釘抜ければ槌が打つ
Kugi nukereba tsuchi ga utsu
« Le clou qui dépasse appelle le marteau »[1]
Ryûga
L’obscurité commence à tomber sur Tokyo, enveloppant la cité de son épais manteau d’ombre. Le tonnerre gronde au loin, se rapprochant peu à peu de la capitale. Assis à l’arrière, dans la voiture de mon père en compagnie de ce dernier et de mon cadet, j’observe le paysage du Kabukicho[2] défiler à travers la vitre teintée. Ce secteur présente une atmosphère distincte en fonction des heures de la journée. Dès que le soleil laisse place à la lune, les enseignes s’illuminent et les bars les plus populaires côtoient les établissements bien plus privés. Mon père y fait la loi, il s’agit de son royaume. Ses hommes veillent, tels des vigiles dans l’entrée d’un magasin de vêtements luxueux. Leur présence inspire la crainte, même la police n’ose rien dire. J’ai grandi dans ce milieu, j’ai vu ce que le clan Kuroi Ryû était capable de faire à leurs ennemis. Et ce soir, nous allons « rendre visite » à l’un d’eux. Enfin… Disons plutôt qu’aux yeux de mon père, il s’agit désormais d’un traître et personne de quitte le clan sans conséquence.
– Musoko yo[3].
Je regarde mon père droit dans les yeux, faisant contraster la teinte azurée de mes iris, transmise par ma mère, avec l’obscurité profonde de ses pupilles. Mes grands-parents maternels sont d’origines coréenne et française, et j’ai toujours eu l’impression que je ne faisais pas entièrement partie de la famille Kuroda. Du moins, pas comme mon petit frère, Hisame. En réalité, nous n’avons pas la même mère, mais l’oyabun, notre paternel a insisté pour que nous nous considérions tous comme et au fond, je dois admettre que, moins je le vois, mieux je me porte. Ce dernier adopte une mine grave alors qu’il se trouve aux côtés de mon père. Contrairement à moi, il y a sa place.
— Hai, otōsan[4] ?
Il préfère quand je lui réponds en japonais plutôt qu’en français ou en coréen. Il connaît brièvement ces langues, mais ses traits se durcissent à chaque fois que je les emploie. J’ignore réellement pourquoi… Peut-être parce qu’il n’arrive pas encore à digérer le fait que ce soit ma mère qui ait demandé le divorce… Quoi qu’il en soit, j’ai décidé de privilégier le japonais pour éviter sa colère. Mon père se penche vers moi, me tendant un pistolet qu’il venait de charger quelques minutes plus tôt. Posant mes yeux sur l’arme, je déglutis avec discrétion, profitant de la pénombre de l’habitacle.
– Je compte sur toi. Ce soir, tu vas me prouver que tu appartiens au clan Kuroda.
Je tends une main tremblante vers le pistolet. Fort heureusement, il ne remarque rien. Tenant son katana [5] dans sa main droite, dressé à ses côtés, mon paternel ne cesse de me fixer derrière ses lunettes sombres, du moins, je le devine aisément. Me renfonçant dans la banquette en cuir rouge, je pose l’arme près de moi, serrant les dents pour contenir l’angoisse qui me serre la gorge. L’air dans la voiture est lourd, saturé d’une tension palpable. Je n’ai jamais pris part à l’une de ses « missions », et, ce soir, c’est une première pour mon cadet et pour moi. J’ai déjà la boule au ventre. Après le décès de ma mère, j’ai commencé à fréquenter la pègre dont mon père est le chef. Sans elle, je me sentais seul au monde. L’unique personne qui croyait en moi n’était plus de ce monde, et je devais m’accrocher à quelque chose pour ne pas la rejoindre dans l’Autre Monde. En tout cas, c’était la proposition qu’avait faite mon paternel lors de l’enterrement.
Le moteur vrombit doucement tandis que nous avançons toujours plus dans les rues sinueuses du Kabukicho, éclairés par les néons criards et les ombres mouvantes des passants. Mon regard glisse vers Hisame, dont le visage fermé trahit une détermination que je ne parviens pas à partager. Lui et moi sommes différents sur bien des points. À la villa, nous nous croisons peu et, lorsque c’est le cas, nous ne nous adressons jamais la parole. Nous avons grandi séparément et pas dans le même milieu. Je n’ai rejoint le domicile de notre père que lorsque ma mère est partie.
– N’oublie pas, murmure l’oyabun d’une voix basse, presque menaçante. Ce soir, tu dois montrer que tu as la force dans le sang pour mériter de faire partie de cette famille. Est-ce clair ?
Je serre les poings si fort que ma paume est compressée contre l’assise en cuir. Le poids du pistolet à côté de moi me rappelle brutalement ma mission. Les phares de la voiture balaient les façades des établissements, certains animés, d’autres fermés. Si je pouvais ouvrir la portière et fuir, je le ferais. Seulement, les hommes de mon père me rattraperaient aussi vite, et de toute façon, pour le moment, je n’ai nulle part où aller.
Enfin, la voiture s’arrête brusquement devant un bâtiment sombre, plus précisément, une maison dans un style assez traditionnel. Je constate d’ailleurs que celle-ci est un peu en retrait du centre-ville.
Le chauffeur éteint le moteur, ce qui nous plonge dans un profond silence. Lorsque je jette un coup d’œil derrière la vitre teintée, je reconnais le véhicule garé dans l’allée et mon sang se glace dans mes veines. Il ne va quand même pas faire ça… si ?
– Descends, m’ordonne-t-il.
Je prends le pistolet non sans hésitation, le cœur battant la chamade, et ouvre la portière. L’air frais de la nuit me saisit, la brise nocturne me léchant le visage. Mes mèches dansent sur mon front alors que je glisse mon regard par-dessus mon épaule. Hisame, comme à son habitude, ne laisse rien transparaître, ce qui me provoque des frissons. Tout comme moi, il sait que ce n’est pas une simple visite de courtoisie, mais une épreuve pour prouver que, malgré mes origines, je suis vraiment un Kuroda.
De là où je me trouve, je peux entendre des rires à l’intérieur de la maison. Ma gorge se serre alors que mon frère me bouscule d’un coup d’épaule pour me passer devant, suivi par mon père. Il enlève ses lunettes, les dépose sur sa tête et se retourne pour me fixer droit dans les yeux. J’ai l’impression de me liquéfier sur place. En aucun cas je ne dois le décevoir.
– Qu’est-ce que tu attends, au juste ?
Derrière moi, j’entends les portières des autres voitures claquer, et les hommes de mon père se diriger vers la maison, un masque d’oni[6] sur le visage, armé de leur katana. Je n’ai pas le temps de réaliser ce qu’il se passe lorsque l’un d’eux défonce la porte et pénètre dans l’habitacle, alors que je reste dans la cour, mon corps entièrement figé. Les cris sont ponctués par les claquements réguliers du shishi-odoshi[7], installés dans le petit jardin bordant la maison, en contraste saisissant avec la brutalité de la scène dont je suis le témoin. Le cœur battant, la respiration courte, je finis par m’avancer à mon tour en balayant la pièce d’un coup d’œil. Je peine à déglutir au moment où j’aperçois la femme protéger ses deux filles, tandis que le corps de son mari est étendu sur le sol. Les habits de la mère de famille sont maculés du sang de son époux et cette dernière me jette un regard empli de haine. Je veux fuir cet endroit le plus rapidement possible…
– Fuyez ! hurle soudainement celle-ci à ses filles.
La plus âgée, visiblement, attrape la main de sa cadette et se précipite vers l’arrière de la maison, mais les supplications de leur mère les figent sur place.
– Épargnez-les, par pit…
J’aperçois mon frère pointer le canon de son pistolet sur le front de la malheureuse et tirer avec une assurance à glacer le sang. À l’instant où je détourne le regard, entendant tout de même le corps de la mère de famille s’effondrer sur le sol, je distingue l’aînée des filles, complètement figée. Au bout de quelques secondes, un hurlement s’échappe de ses lèvres alors que sa petite sœur la tire vers l’extérieur. L’un des hommes du clan bondit vers elles et attrape la plus jeune par la main, tandis que la deuxième s’échappe dans le jardin. Je tressaille lorsque je sens la paume lourde de mon père se poser sur mon épaule.
– Tu comptes prendre racine ? me demande-t-il, son haleine aux notes de saké me titillant les narines. Ne la laisse pas s’enfuir !
Mon frère se tourne vers moi, une lueur assassine dans le regard, un sourire mesquin étirant ses lèvres.
– Ore ga kawari ni yatte yarō ka ?[8]
Son ton est empli de défi et je déteste ça. S’il pense qu’il va m’humilier, il rêve. Je ne compte pas rentrer dans son jeu.
– La ferme, je vais m’en occuper, pesté-je en me dirigeant vers le jardin.
J’entends mon frère rire derrière moi, et cela me donne la force de ne pas reculer. Il serait bien trop satisfait de voir que j’ai failli à ma mission.
Une fois à l’extérieur, je fais coulisser la porte, évitant les regards du reste du clan, bien trop occupé à fouiller la maison. L’orage gronde, les éclairs fendent le ciel alors que la pluie commence à tomber. Devant moi, ma victime est étendue sur le petit chemin de gravier menant au portillon qui donne accès au quartier. Il semble que l’adolescente soit tombée, comme en témoignent sa cheville légèrement enflée et ses larmes coulant sur ses joues. Le sang coulant sur son talon me laisse deviner qu’elle s’est blessée dans sa chute. Tant mieux, ce sera plus facile pour moi de la tuer, au moins, elle ne peut pas fuir.
Mon arme à la main, je m’avance vers elle d’un pas décidé. J’essaie de ne pas trembler, mais c’est bien plus facile à dire qu’à faire. J’ai l’impression de faire face à une poupée de porcelaine tellement elle a l’air fragile, là, devant le prédateur que je représente à ses yeux.
Au moment où l’adolescente lève son regard vers moi, son instinct lui ordonne de reculer, mais un gémissement de douleur s’échappe d’entre ses lèvres. Ses prunelles sombres me fixent, tandis qu’elle poursuit sa course pour s’échapper. Mon frère aurait tiré à la seconde où cette dernière se serait trouvée dans son champ de vision, alors pourquoi je ressens cette hésitation au plus profond de moi ? Ils ont éliminé son père et sa mère sans état d’âme et mon père va sans aucun doute ordonner à ce que la cadette subisse le même sort. Tu ne seras jamais comme eux, même s’ils essaient de faire de toi un monstre. Tu vaux mieux que ton frère, je l’ai toujours su. Ne te laisse pas entraîner dans ce monde qui n’est pas le tien, Sung-Ha.
Les derniers mots de ma mère refont surface dans mon esprit. Ce souvenir fait apparaître deux larmes jumelles perlent aux coins de mes yeux, trahissant l’émotion que je tente de contenir en serrant la mâchoire.
Tuer une enfant… jamais je ne pourrais faire une chose pareille. À en croire ses traits juvéniles, elle doit avoir sept ans de moins que moi, pas plus. Elle est en pleine adolescence alors que j’entre dans l’âge adulte. Un soupir m’échappe, emportant avec lui mes larmes que je chasse avec discrétion. Je m’approche, me mets à sa hauteur, et pose doucement mes doigts sur sa plaie, sous son regard hésitant, partagé entre peur et méfiance.
Essuyant mes mains sur ma chemise d’un blanc immaculé, son fluide vital macule cette dernière. Je lève mon arme vers le ciel, et deux détonations retentissent, arrachant un cri de stupeur d’entre ses lèvres. Je tends la main vers elle avec autorité : rien ne doit être laissé au hasard. Si je veux qu’elle survive, je dois la faire disparaître aux yeux du clan. Et pour ça, il faut qu’ils croient que je l’ai tuée.
– Ton kimono[9], ordonné-je d’une voix glaciale. Maintenant.
– Quoi ?
– Ne discute pas.
Elle finit par obéir et me tend son vêtement avec une certaine fébrilité que je jette dans le bassin aux koï[10], où il s’enfonce lentement. De nouveau penché vers elle, je murmure d’une voix tranchante :
– Dégage, tu n’as plus rien à faire ici.
Ses yeux s’écarquillent avant qu’elle ne se redresse lentement, puis s’enfuie sans se retourner. La mâchoire crispée, je fais demi-tour et rentre dans la maison. Mon père est là, immobile, au milieu du salon, où gisent les corps des deux parents. Pour la première fois, je lis dans ses traits une lueur de fierté — et c’est bien à moi qu’elle s’adresse.
– Deux balles dans la tête, j’ai jeté son corps dans le bassin, dis-je avec un semblant de sang-froid.
Ils n’iront pas vérifier, je le sais. Notre intervention a déjà bien trop attiré l’attention du voisinage, à n’en pas douter.
Mon cadet sourit à ces mots alors que mon paternel s’avance, posant une main lourde sur mon épaule.
– Bienvenue dans le clan Kuroi Ryû, mon fils.
Désolé, maman…
[1] Signifie que celui qui sort du rang ou arrive à se distinguer s’attire les critiques ou les pressions sociales.
[2] Situé dans le quartier de Shinjuku, à l’ouest de Tokyo.
[3] « Mon fils » en japonais.
[4] « Oui, père ? » en japonais.
[5] Sabre japonais.
[6] « Démon » en japonais.
[7] Dispositif traditionnel japonais conçu à l’origine pour éloigner les animaux nuisibles des jardins, comme les cerfs ou les sangliers.
[8] « Tu veux que je m’en occupe à ta place ? »
[9] Habit traditionnel
[10] Carpes japonaises