Chapitre 1

血で血を洗う

Chi de chi o arau
« Laver le sang par le sang »
 

Natsuko

 

 

 

 

10 ans plus tard…

Quartier de Gion, Kyoto…

 

 

 

– Fuyez !

– Maman ! Non !

Les tirs d’une arme… Le sang qui gicle sur les murs… Les hurlements de ma mère… Et… Miwako !

– Miwako ! hurlé-je à plein poumon en me redressant sur mon futon.

Haletante, je glisse un regard autour de moi. Ma main se plaque sur mon front alors que je tente de reprendre une respiration normale. Je me trouve dans la chambre de l’okiya[1], dans laquelle je réside depuis ma fuite. Cet endroit est un peu comme mon chez-moi, mais jamais il ne remplacera la maison de mon enfance.

– Ce n’était qu’un cauchemar… pensé-je.

Ce cauchemar éveillé, survenu alors que je n’étais qu’un enfant de douze ans, revient hanter mes nuits sans répit.

Jetant un coup d’œil à mon réveil, je constate que j’ai encore un peu de temps avant mon cours de danse. Mieux vaut que je sois en forme si je ne veux pas m’attirer les foudres de ma supérieure. Elle n’apprécie pas les « paresseuses », comme elle les appelle si bien et en ce qui me concerne, je n’ai pas spécialement envie de me prendre la tête avec elle. Bientôt, je pourrais quitter cet endroit et, en réalité, je le désire depuis longtemps. Tokyo m’appelle, non pas pour y refaire ma vie, mais plutôt pour ôter celle aux responsables de la mort de ma famille.

 

***

 

 

La lumière tamisée du salon de thé enveloppe la pièce d’une aura douce et envoutante. Assise avec élégance sur mon coussin de soie, je sers le saké aux clients avec les gestes précis que ces dix dernières années d’apprentissage m’ont inculqués. Le kimono que je porte, d’un bleu nuit parsemé de motifs floraux, contraste avec la pâleur de mon visage maquillé à la perfection. Comme à l’accoutumée, mes gestes sont précis et mon sourire calculé. Mais mon regard, lui, porte encore la douleur et la rage d’une enfant ayant tout perdu ce soir-là. Je ne suis plus l’adolescente au sourire sincère, à l’insouciance sans failles. Ce qu’ils ont fait m’a changé… Bientôt, je vais quitter ce lieu, quitter cette vie de geisha pour me glisser dans les ténèbres de Tokyo.

 

Autour de moi, les salary man déjà bien éméchés, ne me prête plus vraiment attention. Ces derniers sont bien trop occupés à parler de leur nouvelle collègue, Yamakawa-san, me semble-t-il. À entendre leurs dires, il s’agirait d’une jeune femme à peine sortie de l’université. Ça fait bien maintenant une dizaine de minutes qu’ils en parlent. Je pourrais presque dresser un portrait de cette inconnue, qui n’en est plus vraiment une : Yaeoko Yamakawa, grands yeux bruns, coiffure coupée au carré. Intimidée par ses collèges, mais ne les laissent pas indifférents, bien au contraire. Ils aiment les femmes à l’apparence innocente.

– Vous avez remarqué sa manière de m’appeler « Hodoshima-Sama » ? s’enquit l’un d’eux à ses collègues suivis d’un rire gras.

Les autres ne sont pas en reste : bruyants, vulgaires, brandissant leur coupe de saké au-dessus de la table. Je poursuis mon service en silence, un léger sourire figé sur les lèvres. Ce sourire, c’est le masque que je m’efforce de porter chaque jour lors de ces réunions. C’est ainsi que je dois être : professionnelle et silencieuse, tout comme les autres geishas de l’okiya.

 

En quittant Tokyo, il m’a fallu choisir un nouveau nom, effacer toute empreinte de mon ancienne vie. Je croyais pouvoir anéantir les vestiges de mon passé — quelle naïveté. Aujourd’hui, on me connaît sous le nom de Hanako. Lorsque les souvenirs refont surface, je revois ce visage doux aux traits fins, qui portait son arme dans ma direction. Son regard azur était empreint d’une certaine mélancolie, ce qui m’avait étonné, pour un membre de la pègre. Une brise légère avait balayé ses cheveux sombres, dont quelques mèches s’étaient mises à danser sur son front. L’inconnu s’était tenu devant moi, sa silhouette mince et élancée s’interposant entre la mort et la fuite alors que je gisais à terre. Il aurait pu me tuer, mais il ne l’a pas fait. Ce soir-là, il m’a peut-être sauvé la vie, mais il accompagnait les assassins de ma famille. Et je le hais pour ça presque autant que pour le reste. S’il m’avait tuée, je n’aurais pas eu à porter ce fardeau pendant dix ans. Mais il m’a laissée vivre. Pourquoi ? Ses yeux, d’un bleu irréel, me hantent encore. Dix ans, et je les revois chaque nuit, entre les cris et le sang.
J’aurais dû les oublier. Les maudire. Mais non. Ils reviennent inlassablement dans mon esprit, comme une blessure qui refuse de se refermer.

 

Aujourd’hui encore, j’ignore ce qui est advenu de Miwako, ma petite sœur, mais, dès l’instant où j’ai pris la fuite, je me suis dit que je ne la reverrai sans doute plus jamais. L’ont-ils tué ? Violée ? Torturée ? Rien que dit penser, un liquide acide remonte le long de mon œsophage.

Nous jouions à cache-cache lorsque ces hommes ont forcé la porte de notre maison, violant ainsi notre intimité, et notre vie de famille. Ils m’ont tout enlevé, et je suis la seule survivante de ce massacre. Ils croient m’avoir éliminé, mais ils ont en réalité réveillé un démon, une créature prête à tout brûler sur son passage sans laisser la moindre trace de vie derrière elle. Moi aussi, je peux me montrer sans pitié. 

Je continue d’observer les clients à travers mes cils baissés, jouant mon rôle à la perfection. Une ombre silencieuse, une femme que l’on croit sans âme. Pourtant, dans chaque geste, dans chaque sourire que j’offre à ces hommes pathétiques, je tente de dissimuler une haine incandescente. Dix ans. Dix ans que je joue ce rôle. Que je cache ce visage derrière ce masque blanc. Dix ans que je survie dans l’ombre, cherchant des indices sur le clan responsable du massacre de ma famille. Cependant, je n’ai encore rien trouvé. J’ai pourtant laissé mes oreilles traîner ci et là, rien ne m’a satisfait. Ma frustration s’est alors muée en patience.

 

Je serre le saké à l’homme le plus proche, un certain Kawada-san, un cadre supérieur dont la cravate est déjà défaite. Il s’autorise, à mon plus grand dégoût, à glisser une main sur la soie délicate de ma manche. Je ne bronche pas, comme on me l’a appris, ça aussi. Je réprime une nausée et ronge mon frein pour ne pas lever les yeux au ciel.

– Tu es bien trop silencieuse à mon goût, Hanako, murmure-t-il avec un sourire pervers.

J’incline doucement la tête en signe de respect. Mais, comme tout le reste, ce n’est qu’une facette de mon personnage.

– Je suis ici pour vous apporter sérénité, Kawada-sama, répondis-je d’une voix douce et maîtrisée.

Au fil des années, je suis devenue maîtresse dans l’art de cacher mon mépris pour ces gens et je m’en félicite. Le rire gras de Kawada-san résonne dans la pièce tandis qu’il attend que je lui serre une nouvelle coupe.

– Ces femmes sont vraiment faites pour ça, pas vrai ? Obéir et se taire.

Un éclat de colère traverse mon regard, mais je le réprime aussitôt. J’ai assez attendu.

J’écoute les conversations malgré moi et un haut-le-cœur se manifeste. Comment ces hommes peuvent-ils parler ainsi d’une femme ? Ça me répugne au plus haut point. Je m’efforce cependant de garder le sourire malgré tout, comme le ferait une parfaite dame de compagnie. Ce dernier demeure intact, mais sous la surface, un brasier s’enflamme. Ils ne voient en moi qu’une simple geisha, une femme silencieuse, soumise à leurs désirs et à leur ivresse.

– Hanako, murmure-t-il en s’approchant encore plus de moi, son haleine alcoolisée envahissant mes poumons. Tu devrais sourire davantage, pour moi.

Je lève les yeux vers lui en tentant de refouler cette envie de meurtre qui s’insinue de plus en plus dans mon esprit.

– Pardonnez-moi, Kawada-sama…

Ma voix se veut douce, presque fragile. J’aime jouer les ingénues… pour ensuite mieux planter un couteau dans le dos.

Je lui tends délicatement la coupe de saké, inclinant légèrement la tête en signe de respect. L’homme, trop ivre pour remarquer la lueur glaciale qui traverse mes pupilles, saisit la coupe et la porte à ses lèvres. Quant à moi, je baisse la tête afin de mieux dissimuler mon sourire, étirant mes lèvres peintes de rouge sang. Si les membres du clan ayant assassiné ma famille étaient venus en ces lieux, je n’aurais pas hésité une seule seconde à les empoisonner. D’ailleurs, je ne cesse de penser au jour où je vais retrouver ces meurtriers, où je serais sans pitié. Seulement, je sais très bien qu’il n’y a aucune chance qu’ils débarquent à Kyoto, à moins que ce ne soit pour « affaire ». De plus, j’ai une dette à payer à mon okiya, afin de rembourser les dépenses, comme ce fut le cas pour mon kimono. C’est pour cette raison que je suis restée aussi longtemps dans cet endroit : je devais trouver un homme qui pouvait débourser des centaines de yens afin de m’avoir pour lui seul. En cela, j’ai réussi avec un riche homme d’affaires : Omura Izo. Il demande à me voir régulièrement afin que je puisse jouer du shamisen[2] uniquement pour lui.

J’ai alors appris à le connaître au fur et à mesure des rencontres : Omura-san, quarante-deux ans, marié, deux enfants. Il vit à quelques pas de la gare de Kyoto. Cet homme travaille dans le domaine des finances, ça n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde, bien au contraire. De temps en temps, celui-ci n’hésite pas à donner à l’okiya une enveloppe de soie avec de l’argent à l’intérieur. Argent qui m’est en réalité adressé. Lorsque ma supérieure[3] m’a donné la dernière enveloppe en date, je me suis dit que j’allais pouvoir bientôt quitter cet endroit.

 

Une fois la soirée terminée, c’est avec une nausée indescriptible que je retourne à l’okiya. Telle une ombre, je glisse dans les ruelles de Kyoto, gardant la tête baissée. Ce genre de rendez-vous, j’en ai tous les jours et je commence à en avoir assez. Ça fait peut-être dix ans que j’ai quitté Tokyo afin de fuir mon passé, mais ce dernier continue de me hanter jours et nuits. Je ne ressens plus rien, si ce n’est qu’une vengeance se voulant destructrice. Plus aucune attaque, plus aucun sentiment pour qui que ce soit. Mon seul et unique but est de retrouver ces hommes et là, seulement là, je pourrais mourir en paix.

 

Arrivée à destination, je laisse mes sandales à l’entrée avant de rejoindre ma chambre dans le plus grand des silences. La pièce est petite, à peine plus grande qu’un tatami. Les murs en papier de riz laissent filtrer la lumière pâle de la lune, projetant des ombres délicates sur le sol en tatami usé. Au centre de la pièce, un simple futon plié avec soin, recouvert d’un drap blanc immaculé. À côté, une minuscule table en bois laqué sur laquelle reposent un pinceau calligraphique et une lettre jamais terminée. Sur mon étagère en bambou se trouvent quelques objets personnels. L’air est imprégné de l’odeur du bois de santal, un parfum que je brûle pour apaiser mon esprit, mais il ne parvient jamais à calmer la rage qui brûle dans mon cœur. 

 

 

[1] Il s’agit d’un endroit dans lequel travaille une geisha. Elle est à la fois son travail, mais aussi sa famille et son école.

[2] Guitare à trois cordes.

[3] L’Okiya est dirigé par une « Okasan », littéralement « la mère ». Cette dernière gère les finances et la formation des geishas.

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