Chapitre 2

 

Chapitre 2

 

— … Vas-y avec les doigts, Rina ! chantait Lemet Bjørk en s’efforçant de respecter la mélodie.

— Ça suffit Ob Lemet Bjørk ! s’écria Mannù Iv Bohccot.

Sans succès.

— En avant, en arrière…

— Grâce !

Lemet jeta un coup d’œil rapide à son compagnon de route avant de reposer son regard sur le sentier et sur les pisteurs qui les précédaient.

— Tu m’as demandé de traduire ce que chantent les hommes depuis ce matin, voilà, j’ai accédé à ta demande.

C’était faux. Complètement faux. Lemet ignorait complètement de quoi parlait la longue litanie que chantaient les pisteurs.

— Me dire qu’il s’agissait d’une chanson paillarde m’aurait suffi.

Ils chantaient en koust, langue dont Lemet ne connaissait qu’une centaine de mots. Juste assez pour des ordres et des consignes simples.

— Oh, mais je tenais à être précis dans ma réponse…

Et surtout à se moquer de cet encombrant compagnon qu’était Mannù Iv Bohccot.

— … et précision est mère de survie dans les contrées hostiles des montagnes de Øst, ajouta-t-il.

Lemet devinait sans trop de mal l’expression agacée de l’Iv Bohccot derrière les fourrures qui protégeaient son visage du froid.  Au moins, il cesserait un instant de parler.

La forêt autour d’eux se faisait oppressante. Loin au-dessus de leur tête, les branches nues claquaient dans un vent glacial qui ne parvenait pas jusqu’au sol. La lumière aussi s’arrêtait aux cimes des arbres. Le sous-bois demeurait plongé dans un crépuscule qui ne serait entrecoupé que de la nuit.

L’hiver.

La troupe longeait un sentier de bête depuis des jours. La boue durcit par le gel vibrait du martellement des sabots.

— Mais pourquoi chantent-ils cela ?

La peur.

— Contre les loups !

Mannù Iv Bohccot ricana :

— Car les chansons paillardes font peur aux loups ?

Pure moquerie.

— Non, mais les fusils, les arquebuses et les tromblons de ceux qui les chantent, si.

Les pisteurs n’avaient pas peur des loups, enfin… si… mais ce n’était pas cela qui les conduisait depuis le matin un emplir le silence de la forêt de leur chant. Quelque chose d’anormale rôdait dans la forêt, dans l’air, dans le silence…

— Car cinq hommes, trois chiens, deux chevaux et…

Lemet sentit le regard méprisant de l’Iv Bohccot se poser sur sa monture.

— …et une vache, ne suffit pas à leur annoncer la présence de poudre et de plomb prêt à leur percer le cuir ?

Lemet soupira.

— Sivko n’est pas une vache.

Court sur patte, le sabot large, le poil épais, la crinière lâche et hirsute, l’échine large, il n’était cependant pas faux que la bestiole avec des airs de bœuf musqué. Elle manquait cependant d’un peu de cornes.

— C’est un cheval du Bas Sletv, reprit Lemet, capable de survivre dans la toundra si besoin… et contrairement à votre belle jument du sud, il sera toujours au mieux de sa forme dans un mois et demi quand le froid polaire s’abattra sur la région.

Lemet avait déjà expliqué cela à l’Iv Bohccot, mais le noble en disgrâce, envoyé superviser une chasse dont il se contrefichait dans les montagnes d’Øst, n’en avait que faire.

— C’est un pur-sang des Fjords.

— Je ne donne pas cher de son sang, aussi pur soit-il, dans quelques semaines… Vous ne connaissez rien au climat de la région.

Mannù Iv Bohcco siffla entre ses dents et claqua de la langue.

Une injure.

Lemet préféra ne pas relever. Le blanc-bec ignorait non seulement tout du climat, de la région, mais aussi de la nature du gibier. Cependant Lemet s’en fichait. L’Archiduchesse avait jugé bon de lui adjoindre ce garde chiourme, soit ! Au moins son nom ouvrait bien des portes et donnait aux escales en ville un confort bienvenu.

Un lit de plumes, des vêtements propres, un bain et trois repas chauds par jour valait bien quelques sacrifices.

Le sentier de sauvagines amorça des lacets entre les rocs, les buissons et les fossés. Les pisteurs mirent en sourdine leur mélopée pour se concentrer sur les pièges du terrain. Les chiens furetaient aux alentours, allaient et venaient auprès de leurs maître, nerveux.

Sivko, de son pas lourd, sûr et placide, suivit sans mal le sentier. Il suivrait son cavalier jusqu’en enfer s’il en prenait l’envie à ce dernier. La jument et le cheval de charge hésitèrent, renâclèrent nerveusement.

Les chiens, à l’arrêt en haut de la bute, clabaudèrent, appelant leurs maîtres. Ces derniers cessèrent leur chant. D’un geste sûr, ils prirent les fusils à silex, les armèrent et gravirent le sentier en hâte.

Silence.

Lemet observa les pisteurs en immobilisant sa monture.

Anormal.

L’Iv Bohccot fit de même par mimétisme.

En haut les hommes épaulèrent leurs armes avant même de voir la source d’anxiété des chiens. Prudence de base en milieu hostile… Leurs corps robustes se dressèrent sur la crête, figés…

Un de chien claqua de mâchoire de nervosité.

Il ne se passa rien.

Le spectacle en contrebas avait plongé les pisteurs dans une sorte d’horreur. Lentement, ils baissèrent leurs armes, tout en demeurant sur le qui-vive. Ils se signèrent. Leur voix fit résonner une prière dans le sous-bois.

Lemet sentit l’excitation le gagner. Avait-il trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps ?

— Ofi guern ! cria-t-il.

Il talonna Sivko pour le lancer dans la pente et rejoindre les pisteurs.

— Ofi guern ! répéta-t-il devant l’immobilité des hommes.

En arme !

Si c’était la Proie qui se trouvait là, ce n’état pas le moment de baisser la garde.  Même si lui tirer dessus était sans doute la dernière chose à faire. L’Archiduchesse réclamait la Bête vivante et de toute façon, lui tirer dessus pouvait se révéler mortel pour le tireur.

Les pisteurs remirent leur fusil à l’épaule.

Cependant il y avait plein d’autre endroit où tirer pour intimider la Bête.

Ciel.

Arbre.

Terre.

Lemet arriva à leur hauteur et se figea dans un mélange de déception et d’excitation.

Des loups.

Juste de loups.

Quatre.

Tous morts.

Baignant dans le sang gelé.

Lemet retint un juron.

— Api guern !

Sans attendre leur réaction, il les dépassa et s’élança vers ce qui restait de la meute. Entre les cadavres, une mare de glace pourpre. Il sauta à terre à la rive de cette dernière… s’agenouilla. Le sang coagulé formait une couche luisante sur le sol. Des débris de tissu dessinaient à la surface des motifs sinistres.

Lemet se redressa.

Au centre du charnier, une silhouette se découpait. Le sang en avait suivi les contours, formant l’ombre d’un corps.

Humain ?

— Le Crasseux ?

La voix de Mannù Iv Bohccot le fit sursauter. Lemet se tourna vers son compagnon de route, jeta un coup d’œil vers les pisteurs qui s’approchaient avec l’entrain de condamnés à mort.

— Oui.

Lemet se releva et examina à nouveau la scène.

Un male alpha, la gorge arrachée, la gueule écarlate… aucune autre blessure. Sans doute le premier. Rapide et efficace, sa mort avait été aussi rapide que son attaque. Les autres loups, louves… étaient en pièces. La peau déchiquetée, la fourrure tailladée par leurs propre crocs acérés…

— Edj… da ? lança Lemet aux pisteurs.

Temps… combien ?

Le chef s’approcha à contrecœur des animaux, se pencha vers un cadavre désarticulé, l’examina.

— to ih.

Lemet fronça les sourcils. L’homme se mépris. Il ôta sa moufle et leva l’index vers le soleil.

Jour.

Et leva un doigt.

Un.

Le cadavre datait de la veille ? seulement ? mais…

— Popori naha johi !

Popori… les gloutons. Les charognards de la forêt. Les massifs bestiaux carnivores suivaient habituellement les meutes de loups pour se repaitre des carcasses abandonnées par les prédateurs… les fossoyeurs de la nature. Rien n’était jamais perdu en forêt, chacun avait un rôle, une place…

Lemet examina les alentours, aucune trace des gloutons, ils n’avaient pas encore trouvé les cadavres pour les faire disparaître. Ou alors même les gloutons ne voulaient s’approcher de l’œuvre d’un Crasseux tant que ce dernier se trouvait dans les parages…

Mannù Iv Bohccot descendit de son cheval et s’approcha.

— Répugnant ! commenta-t-il.

— Ils ont rencontré un Crasseux, l’ont attaqué et sont morts de leurs propres dents.

L’Iv Bohccot afficha une expression d’incompréhension mais Lemet n’avait aucune envie de lui en dire davantage sur le sujet. Pas besoin de détail, juste :

— Si vous vous trouvez face au Crasseux, surtout ne tenter pas de le tuer, vous mouriez de votre propre arme.

Pour échapper à d’autre questions, Lemet s’écarta et se pencha sur le cadavre de l’Alpha. Ses doigts glissèrent sur la patte avant droite, s’arrêtèrent sur le fil noir qui y était noué.

Juron.

Il se releva plongea son regard dans la forêt où s’enfonçait le sentier.

— Ril… sooapa aru ?

Où… chemin aller ?

La réponse de pisteurs bien que difficile à comprendre l’informa sur la présence de lignes de trappe dans le secteur et, plus loin, sur ce qui semblait un sentier de bête, d’un campement de chasseurs de fourrures.

Par la miséricorde divine…

— En selle ! ordonna-t-il.

… leur route allait trouver plus que des cadavres de loups.

— En route !

Le Crasseux avait une journée d’avance.

 

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Syanelys
Posté le 28/05/2025
Coucou Reveanne !

Très belle introduction de Lemet, émissaire de l'Archiduchesse. J'ai beaucoup aimé la structure de tes dialogues, entre langage du nord et us et coutumes associés. L'immersion est totale.

Ona est donc suivie par des trappeurs, affublée du surnom de "Crasseux" si j'ai bien suivi. La Proie, la Bête qui doit être retrouvée vivante se trouverait elle aussi dans les parages. C'est que la petite expédition risque, en plus d'être folklorique, de me plaire de plus en plus.

Tes descriptions et ton style sont très plaisants à découvrir au fil de ta plume.

A bientôt =)
Reveanne
Posté le 30/05/2025
Je te remercie. Je suis ravie que ça te plaise. J'espère que la suite te plaira. :)
Elly
Posté le 05/05/2025
On découvre donc le point de vue d'un nouveau personnage : Lemet. Il m'inspire plutôt de la sympathie, pour l'instant. Quoique... si Ona est bien celle qu'il désigne comme "la Bête" il va perdre quelques points dans mon estime xD Après je ne sais pas si c'est bien son surnom, c'est encore trop tôt pour en être sûr. Le Crasseux accentue aussi le doute, on ne sait pas trop ce que ça désigne et si c'est elle. Il faudra attendre les prochains chapitres pour avoir plus de précisions, je suppose !
En tout cas, Ona ne semble pas très appréciée...
Reveanne
Posté le 05/05/2025
oui, il faudra lire la suite pour avoir petit à petit les informations (d'un autre côté c'est logique. XD)
L'aventure ne fait que commencer, et c'est un bon départ d'apprécier les personnages même si on ne sait rien de leurs motivations. ;)
Je te remercie d'avoir continué à lire. J'espère que tu reviendras découvrir la suite (mercredi). :)
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