Derrière le village, il y avait une clairière. Les familles s’y rendaient le dimanche et les jours de fêtes pour pique-niquer. Au printemps, on y ramassait des fleurs, jouait à chat perché, faisait des roulades dans l’herbe haute. En été, on plantait dans le sol des piquets sur lesquels on étendait de grandes bâches. Quand le soleil frappait trop fort, petits et grands couraient jusqu’au ruisseau qui descendait la vallée voisine et sillonnait la forêt pour traverser la clairière. Les clapotis de l’eau chahutaient avec les voix des gamins. En automne, on formait d’immenses montagnes de feuilles d’érable et de platanes, et on se jetait dedans jusqu’à épuisement. En hiver, les parties de boules de neige n’en finissaient pas. Les bonhommes de neige naissaient un peu partout et quand le soir se présentait, il y avait toujours quelqu’un pour les confondre avec un enfant.
Derrière cette clairière se dressait une forêt. Plus on s’enfonçait en elle, plus les arbres s’épaississaient. Ils créaient des chemins étroits et leurs branches composaient l’immense toit de ce refuge de plénitude.
Alyna ne restait jamais bien longtemps dans la clairière à jouer avec les autres enfants. Emmanuella, sa meilleure amie ne la retenait pas occupée à rire aux éclats. L’appel de la forêt, de ces immenses géants de bois, de ces entrelacs de racines, était bien trop fort pour empêcher Alyna de se noyer sous les armures d’écorces des gardiens immobiles.
Elle avançait sereine, écoutant le bruissement des feuilles et observant la valse des branches lorsque le vent cherchait son chemin jusqu’au village.
Le jour de ses six ans, elle trouva un rocher qui logeait dans cette forêt, depuis, elle le rejoignait à chaque fois qu'elle le pouvait. Là-bas, les arbres ne formaient qu’un dans une ronde solide, seul un passage étroit, laissait les petites sourit comme Alyna s’introduire dans un sanctuaire de tranquillité rêvé.
La première fois qu’elle avait découvert cet endroit, le chant d’un ocarina avait envahi l’atmosphère et avait hérissé les poils de son corps. Une vague de bien-être lui avait retourné le cœur. Curieuse, elle s’était hissée dans le trou, mais quand elle avait glissé jusqu’au parterre de pétunia, Alyna n’avait trouvé personne. La voix de l’ocarina avait disparu ne laissant que le chant des oiseaux. Les yeux écarquillés, la fillette s’était alors promenée dans ce cercle secret, avait escaladé le rocher et s’était placée plus haut que le sommet des arbres qui l’entouraient alors. L’étendue verte et la mer de nuages dressée devant elle avait cristallisé le paysage d’une histoire qui naissait dans son esprit. Et de ce jour, elle revint ici chaque fois qu’elle le pouvait.
Cependant, l’après-midi de ses huit ans, elle entendit à nouveau l’ocarina. Curieuse de connaître le musicien qui en jouait, elle s’éloigna de son paradis secret. Son carnet dans une main, son goûter dans l’autre, la petite fille courue agilement entre racines et cailloux. Elle bondissait comme une chèvre des montagnes. Parfois, elle s’arrêtait pour écouter l’instrument et mieux se diriger.
La forêt noircissait.
Le toit que formaient les branches et les feuilles ne permettait plus aux rayons du soleil de se dérouler en ruban d’or et de diamants.
La pénombre n’était pas un problème pour Alyna. Elle ne craignait pas le noir, au contraire, elle adorait jouer avec lui. Elle ferma alors les yeux et se servit de ses autres sens. Ses mains venaient caresser les troncs, les buissons, sans jamais les égratigner. Ses pieds frôlaient les sols et quand un obstacle pointait devant elle, Alyna le contournait. Sa nuque tendue permettait de diriger ses oreilles et de capter la mélodie qui se rapprochait à chaque instant.
La petite fille ouvrit enfin les yeux après avoir glissé plusieurs fois sur la moiteur de quelques pierres. L’humidité s’amoncelait autour d’elle et pesait sur son corps et sa longue tresse brune veinée de noir.
Encore une fois, l’ocarina s’arrêta, alors qu’elle était tout près de lui. Elle épia les ombres, le mouvement que formaient les écorces mousseuses.
Personne.
Pourtant, elle sentit un regard se poser sur elle.
Alyna songea à un animal. Une biche ou un oiseau solitaire.
Mais alors qu’elle s’apprêtait à rebrousser chemin, elle entendit un souffle de voix. Comme si quelqu’un était emmuré.
—Attends petite humaine ! Viens plus près. Je ne puis parler plus fort. J’ai quelque chose à te proposer.
Alyna serra son carnet contre sa poitrine. Quelque chose clochait. D’un air hésitant, elle avança vers le souffle de voix. Son cœur, en percussion, battait sous ses os. Elle chercha d’où la voix provenait, et lorsqu’elle sauta dans le creux que formait trois grands arbres la fillette se rendit compte du danger. La voix était partout, comme si elle résultait de la brise froide qui s’élevait dans un tourbillon invisible.
Un frisson passa sur la peau bistre d’Alyna.
—Petite, Je peux réaliser n’importe quel souhait. Tu dois bien avoir un grand rêve.
La douceur de la voix semblait cacher un trait de noirceur.
—Je… Je n’ai pas de rêve, la voix. Je…
—Tu me mens, petite. Tu as peur. Mais de quoi ? De moi ?
—Je n’ai peur de rien, la voix. Et je préfère garder mes rêves pour moi. Mon père dit qu’il faut du travail pour que les souhaits s’accomplissent.
—Ton père est un sage homme. Mais pourquoi s’user au travail quand une voix te propose un souhait exaucé dans un claquement de doigt ?
—Parce que c’est louche, la voix. Puis, que devrais-je faire en échange ?
—Rien de bien méchant, juste une goutte de ton sang.
—Rien que ça ? s’étonna Alyna, en haussant un sourcil.
—Seulement, ça, assura la voix.
—Ça ressemble à un souhait empoisonné. Puis d’abord, qui es-tu la voix ?
Un silence coula entre le tourbillon invisible et la petite fille.
Un silence lourd de sens.
—Je ne suis plus personne. Je ne connais plus mon nom, ni ce que je suis. Mais je sais que je ne mérite pas le sort auquel on m’a lié.
La voix parut si triste qu’Alyna ressentit le souffle de la pitié s’étendre dans son cœur. Qu’est-ce qu’une goutte de sang ? Ses genoux, ses coudes, ses mains pouvaient attester du nombre de fois où le liquide chaud et vital avait glissé hors d’eux. Mais là, ce n’était pas comme tomber et se faire mal, c’était poser son doigt sur une pierre coupante et ouvrir sa peau, extrayant les perles de sang de sa propre main. Alyna n’aimait pas tant que ça avoir mal. Et se dire qu’elle devait se faire mal volontairement l’enchantait guère.
—Je suis désolée, mais je ne veux pas. De toute façon, un rêve qu’on ne concrétise pas soit même est voué à l’échec. C’est mon père qui le dit. Et je crois en ce qu’il dit. Vous, je ne vous connais pas.
—S’il te plait, petite fille. Aide-moi. Je t’en conjure. Je ferais de toi une reine.
—Je ne veux pas être reine. Trop de contraintes.
—Ton prix sera le mien.
La voix devint plus haute, plus preste, plus impatiente. Rien pour rassurer Alyna qui déjà montait les racines d’un des trois arbres. Elle retomba sur le chemin qui l’avait mené jusqu’à la voix, jusque dans la pénombre.
—Où vas-tu ? Reste.
—Je ne peux pas. Il se fait tard.
—Alors, reviendras-tu ?
La voix avait ce timbre misérable, presque suppliant.
Alyna ne répondit pas et rebroussa chemin quand quelques mètres plus loin, elle vit une femme, un enfant dans les bras. Ses cheveux d’un blond argenté flottaient dans l’air et auréolaient son visage immaculé. Ses yeux bleu-lavande se posèrent dans les siens et firent battre son cœur d’enfant poète.
—Une fée, s’écria-t-elle. Vous êtes une fée, n’est-ce pas ?
Alyna courut vers elle, trébucha et fut rattrapée au vol par la femme.
—Que fais-tu ici, petite ? Tu ne dois pas aller si loin dans la forêt. C’est dangereux.
—J’ai suivi le chant d’un ocarina. Puis j’ai rencontré une voix. Elle voulait…
Alyna ne termina pas sa phrase coupée par la femme.
—Une voix ? Que t’a-t-elle demandé ?
—Mon sang. Mais, j’ne lui ai pas donné.
—Ne lui donne jamais et ne reviens plus ici. Je veux t’entendre me le jurer, sans quoi je viendrais chercher ton plus beau trésor.
—Alors vous êtes vraiment une fée ?
—Peut-être bien que oui.
—Est-ce une réponse ? bouda Alyna.
—Tu n’auras qu’à décider toi-même si je suis une fée ou non. Maintenant, promets.
La fillette hocha la tête et se signa donnant ainsi sa promesse de ne plus revenir si loin dans la forêt.
La femme s’éloigna, là où l’ombre était la plus profonde. Son petit garçon, les doigts emmêlés à ses longs cheveux, fixa Alyna qui elle-même n’arrivait pas à se défaire du regard pénétrant et gris de l’enfant.
En les regardant disparaitre et devenir une seule ombre, la fillette serra à nouveau son carnet. Elle allait enfin pouvoir commencer à écrire une véritable histoire.