Chapitre 1

 

  Tout est gris, comme toujours dans le quartier Saint-Georges en Octobre, à Périgueux. Les façades en crépi, les trottoirs défoncés et les ruelles étroites reflètent cette morosité. Même les yeux de Maxence, d'ordinaire plus clairs, semblent assombris par cette grisaille. Ses pensées, elles, tirent vers le noir.

  Un peu plus de seize heures. Il tourne à gauche vers le distributeur, pressant le pas en évitant les regards furtifs des passants. Marche normalement. Pas trop vite. T’as pas une bombe sur toi, bordel. En fait, Max, il vient juste de recevoir un virement de son père, qui s'inquiète qu'il n'ait pas assez pour bouffer.

 

  Cinquante balles. Pile ce qu'il lui faut pour s'acheter huit grandes cannettes de la bière la moins chère à l'épicerie d'en bas. Ah ça non, boire les huit grandes cannettes ce soir, il en sera sûrement pas capable. En tout cas, pas avant de commencer à en donner à son coloc. Ça fera au moins une bone action dans la journée. Il en passera trois à Jules, peut-être même que deux, parce qu'il travaille demain, il ne sera probablement pas très motivé. Max, lui, si. Il ne bosse jamais le lendemain. Le lendemain, c'est pour les gens qui ont des projets.

  Avec ça et un demi-gramme de coke, la soirée est pliée.

 

  Vingt, vingt, dix. Deux billets bleus et un rose. Merci, papa. Si tu savais, t'arrêterais de t'inquiéter pour mon estomac et tu commencerais à flipper pour mon pif. Il n'a pas pris le temps d'envoyer un texto pour le remercier. Plus tard. Il se dirige d'abord à l'épicierie pour éviter un détour, au « Paki », comme tout le monde l'appelle. Une fois la rue de France Bleu passée, il y est. Un signe de la tête au mec de la caisse, qu'il voit presque autant que son coloc, et il s'enfonce dans la boutique, droit sur le frigo des grandes cannettes. Il fourre les huit dans son sac à dos, passe à la caisse, bonjour, paie avec son billet de dix, bonne journée bon courage, merci à vous aussi, et il est déjà dehors. La bruine donne un côté encore plus poisseux au rond-point du Paki, en plein cœur du quartier. Son sac est lourd. Ça en fait des bières.

  Max a toujours voulu goûter. Pas la bouffe, non. Enfant, il bouffait rien. Mais tout ce qui modifie, tout ce qui altère. Une fleur, un flacon, une pilule. Le pouvoir d’un gramme sur le cerveau, ça l’a toujours fasciné. Soigner, détruire : le même geste.

 

  Il traverse le pont Saint-Georges avec ses écouteurs sans fil dans les oreilles, The Hunter de Soft Play (anciennement Slaves) à fond. Pas sûr qu'on l'ait déjà vu dans Périgueux sans ses écouteurs le Max, même en plein été. Le monde fait trop de bruit pour l'affronter à nu. Il fait de grandes enjambées, mais il est concentré sur sa démarche, il a peur que les passants trouvent qu'il bouge bizarrement. Plus il se concentre dessus, plus il marche comme quelqu'un qui le fait pour la première fois depuis un an. Enfin, il en a l'impression. Ils ont autre chose à foutre que de te regarder, putain... Normalement.

  Quand il part faire ses " courses ", il est tout excité à l'intérieur. Son coeur s'accélère, il a même l'impression de sentir sa gencive du haut qui s'anesthésie, comme quand il prend son premier ou deuxième trait. Cette sensation, il a appris à l'adorer il y a un peu plus d'un an.

 

 

  La première fois, c'était dans le snack-bar de camping où il bossait l'été en saison. Il était avec Lola et Jordan, une nuit où c'était fermé, début Juin l'année dernière. Max avait les clefs parce qu'il faisait les ouvertures le matin. Il a toujours été très frileux sur la coke. C'est quoi cette merde sérieusement. Il a même toujours pris de haut les gens qui en consommaient. C'est des faibles, des fragiles, des inconscients. En tout cas, des gros toxicos. Et lui, même s'il avait déjà testé deux-trois drogues, une chose était sûre, il ne se foutrait jamais une paille dans le nez ou une seringue dans le bras.

 

  Lola, il la connaît depuis le collège. Sa meilleure amie. Une fille blonde, yeux bleus, qui se méfie de tout le monde, déteste plein de gens juste « au jugé », « parce que leur tête lui revient pas », mais très chaleureuse avec ses proches. Ronde, mais pas énorme. Elle portait toujours des sapes de skater. Avant, ils avaient pris tous leurs premiers trucs ensemble. LSD, ecstasy, champignons, ballons de MD... C'était la seule de ses potes qui y allait au moins autant que lui, sauf avec l'alcool. Dans ce domaine, Max a toujours eu une longueur d'avance. Elle prenait de la coke de temps en temps, il le savait. Tant qu’il n’en entendait pas parler, il ne lui faisait pas de reproches, juste quelques piques de temps en temps.

  Ce soir-là, elle et Jordan avaient fait livrer trois grammes. Max, après avoir posé une condition - « Tant que je vous vois pas faire » - a accepté. Puis, lorsqu’ils sont revenus du coin plonge avec le nez qui coule et l'œil brillant, la curiosité de Max a pris le dessus. De les voir, finalement dans un état tout à fait acceptable, le laisse dans l'incompréhension. Pourquoi faire ? Si c'est dangereux et qu'ils ont l'air sobres ? Il fallait qu'il trouve des réponses. Lola, c'est sa meilleure pote, il peut l'écouter, elle doit avoir une bonne explication. Et Jordan, ça fait qu'un an que Max le connaît, depuis la dernière saison, mais il en est sûr, c'est un mec de confiance.

  -Ça fait quoi ?

  -Ça fait qu'après, tu vas vite mon gars.

  Encore une de ses expressions. Ce mec, il a un accent du Sud qui le ramène direct à ses racines. Chaleureux, un peu traînant, typique d’Agen. Style teufeur, mais pas ravagé. Quelques piercings aux oreilles, short baggy en jean, casquette-béret, hoodie oversize. Des tatouages sur les bras et les jambes qui ressemblent à des mandalas, des inscriptions runiques, des éclairs. Des bagues en toc à deux balles. Il gère la partie snack. Max a jamais vraiment eu la curiosité de lui poser des questions sur son histoire, mais c’est le genre de gars qui te fait sentir que t’es le bienvenu sans même avoir à dire un mot. Un collègue toujours souriant, même quand le bar et la cuisine se font défoncer par des clients énervés par la chaleur et leurs gosses. Alors que ces connards sont en vancances.

 

  -Vous en prenez souvent ?

  -Nan, c'est juste de temps en temps. Une fois par mois, peut-être moins, y'a des périodes.

  -OK mais on dit qu'on tombe accro du premier coup à ce genre de trucs quand-même.

  Ils sont tous les trois assis autour d'un gros tonneau, un mange debout de la salle du bar, avec au milieu un cendrier déjà bien rempli et trois pintes de blonde bien fraîche. La pièce est remplie de fumée de clope qui picote la gorge, tellement qu'un voile grisâtre flotte dans la pièce devant la lumière du comptoir à quatre mètres de là.

  -Des conneries on en dit plein, reprend Lola, Camel au bec. Oui c'est addictif, y'a des gens qui aiment plus que d'autres, mais suffit de pas faire le con.

  -Pour tomber là dedans c'est chaud, confirme Jordan. C'est pas comme la Ké, déjà c'est cher comme habitude, puis ça se gère.

  Les trois se jettent des regards en coin, l'air grave, comme des collégiens qui se racontent des histoires de vampires à minuit.

  -Mais ça vous speede ?

  -Ouais, carrément même, surtout ça donne envie de parler. Mais une trace, en vrai, c'est tchi. C'est subtil comme effet. C'est pour ça que c'est la meilleure drogue. Chez moi, on appelle ça « la Machine ».

  Max fixe la fumée pendant une seconde.

  -Et c'est tout ?

  Le fait que ce soit subtil, Maxence doit l'avouer, il trouve que c'est rassurant. Lentement, l'image entretenue pendant des années de quelqu'un qui prend une ligne et commence à sauter partout et devient incontrôlable se dissipe. La preuve, Lola, qu'il connaît vraiment bien, a l'air tout à fait dans son état normal. Même en mieux. Plus joviale. Avec un air (faussement) à l'écoute. Rien à voir avec les gens sous taz en festival, semblables à des zombies tant leurs mâchoires sont désarticulées.

  -Non, y'a plein de petits effets. On se sent bien, détendus, confiants aussi, dit Lola. Et des effets physiques. Des fois t'as un coup de chaud, des fois le cœur bat méga fort ou accélère. Ou alors un petit coup de nausée, ça arrive. Elle parle vite.

  -Mais ça a l'air terrible ça ?

  -Bah tu sais, quand t'aimes ça, tu t'y fais.

 

  Il a beau y réfléchir, Max comprend pas comment on peut s'habituer, ou même vouloir s'habituer à des sensations de ce genre. Ils sont tellement convaincus de leur truc qu'ils remettent à peine en question ce qu'ils prennent. En même temps, j'imaginais ça différemment. Lentement, comme un virus qui se propage, l'idée fait son chemin dans sa tête. Et si je me trompais ? Vraisemblablement pourtant, non. Des cas d'overdose, y'en a. Pourtant, Jordan lui a dit que ça arrivait jamais. Que c'était que les gros bourrins à qui ça arrivait. Alors ça, non, Max savait que des réactions allergiques étaient possibles sur une micro dose, et il a lui même eu une très mauvaise expérience avec « seulement » un demi ecsta. Mais Jo nuança en disant que comme tout produit, consommé responsablement, ça se fait. Sur le coup, il marquait un point. Au fond, j'ai pas vraiment envie. Mais j'ai envie d'être sûr que c'est de la merde. Là dessus, ma main au feu, j'ai raison.

  S'il y a bien une chose qu'il a toujours aimé presque autant que l'excès, c'est avoir raison. Et peu importe s'il devait être imbuvable, blesser un pote en lui parlant comme s'il avait sept ans. Et alors, si jusqu'ici, il s'était trompé ? Impossible, il a toujours raison Max ! Pas vrai ? Mais il fait preuve d'une grande humilité, oui oui, d'humilité : celle de soumettre sa certitude au test parfois.

 

  Après les avoir observés, jaugés, écoutés parler pendant encore trois quarts d'heure, posé des questions évidentes, Lola et Jo ont l'air de commencer à se fatiguer de cet interrogatoire. Ils évoquent l'idée d'aller faire un tour en plonge, voir ce qu'il s'y passe. Max passe une main dans ses cheveux bruns. Si je rate cette occase, j'aurais plus jamais le courage de me lancer. Maintenant ou jamais. Pas tellement sûr de lui, il demande à Lola si, peut-être, il pourrait essayer juste vraiment un mini truc de rien du tout, pour voir.

  Elle le regarde longuement dans les yeux avec un air dubitatif. Lui-même qui l'a traitée de tox quand elle lui a annoncé la première fois qu'elle avait testé ! L'audace du gars ! Il la voit l'observer pour ce qui lui semble être cinq secondes, puis elle dit :

  -T'es sûr ?

  Il hoche la tête de manière à peine perceptible. Lola tire une taffe sur sa quatrième clope en cinquante minutes, et se résigne : elle ne peut rien lui refuser. Et elle connaît sa passion pour « l'exploration interne ».

  -Bon, OK, t'as vingt-trois ans de toute façon, si t'as envie, moi ça me dérange pas.

  Jordan lance un grand sourire, visiblement ravi de voir la direction que prend cette soirée. Max demande à Lola d'aller avec lui en plonge pour faire du « nettoyage d'assiette ». Jo reste en salle pour la première, ça lui semble plus solennel à Max, plus cérémonial, juste avec sa meilleure pote, au coin de la plonge.

  Arrivés à l'arrière, il fait une chaleur étouffante. Elle pose une assiette à dessert rectangulaire sur un tabouret métallique récupéré au bar et sort son portefeuille. Elle en sort un petit sac noir en plastique, en forme de bombe à eau, fermé en haut par un petit élastique. Habilement, elle tapote le sac pour faire tomber deux-trois petits cailloux blancs sur l'assiette. Elle écrase avec sa carte d'identité et affine avec sa carte Vitale, sans jamais lever les yeux sur Max.

 

  Il a le cœur qui bat très fort, il tremble aussi. Cette scène, sous ses yeux, ça sort tout droit d'un film pour lui. Un film où les gens meurent. Il a presque honte de se voir dans cette situation. Qu'est-ce que tu branles ? Mais tu t'es vu ? Il pense à la scène de Pulp Fiction ou la fille pisse le sang par le nez. C'est à peine s'il ose regarder ce qu'elle fait sur l'assiette à gaufres.

  Et puis, Lola lève la tête et lui tend un bout de papier roulé en forme de paille. Trop tard pour hésiter. T'as parlé champion. Porte tes couilles maintenant. «Surtout, t'utilise jamais la paille de quelqu'un d'autre. Toujours avoir la sienne. Si t'as pas la tienne, tu tapes pas. Faut pas déconner avec ça.»

  Max examine Lola et croit lire de la culpabilité dans son regard. Il marque une pause, puis la saisit. Une fois la paille dans le nez, il se penche, hésite, inspire, expire doucement sur le côté pour ne pas souffler le contenu de l'assiette, bouche sa deuxième narine, et, beaucoup plus facilement que ce qu'il avait imaginé, aspire la petite ligne en une seconde sans quasiment rien sentir passer dans ses sinus. Seule une brûlure sourde, étouffée, témoigne du passage du trait. Ça, et les trois prochaines années de sa vie.

 

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ézaquéla.
Posté le 29/05/2025
Je vais être directe : quand est-ce-que j’aurai l’honneur de lire la suite ?

J’ai adoré le mélange de légèreté et de justesse dans l’utilisation des mots. J’espère lire la suite bientôt !


(Ceci dit, peut-être que la suite existe, je viens d’arriver sur ce site de partage d’écrits donc je ne sais pas très bien m’en servir encore… 😵‍💫)
MaxKerdan
Posté le 29/05/2025
Trop contant que ça te plaise, merci beaucoup ! Ça me motive à publier la suite 😎

Non tu ne t'es pas trompée elle n'y est pas encore ! Je la publie ce soir ou demain... J'ai déjà 3 chapitres en plus de terminés, ça pourra t'occuper un certain temps haha !

Merci encore pour ton commentaire 😇
ézaquéla.
Posté le 30/05/2025
Je pense que je peux légèrement me prononcer en disant que je me suis relativement reconnue dans ce récit qui sonne un tantinet autobiographique… :)

Hâte de te lire alors ! Merci pour ce partage :)
MaxKerdan
Posté le 01/06/2025
Ahah, peut être un tantinet oui, qui sait...
Les deux chapitres suivants sont disponibles ! :)
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