Agaël
Installée sur un siège à l'intérieur du bateau, je crois mourir de chaud sous les draps de tissu qui m'enveloppent. Alors, en dérangeant tous les passagers, je me lève et marche jusqu'à l'extérieur.
Le vent souffle fort et mes cheveux volent à l'arrière de mon visage; comme un drapeau hissé sur le mât d'un navire.
En me tenant à la rambarde en bois pour empêcher les rafales d'emporter mon mètre soixante, c'est en me dirigeant vers le gouvernail que j'aperçois le marin censé nous conduire au port de Cardinance dans des vagues étrangement imposantes. Contrairement aux autres membres d'équipage, qui ne cessent de courir partout, il est d'un calme purement agaçant et une certaine arrogance se dégage de son regard tourné vers l'horizon. Il semble insensible au vent, qui n'a presque aucun effet sur sa chemise, et paraît autant s'ennuyer que moi.
Le soleil tape toujours sur ma peau, et les quelques personnes présentes sur le pont semblent garder le sourire malgré le colossal nuage gris qui se dirige droit vers nous.
C'est peut-être ce qui m'empêche de paniquer.
En m'avançant vers lui, il faut que je lève la tête jusqu'à m'en tordre le cou pour que mes yeux arrivent au niveau de ses cheveux bruns :
– Pensez-vous que le trajet prendra plus de temps que prévu ? demande-je au jeune marin.
Il ne détourne pas son regard de l'océan agité.
– Pensez-vous que le trajet prendra plus de temps ? hurle-je pour couvrir le bruissement du vent.
– Inutile de vous égosiller. répond-t-il sans chaleur. Il m'est impossible de calculer le temps du trajet, mademoiselle.
— Mais nous arriverons à Cardinance dans la journée, n'est-ce pas ?
— Je vous ai déjà répondu, dit-il en soupirant lourdement.
— Eh bien, j'aimerais arriver à temps pour me reposer avant l'Ascension. Et ce trajet est assez pesant.
— Je ferai de mon mieux pour contrôler la météo. Et si vous trouvez ce trajet pénible, ce n'est pas mon problème.
— Je vous en prie, le jour de l'Ascension ne vous a-t-il pas rendu nerveux ? Je le relance une dernière fois en ignorant son inamabilité.
— Je vous le dirai demain.
— Oh, dis-je en réalisant que nous sommes du même âge, vous travaillez avant votre choix ? Et si vous vous blessiez ?
— Eh bien... je resterai sur Mansolin. Maintenant, s'il vous plaît, je vous invite à aller admirer le magnifique paysage qui s'offre à nous.
— Vous pourriez rester aimable, dis-je d'une voix aussi chaleureuse que la sienne.
— Allez donc en toucher un mot à mon supérieur, il se fera un plaisir de me virer.
— Je n'en doute pas.
Il tourne brusquement son visage vers moi, me transperçant d'un regard réprobateur, le même qu'on jette aux enfants qui se permettent de dire des choses trop honnêtes.
Ses yeux sont de la même teinte que le bois de son bateau, et pour la première fois, le vent agit sur une mèche de ses cheveux mi-longs.
Son sourcil gauche tremblote avant qu'il ne détourne le regard la seconde d'après.
Il me demande clairement de le laisser tranquille.
Mais ce petit échange est en train de rendre ce long trajet un peu plus divertissant. De plus, il n'est pas complètement désagréable de le regarder.
— Vous avez déjà choisi votre académie ? demandai-je dans un grand sourire naïf.
Le parcours d'un habitant du continent de Sorgay est le même pour tous, quelle que soit l'île d'origine. De 5 à 18 ans, on est en période d'apprentissage : chaque civil se rend dans l'école la plus proche de son lieu de vie. Certains doivent même changer d'île pour atteindre le lieu d'éducation le plus proche, comme le font les enfants de Mansolin en allant étudier à Farandolis. Puis, de 18 à 20 ans, on dispose de deux ans de « liberté » pour réfléchir à son choix pour le jour de l'Ascension. Et enfin, on choisit son académie parmi : l'Académie des arts, située à Vorlomae ; l'Académie des sciences, qui recouvre la moitié de la surface de Torlomae ; ou l'Académie du service empirique, la plus prestigieuse, au sud-est de Cardinance.
Je regrette vite mon choix de conversation quand, dans un haussement de sourcil assommant, il me fixe d'un œil noir et me dit :
– Cela ne vous regarde absolument pas.
En abandonnant mon visage innocent, je lui réponds calmement :
— Savez-vous qui je suis ?
— Pourquoi croyez-vous que cela m'intéresse ?
– Agaël Chobin.
En général, quand les gens autour de moi entendent mon nom de famille, ils se mettent à trembler ou s'agenouillent pour m'accorder une révérence. Mais le marin ne bronche pas, sauf quand il lâche son gouvernail pour se pencher vers moi.
— Eh bien, princesse, ne vous permettez pas de vous adresser à moi comme à l'un des gardes qui roupille près des portes de votre palais.
Cette scène a quelque chose de ridicule, peut-être est-ce dans le fait qu'il soit forcé de s'abaisser pour mettre ses yeux à hauteur des miens.
Mon sang bouillonne de peur et d'agacement et remonte précipitamment jusque dans mes joues, maintenant brûlantes de honte.
Il a raison, je ne suis personne pour lui en dehors de Cardinance. Seul le roi, mon père, est reconnu à travers les six îles de Sorgay, certainement pas les princesses ou encore moins sa cour.
Le bateau vire d'un coup. Le marin s'écarte brusquement pour rattraper son gouvernail et je ne vois pas venir la secousse qui me projette en arrière : près de l'accès au pont, le seul endroit du bateau non sécurisé.
La seule chose que j'entends sont les affolements des dames sur l'embarcation avant que l'eau glacée n'enveloppe ma peau.
Le tissu de ma robe épaisse imprégnée d'eau ne fait que m'attirer un peu plus loin de la surface. Mon cœur rugit et mes tempes brûlent tandis que le reste de mon corps se transforme en glaçons.
L'Océan. L'Océan coupe ma peau de sa lame aiguisée, et son feu gelé emplit mes poumons.
J'ai appris à nager, il y a... Il y a longtemps.
Mais la panique gagne chacun de mes nerfs et mes mouvements de bras en vain ne font que m'épuiser davantage.
Au mieux je fais du surplace, au pire je m'éloigne de plus en plus de ma source d'oxygène.
Je ressens l'impulsion de chaque vague satanique qui m'entraîne toutes un peu plus vers le fond.
C'est en ouvrant les yeux que je découvre une silhouette traverser la barrière de l'océan. Le jeune homme qui m'insultait près du mât nage maintenant vers moi.
Je ne sens plus rien. À part le manque d'air qui dévore chaque partie de mon corps, et les bras fermes qui se referment autour de moi.
Appuyée contre son torse, je retrouve enfin le goût de l'oxygène et entends les cris provenant du bateau que j'ai quitté il y a environ mille ans. Je parviens à entrouvrir les yeux avec les seules forces qu'il me reste et, dans une vision floue tapissée de mèches blondes, je découvre seulement les lignes de sa mâchoire et son pouls apeuré, avant de les refermer, épuisée.
Quand trois paires de mains me hissent sur l'embarcation et qu'on me pose par terre, le bois gelé ne m'a jamais paru si brûlant et j'ose enfin m'éveiller pour de bon.
Un autre membre d'équipage pose ses doigts sur mon poignet. Certainement pour s'assurer que je suis toujours en vie. Tandis qu'un autre écarte les cheveux de mon visage.
Je l'aperçois remonter sur le navire à l'aide d'une échelle et s'ébouriffer les cheveux avec une serviette avant de se diriger à grands pas vers moi.
Il s'abaisse avec un sourire que je découvre pour la première fois. C'est un demi-sourire, certes, il doit être rassuré de n'avoir perdu aucun passager sous les yeux de son capitaine.
— Faites attention princesse, votre arrogance vous aura presque noyée aujourd'hui.
Je ne peux à peine bouger le bras que j'ai abandonné au sol.
— Respirez, vous êtes en sécurité.
Sur ces mots, un homme plus âgé lui tend la veste qu'il a dû abandonner avant de plonger et il m'enveloppe dans l'habit le plus réconfortant que j'ai connu jusqu'ici.
Les bretelles en cuir attachées à son pantalon garderont à jamais l'empreinte de l'eau salée dans laquelle il s'est jeté, et sa chemise mettra des heures avant de sécher complètement. J'espère simplement ne lui avoir causé aucun ennui.
En coinçant mes cheveux dans le col du manteau, il m'aide à m'asseoir et me dit :
— Vous devriez faire plus attention. Il n'y a aucun garde pour vous garder à l'oeil ici. Et je ne vous sauverai pas deux fois.
D'une tape sur mon épaule, il se redresse habilement et se redirige vers son précieux gouvernail, comme s'il ne venait pas de s'immerger dans une eau glaciale.
— C'est la cabine de Félix, alors évite de toucher à quoi que ce soit, compris ? me dit le capitaine du bateau.
Après s'être lourdement excusé à l'entente de mon nom, il a insisté pour m'offrir un endroit de repos pour le reste du voyage. Je n'allais pas refuser, mes os en tremblent encore.
Il m'ouvre la porte sur une pièce sans fenêtre où une odeur d'ambre et de renfermé me chatouille le nez. Le lit est parfaitement plié et ne laisse la place qu'à une petite table de chevet sur laquelle repose le simple objet personnel de la cabine : la photo d'un petit garçon brun souriant comme si le soleil lui-même avait frappé son visage.
Tout d'abord, j'aimerai relever le fait que les incises comme "demande-je" au début font un peu bizarre. Est-ce que ce ne serait pas "demandé-je" par exemple ?
“Je vous en prie, le jour de l'Ascension ne vous a-t-il pas rendu nerveux ? Je le relance une dernière fois en ignorant son inamabilité.” Dans ce passage, je pense que le lecteur a besoin de plus de contexte, sur le jour de l'Ascension. Pour une simple amélioration, peut-être que mettre la seconde phrase au début serait plus cohérent et compréhensible.
Comment la fille se rend-t-elle compte qu'ils sont du même âge. Peut-être qu'il faudrait une petite description ou un monologue intérieur pour comprendre son raisonnement.
“vague satanique” l’adjectif donne une connotation du mal, je vois l’effet recherché mais je me demande s’il n’y a pas un adjectif plus adéquat, comme “vague traîtresse” par exemple.
“Après s'être lourdement excusé à l'entente de mon nom”
Je ne sais pas si j’ai bien compris mais il s’agit du capitaine du bâteau ? Peut-être que tu peux rajouter une phrase avant en disant que quelqu’un lui murmure à l’oreille qu’il s’agit de la princesse etc…
En tout cas, les deux personnages sont hyper intéressants ^^