncèrent. La seconde d’après, elle se défaisait de sa nuisette et tendait les bras pour aider sa suivante. Une seconde suffisait largement à cette dernière qui imprima plus de douceur à ses gestes alors qu’elle la revêtait de la cotte et laçait son corsage en silence.

– Ça va mon étoile, fit-elle dans un quasi chuchotement?

Plus de sarcasme, de rire ou de hâte en voyant l’heure tourner. Leliara sentit l’attention d’Emerys se focaliser sur elle, les frissons parcourant son corps, la tension dans sa mâchoire. Plus elle essayait de paraître détendue, plus elle sentait son cœur accélérer et sa respiration devenir plus saccadée. Une fois son corset ajusté, elle se retourna vers sa suivante en soupirant, abandonnant l’idée de ne pas l’inquiéter. Elle laissa son parfum de lavande l’emplir et fixa ses yeux noisettes aux reflets dorés qui lui donnaient toujours l’impression d’être chez elle.

– Comme d’habitude, admit-elle. J’ai peur c’est tout.

– De ce soir ou de la Bénédiction?

Emerys la guida vers la chaise de sa coiffeuse et se saisit d’une brosse, déterminée à dompter ses boucles rousses.

– Un peu de tout, poursuivit Leliara en réprimant des grimaces à chaque noeud terrassé. Ce soir, je sais faire, mais Téphys m’a fait facilement comprendre que je n’avais pas le droit à l’erreur. Comme toujours, de toute façon, je ne sais pas pourquoi ça me surprend encore.

Emerys passa ses doigts d’ébène dans sa chevelure pour l’inciter à continuer.

– Et la Bénédiction… Comme toujours, là encore. J’imagine que les hommes doivent avoir peur eux aussi, quand ils entrent dans le Temple pour la cérémonie des Rayons de l’Aube, qu’ils doivent se demander s’ils vont être prêtres, quel élément leur attribuera le Soleil, ce que ça dira d’eux…

– Et toi, la poussa gentiment la domestique?

Leliara releva les yeux vers son reflet dans le miroir et s’étudia un instant. Ses joues rondes, sa peau pâle, ses tâches de rousseur, ses yeux marrons, sa figure quelconque.

Qu’est-ce que Téphys a bien pu voir en moi pour me choisir…

– De tout l’Empire je serai la seule prêtresse, avec Téphys bien sûr mais… Et si Téphys s’était trompée en me choisissant quand j’étais bébé? Est-ce déjà arrivé qu’une future prêtresse de la Lune ne soit pas bénie?

– Pas que je sache, mon étoile. Les Astres ont guidé ses pas pour trouver sa successeuse, et il faut leur faire confiance pour guider les tiens.

– J’ai peur de ne maîtriser aucun élément, Em.

Et j’ai tout autant peur d’en maîtriser un…

Emerys finit d’attacher le chignon au-dessus de la tête de la jeune femme et d’y fixer des épingles en forme de lune. Elle la saisit par les épaules et fixa son regard dans le miroir.

– C’est une pression phénoménale qui repose sur toi, et je pense que rien de ce que je pourrais dire ne l’atténuera. Tout ce que je peux te promettre, c’est que si tu fais de ton mieux et que tu restes fidèle à toi-même, je serai fière de toi.

Leliara lui adressa un sourire triste et se releva, fin prête pour le dîner.

– Si le pire advient, tu m’apprendras ton métier et je serai ton apprentie, fit-elle en tentant un trait d’humour.

Elle fut rapidement ramenée à la réalité par le doute qui s’infiltrait sur le visage d’Emerys.

– Je t’aime beaucoup, Leli, mais tu ne sais pas changer tes draps. Tu as une meilleure chance à devenir prêtresse.

La jeune femme pouffa et quitta sa chambre pour rejoindre les invités au dîner.

 

Leliara atteignit une des salles à manger et attendit que le valet l’introduise pour sortir du couvert des ombres. D’un regard calculateur déguisé en humilité, elle recouvrit tous les invités et analysa son terrain de bataille. L’Empereur les avait conviés dans une salle presque intime, le chemin de table était élégamment placé sous un lustre magistral.

Parfait. S’il veut impressionner, nous pouvons être deux à jouer ce jeu.

La jeune femme s’inclina lorsque son hôte se retourna vers elle pour l’accueillir. L’Empereur Caelius se dressait de toute sa hauteur devant elle, couronné de ses cheveux grisonnant, recouvert d’une large cape écarlate, écartant les bras pour lui souhaiter la bienvenue dans un immense sourire.

– Demoiselle Leliara, vous nous honorez de votre présence!

– L’honneur est mien, votre Altesse.

Il saisit sa main pour la baiser sans la toucher, et l’intéressée dut se faire violence pour ne pas la retirer. L’Empereur lui avait toujours fait cet effet : il transpirait quelque chose de dangereux, comme s’il pouvait à tout instant changer son sourire en grimace monstrueuse et l’attaquer. Elle n’avait jamais su la raison du mal-être qu’elle éprouvait à son contact, il n’avait jamais fait preuve de la moindre intention malveillante à son égard. Et pourtant tout dans son instinct lui criait de prendre la fuite. Comme à son habitude, et surtout pour une telle occasion, elle lui intima l’ordre de se taire et imprima sur son visage son masque tendre de prêtresse.

Ce soir, elle n’avait pas le droit à l’erreur, et un incident diplomatique parce qu’elle n’avait pas su se contrôler était évidemment hors de question.

Le gouverneur Valoria vint ensuite à sa rencontre et Leliara concentra sur lui toute son attention.

C’est lui qui bloque la Tournée, c’est lui que je dois convaincre.

– Votre Seigneurie, salua-t-elle en s’inclinant vers lui.

Ce faisant, elle resserra imperceptiblement ses bras pour lui présenter une vue plus avantageuse sur son décolleté, tout en feignant la plus sacrée des modesties. Elle n’eut pas besoin de relever la tête pour savoir où ses yeux noirs étaient fixés, se croyant sans doute discrets. Lorsqu’elle se redressa, son visage cuivré était barré d’un large et franc sourire.

– Demoiselle Leliara, j’ignorais que vous nous rejoindriez! N’êtes-vous pas toute à vos préparatifs de Cérémonie?

– Je m’y suis arrachée pour venir vous voir, votre Seigneurie, souffla-t-elle avec un éclat de malice dans les yeux.

Si elle se trouvait quelconque, l’enseignement de Téphys avait fini par porter ses fruits. Elle avait ainsi découvert que certains hommes, lorsqu’on les choisissait soigneusement, réagissaient étonnamment bien aux flatteries féminines, surtout quand elles venaient de femmes haut placées. Le fait d’être peu attirante n’avait apparemment que peu de conséquences.

Alors qu’elle saisissait le bras tendu par le gouverneur, Leliara croisa le regard de Téphys qui attendait patiemment de l’autre côté de la pièce, proche de la famille Azaren et du Haut Prêtre qui pouvaient également constituer des alliés dans la bataille qu’elles allaient mener. La Haute Prêtresse sembla comprendre son intention, lui adressa un petit mouvement de la tête, et reprit sa conversation.

– Quelles sont les nouvelles de la Province du Soleil, votre Seigneurie, commença Leliara?

Le gouverneur Valoria se prit au jeu en l’emmenant chercher un rafraîchissement, en attendant que le dîner soit servi.

– La province fleurit aussi joliment que vous, répondit-il, manifestement heureux de l’attention qui lui était octroyée.

La jeune femme lança un regard vers l’Empereur et le vit en vive discussion avec le duc d’Hélésia.

Bien, il ne se sentira pas lésé au moins.

– Il parait que les pirates Samaariens ont tenté des attaques jusque sur nos côtes?

Leliara se saisit d’une coupe et tenta de boire aussi élégamment que possible. Le gouverneur passa une main dans ses cheveux presque absents, son regard devint plus calculateur.

– Où avez-vous entendu cela, Demoiselle?

– J’aime me tenir informée des évènements qui affectent l’Empire, votre Seigneurie, répondit-elle en tournant la tête pour lui offrir une vue de choix sur son épaule dénudée. Après tout, c’est mon devoir de prier pour tous ses habitants.

– Ne craignez rien, Demoiselle, nos côtes sont bien gardées, les habitants de la province peuvent dormir sur leurs deux oreilles et vous pouvez concentrer vos prières sur les provinces du Sud.

C’est donc possible d’organiser la Tournée sans craindre la guerre ni les pirates!

Alors qu’elle allait rétorquer le fond de sa pensée, un domestique entra dans la salle et annonça le dîner d’une voix forte. Chacun dut prendre sa place : traditionnellement, un gouverneur n’était pas placé à côté d’une future prêtresse. Alors qu’elle se demandait comment elle allait pallier cette difficulté, Leliara observa la table et constata que sa place jouxtait bien celle de Valoria.

Ça c’est soit Téphys, soit Emerys.

Elle ne laissa rien paraître de sa surprise et autorisa le gouverneur à tirer sa chaise pour s’asseoir, tout en s’assurant que les autres conversations se poursuivaient autour d’eux.

– La province est donc parfaitement sûre pour qui souhaiterait entreprendre un long voyage, reprit-elle en feignant l’innocence incarnée?

Le sourire de Valoria s’élargit mais son regard se durcit.

– Je n’irais pas jusqu’à dire une telle chose, Demoiselle.

Il fallait contre-attaquer rapidement. Leliara se pencha pour laisser un serviteur poser une assiette de potage devant elle et se saisit de sa cuillère. Elle ne voulait pas montrer son empressement, mais elle jeta un œil en direction de Téphys, assise en face d’elle - mais loin vu la taille de la table. La Haute Prêtresse lui adressa un nouveau signe de tête qui ne pouvait signifier qu’une chose : dépêche-toi d’avancer.

– Votre influence dans la province du Soleil n’est plus à prouver, votre Seigneurie, reprit Leliara. Je ne peux croire que je ne me sentirais pas en sécurité dans nos plaines.

Elle le gratifia à nouveau de son plus grand sourire et écarta ses cheveux de son épaule pour lui permettre de mieux l’admirer encore. Elle commençait à s’inquiéter de manquer de subtilité. Valoria prit une cuillère de soupe et se pencha vers elle comme pour lui confier un secret.

– Et votre influence n’est pas aussi importante que vous semblez le croire, Demoiselle, peu importe votre charme dans cette robe magnifique. Je sais que vous souhaitez partir en voyage, mais vous auriez besoin d’hommes pour vous défendre et nous parlons dans ce cas de mes hommes - il appuya sur le « mes ». Nous sommes en guerre vous savez? Je n’ai pas d’hommes à vous donner pour une mission aussi… Secondaire par rapport à la sécurité de la Province.

Leliara tenta de ne pas se laisser ébranler par ce petit discours, mais elle se sentit soudain gauche dans sa robe. Comment avait-elle pu croire le séduire pour qu’il fasse ce qu’elle souhaitait? Elle avait dû mal choisir sa cible, contrairement aux enseignements de Téphys. Le gouverneur fit mine de se tourner vers son voisin de droite pour reprendre une conversation avec lui, signant la fin de leur échange. Par réflexe, la jeune femme lui attrapa le bras sans doute trop brusquement pour être discrète, et récolta un autre regard interrogateur de Téphys, qu’elle tenta d’ignorer.

– C’est là que vous vous trompez, votre Seigneurie, reprit-elle. Lorsque vous pensez que la Tournée n’est qu’un voyage sans intérêt pour la guerre.

Valoria lui adressa une moue désintéressée, comme un parent qui accepte d’écouter les élucubrations de son enfant pour lui faire plaisir.

– Vous savez aussi bien que moi que le Soleil bénit de moins en moins de nos hommes. Les rangs des prêtres s’amenuisent, ils meurent de vieillesse, ils meurent à la guerre. Les Rayons de l’Aube cette année ont permis de bénir une dizaine de prêtres si je ne m’abuse?

Cette fois, le gouverneur sembla réellement intrigué. Les battements de cil avaient sans doute moins d’impact sur lui que les chiffres, ou en tout cas ceux de Leliara.

– Comment savez-vous cela?

– Je vous l’ai dit : j’aime me tenir informée. Je suis la future prêtresse de la Lune, et future Haute Prêtresse. Savoir que nous manquons de prêtres fait partie de mes attributions.

Valoria se redressa dans son fauteuil et inspira profondément : elle avait toute son attention, mais ce n’était pas encore gagné.

– Les prêtres ne font pas tout, Demoiselle. Le Culte est évidemment important, mais les soldats, la stratégie militaire, voilà ce qui nous fera gagner une guerre.

– C’est grâce à cette stratégie que nous nous enlisons depuis des années, lança la jeune femme sans réaliser l’affront qu’elle venait de faire?

Le gouverneur plissa les yeux et garda le silence tandis que les domestiques servaient la suite du repas. Ils parlaient désormais bas, conscients que leurs paroles n’étaient pas censées être entendues ni par l’Empereur, ni par les prêtres.

– Si vous avez une solution miracle pour garder nos navires à flots face à Samaara et aux monstres marins, nous vous écoutons, Demoiselle.

Cette fois-ci, ce titre semblait condescendant dans sa bouche.

– Ce que je veux dire, votre Seigneurie, c’est que la guerre ne se gagnera pas seulement avec des soldats et de la stratégie. Le Culte n’est pas tout, mais le Culte nous donne du pouvoir et nous donne du cœur. La Tournée ne servira pas qu’à moi, elle amènera la prêtresse de la Lune et la Haute Prêtresse auprès du peuple pour leur partager la parole des Astres, les bénir, leur rappeler l’utilité d’envoyer leurs jeunes hommes à Hélésia pour les Rayons de l’Aube. Et pour leur rappeler la force de l’Empire.

Valoria passa une main sur sa mâchoire carrée : il y réfléchissait.

– Et à quoi me servira-t-elle, votre Tournée?

– Vous aurez une alliée prêtresse de la Lune, répliqua Leliara en le regardant droit dans les yeux.

– Encore à croire que le Culte est plus important que la Couronne? Je suis allié avec l’Empereur, Demoiselle.

La jeune femme se détourna pour embrasser toute la table d’un geste.

– Encore à sous-estimer le Culte? C’est pourtant ce qui nous réunit tous ici. Vous êtes invité par l’Empereur ce soir : j’ai ma place attitrée à sa table nuit et jour. Un jour viendra où je serai une dirigeante spirituelle de cet Empire. Si vous ne respectez pas ma bénédiction par les Astres, même vous devez réaliser que la Couronne ne serait rien sans le Culte. Ils sont les deux piliers de l’Empire, et si vous n’êtes l’allié que d’un, vous n’irez pas loin.

Leliara se pencha davantage vers lui, essayant d’adopter une posture qui ferait croire à tout curieux qu’elle ne faisait que lui partager un secret, avant d’ajouter d’une voix douce :

– Et ne me sous-estimez pas, moi. Si vous n’êtes pas mon allié aujourd’hui, je devrai vous considérer comme mon opposant. Outre mon influence sur le Soleil, croyez bien que j’utiliserai aussi de mon influence sur l’Empereur contre vous.

Valoria sembla la jauger un instant, un demi sourire barrant son visage.

– Il faut croire que vous n’êtes pas que belle… commenta-t-il pensivement. Vous réalisez néanmoins que même si je le souhaitais, je ne peux vider Hélésia de sa garnison.

– Je ne demande pas tant, votre Seigneurie. Un petit groupe attirera moins l’attention des pirates et des brigands, et nous resterons loin du front. Nous rappellerons dans toutes les villes pourquoi l’Empire doit être protégé de Samaara et nous bénirons les nouvelles générations. En revenant à Hélésia, nous bénéficierons tous deux de ma popularité. Et si nous ne revenons pas, vous pourrez mettre en pratique votre théorie sur l’importance de la Couronne par rapport au Culte.

Le gouverneur sourit plus franchement, calculant sans doute que cet accord lui coûterait peu et pourrait lui rapporter beaucoup. Il se lissa les cheveux d’un geste habituel puis lui tendit sa coupe pour trinquer à leur alliance. Avant que Leliara n’ait pu entrechoquer son verre avec le sien, il recula un instant pour ajouter :

– Mais je choisirai moi-même lesquels de mes hommes vous escorteront.

Pour marquer son accord avec cette ultime condition, la jeune femme trinqua, puis ils s’ouvrirent aux discussions de la table comme si leur bulle avait éclaté. Téphys ne semblait avoir rien manqué de leur échange, et surtout pas de ce qu’elle interprétait de toute évidence comme une réussite de Leliara. Elle hocha sévèrement la tête dans sa direction sans cesser de parler avec son interlocuteur.

À la fin du repas, alors que Leliara et le reste des convives quittaient la table, Téphys se rapprocha d’elle et lui glissa à l’oreille:

– Tu pourras me remercier plus tard de t’avoir fait placer à ses côtés.

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Edouard PArle
Posté le 19/08/2025
Coucou Suzie !
J'ai beaucoup aimé ce premier chapitre ! J'ai aimé la densité d'informations parce qu'elle montre la complexité de l'univers sans jamais perdre de vue les enjeux, qui sont clairs et vraiment intéressants.
La narratrice est attachante et intéressante. J'aime beaucoup le fait que tu nous montres Leliara en situation de fragilité et doute puis beaucoup plus calculatrice et stratège, ça la rend crédible et on a envie de suivre son évolution.
La discussion avec Valoria est à mon sens le gros point fort du chapitre. C'est très bien mené, développé par petites touches, naturellement et subtilement avec des arguments efficaces. La discussion permet aussi de mieux saisir le caractère des deux personnages. Super réussite !
J'ai une seule mini suggestion/ piste d'amélioration : la chute du chapitre. Elle est sympa mais manque peut-être d'un petit élément accrocheur qui donne envie de tourner la page.
Ah oui et ça peut être cool d'insérer quelques descriptions en plus pour encore mieux saisir les ambiances et particularités de ton univers.
J'aime beaucoup ton style, tu gères super bien l'écriture des dialogues (=
Mes remarques :
"La sortie du Temple était certes moins solennelle que l’intérieur" j'aurais bien apprécié une petite description ^^
"Leliara reconnaissait l’humour piquant de son amie" je me demande si c'est nécessaire d'écrire que l'humour est piquant, je trouve qu'on le comprend assez avec le dialogue
"Ses yeux d’acier rivés sur Leliara dans un calme qu’elle ne connaissait que trop." Tourné de cette manière j'ai trouvé ça un peu étrange, peut-être conjuguer-> se rivèrent
Un plaisir de te lire,
A bientôt !
Suzie
Posté le 24/08/2025
Salut Edouard et merci pour tes retours ! Pour tout te dire avec ma participation à Rageot j’ai changé pas mal de trucs sur l’histoire et mon personnage principal, avec la fin de PA je ne pense pas que je la posterai ici… Donc pas besoin de t’embêter à lire tout ça ! :) Mais si tu le fais quand même je reste évidemment preneuse de tous retours
Edouard PArle
Posté le 24/08/2025
Ahhh ça roule ! Bah c'est selon si ça t'intéresse ou si tu préfères que je lise la version plus récente (= (en bl ?)
Suzie
Posté le 01/09/2025
Je pense que je demanderai des BL sur le premier jet complet ! Ça m’aidera aussi à déjà boucler un premier jet au lieu de reprendre 15 fois le début ^^
Carlarqlm
Posté le 04/08/2025
Hello,

J'ai beaucoup aimé ton premier chapitre ! Il est dense avec beaucoup d'informations et de noms mais pour l'instant je pense avoir capté l'essentiel. Leliara a beaucoup de caractère, on sent qu'elle ne veut pas se laisser marcher sur les pieds même si la Cérémonie l'inquiète au fond et qu'elle a peur de ne pas se sentir à la hauteur. En tout cas c'est un début prometteur et je vais lire la suite :)
Suzie
Posté le 05/08/2025
Salut Carlarqlm ! Merci beaucoup pour ton retour, j’espère que la suite te plaira ! :)
escalier tordu
Posté le 14/07/2025
Note à moi-même : j’étais pas prête à autant aimer. L’univers est dense mais fluide, Leliara dégage quelque chose de fort, de doux, de juste. À suivre de près.
Suzie
Posté le 14/07/2025
Merci beaucoup c’est super gentil :) j’espère que la suite te plaira !
LogistiX
Posté le 04/07/2025
Coucou,

Je connais l'ancienne version, et le changement que tu as effectué ici est marquant. On trouve une toute autre Leliara, un personnage que j'ai nettement plus hâte de suivre que l'ancienne version ! Une femme forte, qui prend son destin en main, qui a bien assimilé les arcanes de la manipulation. Ça me donne envie de voir son évolution.

Le début est intéressant, beaucoup plus haletant que le précédent. J'ai cependant l'impression que l'intervention de Leliara est un peu forcée, que son autorité est un peu violente. Ce "qu'est-ce que j'ai dit" m'a paru assez agressif.

La suite est vraiment très agréable à lire, mais la situation géopolitique de la province du Soleil, ce que les prêtres peuvent faire, la notion d'élément maitrisé, le Culte, Hélésia... Tu nous envoies beaucoup de noms, et une partie reste donc un peu confuse. Le chapitre fait 4000 mots, et paradoxalement il va trop vite pour que je capte tout.
J'ai l'impression que tu gagnerais à soit réduire le nombre de noms, soit décrire un peu plus les conséquences de certains. Pas de soucis à ce que les notions qui sont cruciales (les prêtres, le Culte, les raisons de la guerre etc...) soit présentées plus tard (c'est une promesse que tu nous fais, ça me va), mais Hélésia, tu peux peut-être l'évacuer par exemple.

Tout ceci n'enlève pas le fait que j'ai lu ce texte d'une traite, sans m'arrêter un seul instant. Le texte est fluide, facile à lire.

Petite note de style sur le début :
> mais elle n’abandonnerait pas. Courant à perdre haleine, le vent arrachait

Je trouve que le conditionnel est bizarre là. "Mais elle ne comptait pas abandonner" ? Voir juste "mais elle n'abandonnait pas" ?

Vivement la suite ! Merci pour le partage,
LX
Suzie
Posté le 04/07/2025
Salut LogistiX! Merci beaucoup pour tes retours et contente que la V2 te plaise :) je garde les critiques pour la suite et je vais essayer de diluer un peu plus les infos, c’est toujours mon problème ^^
Rouky
Posté le 01/07/2025
Salut ! ^^

Je ne connais pas l'ancienne version, alors je lis celle-ci de manière objective ! C’est brillant, franchement. L’équilibre entre la douceur, le politique et le spirituel est juste parfait. Leliara est ultra touchante, stratège sans perdre son humanité. J’ai dévoré chaque ligne !
Suzie
Posté le 01/07/2025
Salut Rouky! Merci beaucoup pour ton retour :) elle était moins active dans le scénario et donc moins intéressante, contente que cette version te plaise !
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