Chapitre 1
Ciel.
Arbre.
Terre.
La brume verglaçante recouvrait tout d’une fine pellicule de glace.
Ona avançait d’un pas mécanique, tel un automate emmitouflé dans des couches disparates de tissus et de fourrure. Les surépaisseurs ne la protégeaient plus efficacement du froid, ce dernier s’insinuait peu à peu jusqu’à sa peau. Des cristaux de givre maquillaient ses cils d’un blanc scintillant.
Le sol n’avait pas dégelé depuis si longtemps. Les nuits de plus en plus longues dévoraient les jours jusqu’à n’en laisser que des miettes. Les lueurs de Sainte-Lucie venaient de s’éteindre et Yol se préparait. L’hiver n’était plus une promesse, mais une réalité. La neige ne tarderait pas à tout recouvrir de son linceul.
Ona marchait.
Jour.
Nuit.
Brûlant tant qu’elle pouvait sa vie pour s’enfoncer davantage dans la forêt, pour s’éloigner des Hommes, avant de s’écrouler, plongée dans une profonde léthargie par le froid.
Le son de ses pas se mêlait aux craquements sinistres du bois et au tintement clair de la glace qui l’enrobait. L’air n’avait plus aucune odeur.
Marcher.
Ona suivait un sentier de bête sinueux. Enjambant un fossé, se faufilant entre les taillis. Prudence ou imprudence ? Elle ne réfléchissait plus, toute à son obsession de s’éloigner des Hommes.
Un pas.
Le soleil à son zénith peinait à percer jusqu’au sol dissimulant trou et racine.
Un autre.
Un souffle…
Ona s’immobilisa, scruta de son regard fatigué la pénombre.
Des grognements…
Les chemins de bête attiraient les marcheurs fatigués et les prédateurs. Des yeux jaunes brillaient dans le maigre soleil d’hiver. Le souffle chaud de l’animal formait des volutes de brume. Un loup…
Un ?
Des…
Quatre silhouettes au pelage gris, aux côtes saillantes, se découpaient dans l’enchevêtrement des broussailles. À n’en pas douter, la faim les avait conduits à suivre le sentier en quête de gibier.
Ils avaient trouvé Ona.
La femme souhaita ardemment que l’instinct des animaux leur souffle la nature d’à qui ils avaient affaire, de continuer leur chasse plus loin, sans s’attarder à elle. Elle n’était pas une proie.
L’animal le plus massif du groupe se tourna pour lui faire face. Babines retroussées, crocs luisants, poils hérissés… La faim enlevait toute prudence au loup qui ne voyait à ce moment en face de lui qu’un tas de chair et de sang. Quelque part, pourtant, il se méfiait.
Des armes des hommes ou de la nature d’Ona ?
Jusqu’où avait-il faim ?
La femme se tenait immobile, n’ayant rien d’autre à faire. Tout mouvement déclencherait l’attaque des loups. Si elle se conduisait comme une proie alors elle serait une proie. Cependant, elle se préparait. Ses mains sous sa cape, avec une lenteur précautionneuse, remontaient le long de la fourrure en prenant garde à ne pas la faire bouger.
La meute se tourna à son tour vers elle.
Chair.
Sang.
Faim…
Chaque seconde annonçait la fin tragique.
C’était des loups, ils faisaient leur travail de loup…
Dans un mouvement imperceptible pour les animaux, elle retira une moufle. Deux alternatives s’offraient à elle, et toutes les deux allaient conduire à la fin tragique des loups. Ona frotta machinalement ses doigts entre eux.
Cela valait-il la peine de gaspiller un Compagnon ? Elle était déjà si fatiguée…
Les animaux s’écartèrent, se placèrent autour d’elle. Son immobilité, son calme, les déstabilisait.
Ona plongea son regard dans les yeux jaunes du mâle qui continuait à lui faire face, menaçant. Au premier geste qu’elle ferait, ce serait la curée. L’alpha bondit en avant en claquant des mâchoires, s’immobilisa, observa la réaction de la femme.
Ona n’avait pas bougé.
Elle avait arrêté de compter les loups, ils ne l’impressionnaient pas, ne la surprenaient plus. Elle inspira l’air glacé.
Grognement sur sa droite.
Sur sa gauche.
Juste une question de secondes à présent. Autant en finir vite. De sa main dégantée, elle arracha la fibule de sa cape et envoya l’épaisse fourrure sur l’animal à sa droite. Si ce dernier avait un peu de jugeote, cela lui sauverait la vie… mais quelle jugeote peut avoir un loup affamé ?
L’Alpha attaqua.
… À part celui de mettre à mort au plus vite la proie pour la dévorer en toute tranquillité ?
Une lourde masse de griffes et de crocs s’abattit sur Ona. Elle ne chercha pas à se défendre, ou à l’éviter.
Finir vite.
La douleur de la mâchoire se refermant sur sa gorge.
Le gout du sang.
L’air qui n’entre ni ne sort.
La chair arrachée.
Le sang qui emplit ses poumons.
Mort.
La carcasse du loup s’effondra à côté d’Ona sans même un cri, ou un gémissement, juste le bruit mat du cadavre heurtant le sol gelé.
Et d’un.
Le plus facile.
Le moins douloureux sans doute.
Les trois autres loups n’auraient pas la précision, pas la netteté, la rapidité de l’alpha.
Les bras.
Les jambes.
Les vêtements qui se déchirent, les os qui se brisent. Dans le chaos et la douleur, la femme ferma son esprit.
Subir.
Attendre.
Mort.
Ona resta longtemps à contempler le ciel aux teintes de nacre à travers les branches nues des arbres. Son esprit restait flou, le réveil difficile. Le sol dur et froid la glaçait, l’engourdissait. Elle errait dans un état de demi-conscience. Allongée là au milieu des bois, une idée perça dans son esprit avant qu’elle sombre : les Hommes… Elle ne pouvait pas rester là, elle devait avancer, aller plus loin… les loups n’étaient rien tant qu’il resterait des Hommes.
La femme se força à bouger. Le sang coagulé collait ses vêtements à sa peau, leur donnait la raideur du bois. Le froid mordait avec la cruauté des loups.
La cape ?
Oui, la cape, elle devait se trouver toute proche. Ona l’avait jetée avant que les bêtes l’abiment lors de leur attaque… Leurs crocs auraient réduit la précieuse fourrure en lambeaux. Et puis, autant ne pas retarder la mise à mort par des épaisseurs supplémentaires de vêtements.
Ona roula sur le côté, repoussa le sol avec les mains et se redressa.
Les cadavres des quatre loups, raides, froids et baignant dans leur sang, l’entouraient.
Les bêtes l’avaient tuée.
Oui.
Pendant une fraction de seconde.
Mais la malédiction avait retourné cette mort contre eux, échangeant leurs places. Elle avait gagné leurs années de vie et eux sa mort.
Quel âge pouvait bien avoir ces bêtes ?
Ona, bien vivante, regarda les animaux morts, riche d’une dizaine d’années d’espérance de vie supplémentaire. Elle soupira en s’agenouillant. Cela lui faisait quoi ? Quatre cent cinquante ans ? Quatre cent soixante ans encore à vivre à présent.
C’était ainsi.
Ona ne pouvait pas mourir tant que le décompte des années ne serait pas passé… un décompte qui augmentait sans cesse.
Sans même y penser, la femme porta la main à sa nuque et arracha un cheveu. Un long fil d’un noir de suie. Elle se pencha vers l’animal le plus proche d’elle. Son cou béait en un large sourire écarlate. La fourrure avait perdu sa couleur grise pour celle du sang séché. Ona enroula le cheveu autour de la patte avant droite de ce qui avait été un alpha.
— Je lie ton âme à la mienne…
Sa voix résonna tristement dans le sous-bois.
Les loups faisaient de bons Compagnons.
La femme se releva péniblement et alla d’une carcasse à l’autre, les lia un à un d’un cheveu autour de la patte. Elle les observa sans colère ni haine puis se désintéressa d’eux. Ils avaient été loups, avaient agi selon leur nature.
Ona avisa sa cape à quelques enjambées, pendant à une branche basse. Sa moufle trainait sur le sol. La femme s’enveloppa de la fourrure et reprit sa marche.
Sur le sentier sauvage.
Pour s’éloigner des hommes, car si les bêtes tuaient, pas eux.
Vers le nord.
Dans le silence de la forêt.
Je découvre ton écriture et l'univers dans ce chapitre et ma foi, j'aime beaucoup. C'est très visuel. On ressent le froid à travers le texte.
Ona est très intrigante et son pouvoir lui donne de la profondeur. Qu'est-ce que c'est d'avoir 450 ans ? Certainement, une sorte de lassitude.
"les loups n’étaient rien tant qu’il resterait des Hommes.", j'aime beaucoup cette phrase qui peut se transposer à notre réalité !
Hâte de la suite !
Je vous remercie d'avoir pris le temps de lire et de commenter. Je suis ravie que ce modeste début vous plaise.
Concernant les 450 ans, c'est ce qui lui reste à vivre à ce stade du texte, pas son âge. ;)
J'espère que vous reviendrez découvrir la suite. :)
Moi qui me réjouissais de voir un peu fondre ma PAL sur ce site, me voilà dans un paysage de glace. J'ai beaucoup aimé l'introduction de ton héroïne, qui brûle sa vie pour explorer une forêt des plus hostiles et qui ne prend plus la peine de sourire à la mort.
Tes descriptions visuelles associées à ton style donnent envie d'en savoir plus sur Ona. Je suis très fan de sa conception des Hommes qui s'avèrent plus cruels que Dame Nature incitant ses bêtes à tuer par instinct. Pauvre Ona, condamnée à subir les affres de l'humanité pour on ne sait quelle raison.
Au plaisir de faire connaissance avec ta plume et avec cette mystérieuse Ona !
Je suis ravie que ce début te plaise et j'espère que le suite te plaira aussi. :)
C'est seulement le début du récit, et je suis déjà captivée. Le concept d'une immortelle dont la vie se rallonge lorsqu'elle prend celles des autres est vraiment intéressant, tout comme le personnage principal. On sent que cela fait déjà une éternité qu'elle erre, dégoûtée des hommes et du monde, et j'ai vraiment envie de voir ce que ça va donner.
Juste une petite remarque sur la formulation d'une phrase : à la place de "la nature d’à qui ils avaient affaire", je mettrais "la nature de celle à qui ils avaient affaire". Mais c'est vraiment insignifiant.
Je vais tout de suite lire la suite !
Je suis ravie ce que premier chapitre vous ait plu.
Je prends note de la remarque.
J'espère que la suite vous plaira. :)
Je suis impressionné par ton premier chapitre ! Ton texte est hachuré par de brèves pensées, un peu comme si ton personnage principal sombrait dans la folie. On a l’impression que c’est le corps qui dirige avec un but unique et que le cerveau est en sommeil. C’est bluffant !
L’idée de mort inversée, c’est top. Plus tu meurs plus longue sera ta vie. Il lui reste plus de 400 ans à tenir, on imagine aisément qu’elle a dû mourir quelques fois…
Je suis obligé d’aller voir la suite ! Bonne continuation !
Zao
Je suis ravie que cette entrée en matière vous ait plu. J'espère que la suite vous plaira aussi. :)
Ce soir, je me lance dans ta nouvelle histoire. La première chose que j'ai apprécié se sont tes descriptions. Quand on te lit, on visualise vraiment bien la scène et on est complètement immergé. La deuxième chose que j'ai apprécié c'est Ona. On en apprend encore relativement peu sur elle, ce n'est que le premier chapitre, mais j'ai bien aimé comment elle était introduite et mise en scène avec l'attaque des loups (je ne sais pas ce que ça dit de moi vu qu'ils la "tuent" x) ). Peut-être que c'est la compassion pour cette semi-immortalité qui ne semble pas trop géniale ni désirée mais je pense que je vais bien aimé en apprendre plus sur elle, découvrir davantage sa personnalité, son passé.
Je poursuis !
Je te remercie d'être venu lire, c'est gentil. :)
Tant mieux si tu apprécies Ona. Il vaut mieux si tu compte lire la suite vu que c'est l'héroïne. XD
J'espère que le suite te plaira. :)