chapitre 2

Notes de l’auteur : Un chapitre un peu long, mais qui vous dévoile la passion d'Alyna. ^^

— Un jour, je n’aurai qu’à demander pour avoir. Je deviendrai qui je veux être, avoua Alyna en faisant tourner sa tunique, entre les draps qu’étendait son amie. Tu verras Emmanuella. Tu verras que ce n’est pas si compliquer de réaliser ses rêves.

Alyna s’arrêta, laissant sa tunique s’enrouler autour de ses jambes et retomber sur son pantalon. Elle s’élança, les bras en avant, vers la jeune femme, et l’emprisonna de ses longues mèches brunes. Leur front l’un contre l’autre, elles rirent de leurs fantasmes et des histoires qu’elles aimaient se raconter.

—Tu es toujours une petite fille Alyna, tu ne vois pas combien nous changeons, combien nous vieillissons. Demain, j’aurai vingt-et-un ans et toi tu me chantes que j’ai encore espoir de devenir qui je veux être ? Tu sais très bien qu’ici, les filles de teinturières sont mariées tôt.  

—Il faut apprendre à changer, Nuella. C’était avant qu’on préparait une femme à être épouse, mère et teinturière de génération en génération. Ce n’est plus de notre temps. Ni celui de nos parents.

—À qui veux-tu le faire croire ? À moi ou bien à toi ?

Emmanuella glissa ses mains sur la taille de son amie et la repoussa afin d’étendre le reste des longs tissus teintés.

—J’aimerais être comme toi, dit-elle. Être insouciante pour quelques années de plus. Mais je sais à quoi m’en tenir. Lucius est un bon parti. Il a un appartement en ville et même s’il est un peu porté sur la bouteille, il me respecte et ne demande qu’à me choyer.

—Et toi, qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu fais toujours comme les autres veulent ? Que fais-tu de ta vie, de tes envies, de tes espoirs ? Tu n’es même pas amoureuse ! Et tu crois que tu résisteras toute ta vie avec « un bon parti » ? Tu étais si drôle, si motivée quand nous étions plus jeunes.

Alyna soupira et se jeta par terre, en tailleur, les bras en arrière pour reposer son dos. Elle bascula la tête vers le ciel et posa son regard d’encre sur la course d’un épervier. Il virevoltait dans les airs, disparaissant dans les nuages et réapparaissant sous les rayons d’un soleil d’été. La majestuosité qu’il employait pour qu’on ne voit que lui éblouit la jeune femme. Elle ne rêvait plus que d’une chose : étirer ses bras et le rejoindre dans un ballet envoûtant.

Perdue dans la danse aérienne du volatile, Alyna oublia Emmanuella qui secoua la tête, désespérée de voir un jour sa chère amie grandir et ouvrit les yeux sur le monde.

—À force de regarder en l’air, tu finiras par oublier comment est le monde. Ce jour-là, je ne veux pas être là pour te voir réaliser qu’on ne choisit pas toujours.

—Je choisirai tout, moi. Personne ne me fera croire que notre vie est déjà écrite.

—Et c’est toi qui dis ça ? Tu choisis le chemin que suivront tes personnages. Tu décides pour eux.

—Même pas vrai. Ce sont eux qui m’habitent et qui prennent leurs décisions à travers moi. Jamais le contraire, s’entêta Alyna.

Elle s’allongea sur l’herbe, toujours admirative devant l’oiseau, et joua avec les Alysses odorantes qui chatouillaient son cou et ses poignets.

—Tu veux toujours avoir raison. Une vraie tête de mule. Je souhaite bien du courage à ta mère pour te trouver un homme, avec un caractère si entêté.

Emmanuella tira une épingle de son tablier et la planta sur le tissu aussi bleu que ses yeux. Alyna disait souvent qu’ils étaient la discontinuité du ciel printanier. Qu’on voyait les oiseaux voler et les bourgeons des cerisiers éclore, qu’on entendait les rires des lavandières et des charpentiers, ceux des enfants et aussi le clapotis que produisait l’eau de la rivière. Cette fille avait de l’imagination à revendre, et même si ses poèmes et la beauté de ses phrases éveillaient milles émotions, il était bien mieux pour elle d’arrêter de se bercer d’illusion. Emmanuella savait que trop bien où cela pouvait mener. Son frère avait voulu croire en son rêve, il avait foncé droit devant, sans faillir. Il s’y était abandonné corps et âme, avait oublié de manger, de boire, de vivre, pour qu’un soir un courrier dirigea sa vie jusqu’à un arbre au fond de la clairière, celle où leurs parents les emmenaiten pique-niquer quand ils étaient enfants. C’était le meunier qui l’avait retrouvé balançant sur l’amandier où ils adoraient grimper. C’était sur cette arbre qu’Yvon lui avait parlé de son amour incommensurable pour la peinture et pour son modèle. Un modèle composé de pierre et d’air.

Elle avait vu son frère se perdre dans ses propres mondes, et parfois, c’était ce qui arrivait avec Alyna. La crainte qui enlisait son cœur dans ces moments-là la vieillissait de cent ans. Que pouvait-elle faire contre la déraison ? La peur était une alarme face au danger.

—Je ne veux pas de mari, pas d’enfant. Il ne suffira à mon bonheur qu’une feuille, de l’encre et une plume, assura Alyna.

—Pas de mari et pas d’enfant. Tu en auras comme tout le monde, ma pauvre petite.

—Suis-je tout le monde ? se fâcha-t-elle.

Alyna se souleva d’un bond et se redressa sur ses pieds. Son visage se teinta d’une rouge colère. Elle détestait qu’on la compare au monde. Elle haïssait qu’on lui dise ce qu’elle ne voulait pas être. Bienheureuse Emmanuella de se complaire dans la vie de famille, mais elle, elle avait d’autres espoirs. Pourquoi enfanter quand elle se sentait elle-même une enfant ? Qu’avait-elle vécu pour devenir mère si tôt ? Ne devait-on pas désirer cela, plus que tout au monde, un peu comme cette envie qu’elle avait de créer des histoires ? Envie déraisonnable. Une envie qui débordait d’elle depuis toujours. Une envie qui lui aurait fait vendre père et mère pour caresser la couverture de ses romans. Il fallait bien plus que des paroles, que des « qu’en dira-t-on ? », des « c’est ainsi que va le monde », pour lui faire voler en éclat la volonté et le désir profond, presque capricieux, qu’elle avait de réaliser son souhait de devenir romancière. Elle ne cherchait pas vraiment à comparer ce souhait qui l’habitait depuis son enfance aux espoirs qu'Emmanuella lui brodaient en paroles inutiles. Ce souhait existait et elle le nourrissait. Son cœur battait pour cette seule volonté et si elle ne pouvait l’atteindre, pouvait-elle goûter au bonheur ?

—Bien sûr que tu es tout le monde. Tu es juste aveuglée par ton envie d’être unique, ton envie d’aller à l’encontre de vérités. Tu ne me feras pas changer d’avis, Alyna. C’est dangereux de rêver trop fort, ça fait faire des bêtises, des actes irréparables.  Je… j’ai perdu mon frère pour un rêve, je ne veux pas perdre celle que je considère comme une sœur.

Emmanuelle retenait le tissu bleu entre ses doigts serrés. Elle luttait contre l’envie de pleurer. Ses jambes tremblaient, montrant sa faiblesse à son amie qui reprit son calme.

Alyna s’avança, le regard fuyant, et glissa ses mains autour de la large taille d’Emmanuella. Elle enfouit son visage au creux de son cou, huma le parfum de cannelle et de lavande, puis posa un profond et chaste baiser sur sa nuque.

—Je ne suis pas Yvon. Je saurai m’arrêter à temps.

—Et si tu n’y arrivais pas ? ajouta la blonde.

Cette question, elle ne se l’était jamais vraiment posée, sans doute parce qu’elle ne voyait pas de raison de le faire. Au fond d’elle, Alyna croyait en ses rêves et en sa capacité à mener à bien ses objectifs. Elle n’avait pas songé une seconde que le manuscrit qu’elle avait envoyé en ville le mois dernier pouvait être refusé. Son père avait adoré. Emmanuella avait dit elle-même qu’elle avait pleuré, puis il y avait Loueen, la base de toutes ses histoires, son moteur. Lui aussi avait suivi l’histoire avec un grand engouement. Pourquoi ces trois personnes auraient-elles menti ? Pourquoi son récit ne pourrait-il pas aller jusque dans le rayonnage de la librairie de famille ?

Sa vie s’était toujours déroulée à quelque chose près comme elle se l’était imaginé et ça lui convenait. Pas d’ombre au tableau, hormis sa mère et ses demandes incessantes de lui faire rencontrer des jeunes hommes.

Elle serra un peu plus fort la taille de son amie et murmura à son oreille :

—Tu sais, je ne suis pas si insouciante que tu le penses. C’est juste que je vois le monde différemment de toi. Je ne rêve pas d’enfants à cajoler ou de bons dîners à faire à mon tendre époux, mais moi aussi je compte bien être heureuse. Je le suis.

—Tu vis dans des illusions, Yna. Tu ne grandis plus depuis que nous sommes au collège. Tu stagnes dans un monde que je ne comprends pas.

—Mais qui m’offre le bonheur et la joie. Regarde-moi ! Ai-je l’air malheureuse ?  Je n’ai besoin que de peu de choses pour vivre avec le sourire aux lèvres.

—Comme tu veux… Mais au moins, je t’aurais prévenue. Arrêtons de parler de ça et rentrons. Ma mère te servira un thé au jasmin. Ma cousine a fait des biscuits, elle veut se tenir prête pour son concours.

—Je serais ravie de les goûter. Aubelle est un chef boulanger née, si tu veux mon avis.

—Tu devrais prendre exemple sur elle. À quatorze ans, elle est déjà prête à prendre l’affaire de son père.

—Pourquoi penses-tu que je veuille devenir libraire ?

—Parce que ce serait la meilleure chose à faire. Tu aurais un travail assuré.

Emmanuelle soupira. Quoi qu’elle dirait, Alyna trouverait un moyen de répliquer. C’était une discussion de sourd.

En attrapant la bassine vide et la collant sur le sommet de sa hanche, la jolie blonde, dont les formes généreuses transparaissaient sous sa robe légère, jeta un œil à son amie. Son air de victoire et ses pensées de château enchanté et de grimoires ensorcelés n’avaient guère changé depuis qu’elles se connaissaient.

Aujourd’hui pourtant, elles avaient grandi, il n’était plus question de jouer, mais d’entrer dans la vie d’un adulte respectable.

Emmanuella était déjà fiancée et commençait à planifier son mariage contrairement à Alyna qui, la tête plongée dans des phrases, les mains toujours chargées de carnets, regardait vers des terres inconnues. Son oreille droite était devenue le perchoir attitré de tous ses crayons papiers et ses poches retenaient gommes, notes et tout ce qui pouvait l’aider à inventer. Elle ne semblait pas vouloir grandir de la même façon que les autres. Et cela éveillait les remarques et l’exaspération de chacun, à commencer par Emmanuella.

La jeune femme observa son amie marcher en notant quelque chose dans son nouveau carnet. Cette fois-ci la couverture était brodée de roses pâles. Ce qui signifiait qu’Alyna se préparait à écrire une romance. Le fond sombre prédisait qu’il s’agirait d’une tragédie. Des comme celui-là, Alyna en avait des rangées entières, tous différents de son point de vue, mais il y avait tout de même des catégories. Les fleurs parlaient d’amour. Les ronces, de contes. Les astres, de monde lointain. Les plumes, d’ange et de démon.

Il y en avait tant qu’Emmanuella abandonna le décompte. Peut-être était-ce elle qui avait grandi trop vite ? Elle n’en savait rien. S’en moquait de toute façon.

Alyna referma le carnet, positionna son crayon derrière l’oreille. La caresse de celui-ci lui décocha un sourire. Ce soir, elle oublierait son existence, puis le redécouvrirait lorsqu’elle retirerait la barrette en forme de papillon qui tenait sa chevelure macassar en demi-queue. Elle poserait la barrette offerte par son grand-père pour ses dix ans et ramasserait le crayon.

Les yeux perdus devant la maison familiale de son amie, elle devinait le regard de Nuella longeant son bras et fixet, dans un mélange de curiosité et d’appréhensions le carnet tenu fermement. Alyna comprenait ses inquiétudes, elle tenait à elle. Les artistes finissaient souvent mal, notamment les écrivains, dramaturges, poètes, peintres… C’était leur nom qu’on voyait le plus souvent dans le registre des suicidés.  Noyade, pendaison, scarification, cyanure, intoxication. Mais pas seulement. Emmanuella n’arrivait pas à comprendre qu’il ne suffisait pas d’être artiste pour en finir avec la vie. Son frère avait ruiné cette logique. Alyna voulait lui montrer qu’il y avait de l’espoir.

*

—Yna ! Comment trouves-tu mes biscuits ? Sont-ils à ton goût ?

La jeune femme émergea d’un rêve éveillé et laissa tomber sur sa tunique le biscuit dans lequel elle avait croqué. L’homme qu’elle épiait sous le voile de son prisme imaginaire s’effaça de son esprit, remplacé par celui d’Aubelle, la cousine d’Emmanuella. La jeune fille aux joues roses et aux yeux rieurs s’approcha encore un peu, en attente de la réponse.

—Tes biscuits sont toujours un régal. Ils éveillent chez moi la nostalgie de mes séjours chez mes grands-parents. Mon grand-père Horace en préparait des dizaines. Je me vois encore accueillir la boîte métallique qu’il me donnait, et l’enfouir dans ma sacoche, pour filer sur les chemins du littoral. J’inspirai l’air iodé de la mer en dégustant les navettes à la fleur d’oranger. Tu agites la petite fille qui sommeille en moi.

—Qui sommeille ? se moqua la mère d’Emmanuella.  Je la vois, la petite fille, et elle ne sommeille pas. Elle est toujours aussi vive.

Alyna ne cherchait pas le conflit et afficha un sourire que Nuella savait factice.

Celle-ci dévia ainsi la conversation à son mariage, laissant Alyna en proie à l’amertume passagère. Elle récupéra le biscuit et le mangea.

Sa main se pencha plusieurs fois sur le saladier et elle ramena toujours plus de biscuits au bord de ses lèvres. Le goût la replongea dans ses souvenirs et son grand-père réapparut. Il se tenait dans son fauteuil face à la fenêtre, là où il pouvait admirer la mer et les rouleaux qu’elle produisait quand le mauvais temps guettait. La jeune femme se rappela du parfum épicé et iodé, de sa grande main basanée qui se posait au sommet de sa tête quand elle s’asseyait à ses pieds pour lire des romans de piraterie. Lui, il aurait été fier d’elle. Jamais il n’aurait critiqué ses choix de vie. Au contraire, il lui aurait donné une tape dans le dos avec une consigne toute simple : profite avant de ne plus savoir tenir debout comme le vieux crouton que je suis. Oui, lui, il l’aurait encouragée sans chercher à parler de son âge ou de mariage. Elle l’aurait entendu dire à sa mère : ma petite fille n’a pas besoin d’un homme pour se construire, elle a la plume.

Souvent, quand tous semblaient la voir comme une enfant écervelée, elle pensait à lui, aux paroles qui lui auraient dites, aux encouragements qui lui auraient donnée des ailes. Ce soutient ne vivait plus que dans son esprit, désormais.

Horace lui avait fait jurer d’aller au bout de ses rêves. De ne jamais se laisser marcher sur les pieds.

Un échec, ça fait mal. J’en ai essuyé plus d’un avec ta grand-mère, mais ça fait grandir quoi qu’on en dise. N’abandonne jamais ce que tu es, Aly. Garde le cap. Et si un jour tu dérives, rappelle-toi de moi. Rappelle-toi de ce que je t’ai dit quand tu étais petite : les rêves se remodèlent à l’infini. Ils sont l’essence même de la vie. Tu n’oublieras pas.

 

—Sans rêve que somme-nous ? murmura Alyna, alors que le souvenir s’estompait.

Certains s’accrochaient à leur rêve d’enfant pour résister à la dualité de la vie, d’autres comme Alyna cherchait la réalisation d’objectif, de but à atteindre. L’écriture n’était pas un simple rêve d’enfant, c’était le murmure de sa voix intérieure, l’exaltation de son cœur de femme, son plus grand désir, ses plus grandes découvertes, la chance de voir plus loin, de pénétrer l’invisible.

Ce qu’elle vivait avec ce rêve était au-delà de l’entendement. Elle ne savait pas comment faire comprendre ce qui la rattachait à ses récits. Y avait-il ne serait-ce qu’une façon de le dire, le décrire ?

Elle se sentait simplement vivante.

C’était comme faire de la musique avec des images changées en mots.  

 

Alyna jeta la main dans le saladier et acheva de terminer le dernier biscuit, alors que la famille de son amie discutait de la composition du bouquet de mariée.

Emmanuella avait tant changé. Où était passée l’adolescente de quinze ans qui voulait devenir alpiniste, ou celle de dix-sept ans qui désirait être plongeuse ? N’avaient-ils été que des rêves passagers, de ceux qu’on créait sans les respecter et qui finissaient dans la tourbe ténébreuse de nos souvenirs oubliés ?

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