Chapitre 2

  Une goutte affreuse, piquante et métallique, descend des conduits nasaux jusqu'au fond de la gorge de Max quand il renifle pour la première fois. Pendant ce temps, Lola en travaille deux autres pour elle et Jordan penchée sur le tabouret.

  -Baah, je viens d'avaler une goutte dégueu !

  -Ouais, c'est normal, c'est la goutte.

  -C'est super amer ! Ça me donne la gerbe.

  Elle sourit d'un air moqueur.

  -Va boire un coup, ça va faire passer le goût. Appelle moi Jordan aussi s'il te plaît.

  Max acquiesce, puis retourne dans la salle, reniflant frénétiquement afin de racler tout le reste de liquide aigre-amer qu'il sent de bloqué en haut de sa gorge. Au moins, ça me fera réfléchir à l'idée d'en reprendre une, un goût pareil. Quand il arrive au tonneau, il saisit son verre de Meteor froid et en finit la moitié d'une traite. Jordan, excité, lui demande :

  -Alors gros ?

  -Alors le goût est affreux mec ! Sinon pour l'instant je sais pas, je me sens peut être vite fait léger, mais sans plus.

  Jo ricane.

  -Attends deux minutes tu vas voir.

  -Lola t'appelle au fait.

  -Yes, j'y vais mon grand.

 

  Alors que Jordan s'éloigne, Max a les yeux rivés sur le reste de sa mousse, comme s'il ne sentirait rien s'il bougeait. Fixe, il attend un effet, mais rapidement il ressent le besoin de s'étirer, et de se rouler une cigarette, ce qu'il fait. Une légère chaleur agréable commence à se faire ressentir dans sa poitrine avant qu'il ait le temps de l'allumer. Son briquet s'allume d'un claquement sec. Grande bouffée de fumée, il l'inhale, la garde un instant, puis la souffle lentement dans un soupir béat de plaisir. OK, ça monte. Je me sens pas mal là... Je comprends un peu le truc, mais je le sens à peine. Il savoure cette sensation réconfortante quand une voix enjouée se fait entendre depuis la plonge.

  -Oh Max ! Au boulot un peu ! Ça fait un moment qu'on t'as pas vu derrière la tireuse !

  Lola et Jordan sont de retour et prennent place sur les tabourets du bar, côté client. Max attrape le cendrier et les trois pintes vides d'une main avec aisance et les rejoint rapidement. La lumière est tamisée entre eux, et derrière le barman se trouvent des lumières blanches tout le long des trois étagères où les bouteilles sont disposées. Il prend place du coté de son poste de travail, sur un tabouret qu'il dépose là les soirs de fermeture, pour y être tranquille avec ses potes. Il a automatiquement le dos droit.

 

  Il l'aime sa place derrière le bar. Ce métier, d'abord en salle, puis au bar, qu'il exerce depuis ses quinze ans, lui a donné plus de confiance en lui qu'il n'aurait jamais espéré avoir. D’ordinaire réservé, Maxence prenait une autre dimension derrière son comptoir. Ici, on venait à lui. Il offrait un sourire, un trait d’humour, et le regard des gens changeait. Il aimait ça. Parfois il se risquait même à complimenter une cliente. Il a le droit d'offrir un digestif, une bière, un café de temps en temps, ça lui donne un air sympa. Il exécute son rôle à la perfection, comme s'il était comédien jouant le tavernier dans une pièce de théâtre. Quand il est au bar, la plupart des clients qui viennent commander une boisson repartent avec le sourire.

  Après la fermeture, il expérimente et élabore de nouveaux cocktails qu'il fait goûter au patron, et parfois, il a le droit d'en rajouter un à la carte pour en faire le spécial de la semaine. Ça le rend fier.

 

  -Je vous mets quoi ? Demande Max en posant sa clope dans le cendrier.

  « Un jus de soleil » comme aime dire Lola et « Un Picon », sans grande surprise. Jordan est le seul mec de vingt-trois ans que connaît Max qui boit du Picon. Et pas n'importe comment, avec de la Cuvée des Trolls. Original, et redoutable dans une bière à sept degrés d'alcool. Il allume son enceinte Bluetooth et envoie du Rage against the machine comme ambiance sonore pour servir les verres, entre l'odeur du tabac et celle de la machine à pression.

 

  Ils déblatèrent des histoires, se coupent, chacun ayant une anecdote personnelle sur le moindre sujet qui arrive sur la table. C'est vrai que ça fait parler. Tout le monde attend le bon moment pour s'accaparer la parole. Lola a envie de se faire une nouvelle ligne, a mi-chemin dans son planteur glacé. Cette fois-ci, Max demande explicitement sa part. Sans hésiter ni détourner le regard. Tant qu'à faire, au moins ce soir je le fais à fond. Comme ça, pas de frustration, j'aurais essayé une fois et aucune raison d'y retourner, parce que je connaîtrais.

 

  Cette fois ci, ils y vont tous les trois. La plonge sera leur pièce attitrée ce soir pour se repoudrer le nez. L'ambiance est devenue légère, cette scène n'a plus l'air grave à présent. Lola en prépare trois de taille égale cette fois-ci, espacés chacune du même écart, pendant que le trio continue de jacasser. Puis, Lola, Jordan et ensuite Max prennent leur ligne en vitesse. Celle-ci, ils ne la sentent même pas passer dans le pif, l'intérieur est déjà tout engourdi. Jo essuie les particules blanches restantes collés à l'assiette avec son index et se le frotte contre la gencive. Max grimace et ça fait ricaner Jo.

  -Moi j'aime bien faire ça maintenant mec, dit il toujours en riant.

  -C'est sûr que ça nique la bouche !

  -Ouais... C'est pas bon en vrai, mais après tu sens plus tes gencives et la sensation, je kiffe trop.

  À vrai dire, Max ne sentait déjà plus sa gencive du haut. Il choisit de ne pas se laisser tenter par cette pratique. C'est déjà pas mal deux traces, pour l'instant.

 

  Quand ils repartent en direction de la salle, Lola sort prendre l'air deux minutes. Le son paraît un peu étouffé. C'est agréable, mais tout a l'air faux, c'est bizarre. Comme si je voyais à travers les yeux d'un autre. Max allume les lumières de la table de billard dans la salle, Jo, qui n'est pas que con, comprend le message et va chercher les cannes. Lorsque Max place les billes dans le triangle sous l'ampoule jaune et sombre, quelques timides gouttes de sueur perlant sur son front, il croit entendre un bruit à l'extérieur, comme un raclement. Il reste figé là trois secondes à se demander quelle pouvait être l'origine du bruit. Il s'approche de l'entrée principale de la salle et ouvre la porte vitrée. Le barman trouve Lola sur sa gauche, les mains appuyées sur ses genoux, tête baissée, au dessus d'une des jardinières de fleurs démarquant la terrasse, un long filet de bave tombant lentement de sa bouche jusqu'à l'intérieur du pot. C'est censé arriver ça... ?

  -Ça va ? Demande Max, toujours à la porte.

  -Ouais t'inquiètes !

  -T'es en train de vomir ?

  Elle se redresse rapidement et s'essuie la bouche avec l'arrière de sa main sans se retourner. Lola est un peu gênée d'être surprise dans cette posture. C'est le genre de personne qui a du mal à admettre quand elle se sent mal, physiquement ou mentalement.

  -Non gros, j'ai juste vomi un petit peu, j'ai eu un coup de chaud mais là ça va. J'arrive de suite t'inquiètes.

  Il l'observe rapidement. Est ce que je devrais insister ? Nan, elle gère. Il dit « OK » et rentre. C'était effectivement un léger filet, elle n'avait pas l'air particulièrement pâle ou transpirante. Il la connaît bien, et sait lire entre les lignes avec elle. Il saurait à quel moment s'inquiéter, du moins il le pense. Arrivé à la table de billard, Jordan a fini de placer les billes et bat la mesure de la musique sur la canne avec l'intérieur de son majeur en dansant légèrement.

  -Elle fait quoi Lola ?

  -Rien, elle gerbe.

  -Ah, bah d'accord, dit Jo en rigolant. Tu veux casser ?

  -Non, vas-y toi.

  Elle revient comme si de rien n'était, le regard fuyant. Personne ne fait mention de sa petite sortie, à son grand soulagement. Elle a l'air d'aller plutôt bien.

  La soirée suit son cours, les trois amis boivent beaucoup, la coke aidant. Jordan boit de si grandes gorgées qu'on a presque peur qu'il se noie dans sa Troll. C'est marrant, dit Max, j'ai pas l'impression de sentir l'alcool comme d'habitude. Ses potes lui expliquent que les effets prennent le pas sur ceux de l'alcool, le neutralisant en quelque sorte. Six pintes et je me sens comme si j’en avais bu deux.

  Les mâchoires un peu serrées, ils retournent en plonge toutes les trente minutes environ. Ils parlent de tout et de rien. Parfois, Lola et Max déterrent une vieille anecdote, une époque, et la passent au crible, se donnent des réponses sur certains non-dits. C'est space, j’suis chelou ce soir. Tout me touche, tout me parle. C'est clair que c'est pas avec une seule ligne que j'aurais senti tout ça.

 

  Vers six heures du matin, la lumière du jour commence à éclairer le camping. Ils quittent le bar et vont dans le mobil-home de Jo et Max. C'est leur dortoir pour la saison, à l'écart de ceux des clients. Très vite, Lola propose d'aller se promener pour finir la soirée. Il y a une forêt à moins de quinze minutes de marche. Les garçons acquiescent, et la petite équipe se met en route, les yeux écarquillés, reniflant, avec un fond de mal de tête, toujours un verre à la main chacun. Lola ouvre la marche, elle est devenue silencieuse.

  Ils ont du prendre une petite dizaine de lignes par personne ce soir. Bien plus que ce que Max avait prévu, mais au fil de la nuit, c'était devenu mécanique, même plus une question. C'était comme ça que se passait la soirée. Au moment où ils arrivent à l'orée des bois, il reste seulement de quoi en faire trois fines.

  -Les gars attendez deux secondes, demande Lola. On s'en fait une ?

  Ils font oui de la tête. L'ambiance est assez joviale, mais tout de même amoindrie depuis une heure ou deux. La fatigue physique finit par se faire sentir malgré tout. Même les nuits blanches ont une heure de fermeture.

  -Max, toi aussi ? Elle lui pose la question avec un air frustré, limite agacé. Il peut voir dans ses yeux qu'elle aimerait qu'il réponde « Non merci ». Pas parce qu'elle se fait du souci pour lui, non. Plutôt car elle sent que c'est la fin du ballon, et que c'est difficile pour elle. Max ne connaît pas encore cette sensation mais il n'en démord pas. Elle prépare les trois dernières à la va-vite sur le dos de son téléphone dans la fraîcheur du matin. À peine le temps de taper que Lola décrète froidement :

  -Ça me saoule. Ça vous dérange pas si on rentre ? J'suis crevée.

  Aucun des deux n'a le coeur de la contrarier, alors ils retournent au camping, puis au mobil-home, après un détour au bar pour se remplir un dernier verre. Chelou la phase qu'elle nous a fait Lola. Les gars vont dans leurs chambres et Lola squatte le salon, invitée pour ce soir. L'alcool aidant, personne n'a du mal à trouver le sommeil ce matin-là.

  Le lendemain, jour de congé pour les mecs, Lola s'en va. Ils restent entre eux dans le salon du bungalow, débriefent un peu, moins dynamiques que la veille.

  -J'ai le pif en vrac mec, ça pique dedans.

  -Ouais on a fait ça comme des cons aussi, dit Jo, vautré sur la banquette inconfortable. Normalement, faudrait se moucher entre les traits. On peut même se nettoyer un peu le nez avec du sérum phy', c'est encore mieux. On s'est quand-même envoyé trois grammes.

  -C'était bizarre l'action qu'elle nous a fait Lola dans le bois, tu trouves pas ?

  -Tu la connais mieux que moi, elle a souvent des sautes d'humeur.

  -OK, mais là, c'était quand-même brutal. C'est elle qui nous traîne jusque dans la forêt pour au final vouloir se barrer en deux-deux.

  -Elle a du anticiper la redescente, c'est désagréable comme sensation. Là hier on a bien pillave, alors on l'a pas trop sentie. Mais tu verras une prochaine sans alcool comment c'est.

 

  Max s'était dit que c'était juste une fois pour essayer. Pourtant, à la mention d'une prochaine fois, il n'y eut aucune objection de sa part.

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