— Tout me semble en ordre, mademoiselle Vernis.
J’acquiesce sans prononcer un mot, tandis que la voix de l’agent immobilier résonne dans l’appartement vide.
Il m’informe des dernières modalités. Je le vois, il me parle.
Ses lèvres remuent, s’agitent à un rythme soutenu.
Pourtant, mon esprit bat la campagne.
Je récite déjà mentalement les étapes du trajet qui m’attend.
À vrai dire, je suis partie depuis longtemps.
Ai-je déjà été vraiment là ?
Bien sûr, physiquement, je suis une Parisienne pure et dure : je suis née ici, j’ai grandi ici, j’ai fait mes études et eu mon premier emploi ici.
Pourtant, mon cœur, lui, n’a jamais été là.
Non, depuis le premier été passé en Normandie, c’est là-bas que je veux vivre.
Les souvenirs me submergent, aussi nets qu’un film qui se déroulerait sous mes yeux.
Les sentiments qui les accompagnent n’ont rien perdu de leur intensité, malgré les années écoulées.
J’en savoure chaque miette, comme on déguste un mets des plus rares et exquis… avant que cet opportun ne me sorte de mes pensées.
— Mademoiselle Vernis…
L’agent me regarde, impatient. L’agacement se lit dans son regard rétréci et le froncement de ses sourcils.
Bien sûr, en bon Parisien, cet homme court après le temps, les rendez-vous, tout, parce qu’à Paris, tout est toujours une course perpétuelle et sans fin.
C’est d’ailleurs à ça qu’on reconnaît les touristes : leur démarche lente, parfois incertaine.
L’homme me tend la main. Je la lui serre, et il la retire brusquement.
Ses sourcils jouent avec le sommet de son crâne dégarni, et ses yeux s’élargissent, pleins d’étonnement et d’incompréhension.
— Euh… les clés, mademoiselle…
Gênée, le sang afflue dans mes joues. Il réchauffe mon visage pendant que je cherche les maudites clés dans mon sac.
Je tâte ensuite mes fesses et les retrouve dans la poche arrière de mon jean, sous le regard désespéré de l’homme face à moi.
Je les lui tends, et il me les prend du bout des doigts, comme pour éviter tout autre contact indésirable avec moi.
— Vous souhaitez peut-être que je vous laisse faire vos adieux à cet endroit ?
Je regarde les murs blancs, l’espace totalement vide de toute vie, avant de le regarder à nouveau.
— Non, merci.
Il semble soulagé par ma réponse.
Quand nous sortons tous les deux de l’appartement, il verrouille la porte d’un geste expéditif.
Il me salue sommairement avant de descendre les escaliers en toute hâte, alors que je prends mon temps.
J’ai une conscience accrue de chaque pas que je fais, du poids de mon corps porté par mes jambes.
Chaque marche descendue est comme un poids en moins sur mes épaules.
Un soulagement. Une libération.
Je ne devrais pas appréhender un peu ?
Douter ?
Non.
Je sais ce qui m’attend. Je connais la route par cœur, je connais l’endroit par cœur.
Arrivée au rez-de-chaussée, mes paupières se ferment, et je revois nettement, comme si j’y étais :
La maison de mon grand-père.
La Normandie.
Je connais chaque coin et recoin. J’en sens presque l’odeur : un mélange de bois, d’herbe fraîchement coupée, et le léger parfum iodé de la mer porté par le vent.
Mes paupières se rouvrent, et je m’avance vers ma nouvelle vie.
Celle que j’aurais dû vivre.
Certes, la maison sera vide. Plus personne n’y vit depuis sept ans.
Mais c’est ma maison maintenant, et je compte bien y être heureuse.
Alors que les kilomètres s’enchaînent et que le temps s’écoule, je ne peux m’empêcher de penser à la dernière fois que je suis allée là-bas.
C’était il y a trois ans, pour l’enterrement de mon père.
Je n’ai jamais connu ma mère.
Alors, toute ma famille, c’était lui. Mon père. Mon seul parent.
Mon meilleur ami aussi, celui à qui je pouvais tout dire. Celui avec qui je riais le plus.
Cette fois-là, je n’ai pas mis les pieds dans la maison. Je n’en avais pas la force.
J’ai appris que les souvenirs les plus merveilleux peuvent se teinter de tristesse quand ceux qui les ont partagés ne sont plus là.
J’ai compris que tout ce que j’aimais — cet endroit que je considérais comme mon paradis sur terre — pouvait devenir un coup de couteau en plein cœur.
J’ai compris, ce jour-là, la douleur que mon père avait pu ressentir quand il avait perdu le sien.
Pourquoi il évitait autant que possible cette maison où il avait grandi, appris, vécu…
Tout comme moi.
Un lieu plein de premières fois, aujourd’hui plein d’absence.
Inévitablement mon ésprit me renvoie la vision d'un visage flou au yeux noir si nette qu'il pourrais etre devant moi. Mais je le chasse, comme j'ai appris a le faire avec le temps.
Je pense avoir accepté cette perte. Je pense pouvoir y retourner.
Je veux y retourner.
Je veux vivre dans cet endroit que j’aime.
C’est toujours mon paradis sur terre, malgré certains souvenirs amers.
Paris, c’est terminé. C’est de l’histoire ancienne.
Je sors de l’autoroute pour éviter les péages. Direction Évreux.
Sur le trajet, je reconnais certains coins que j’adorais.
Parfois, avec mon père, on s’y arrêtait.
Mais aujourd’hui, je n’ai qu’une hâte : arriver.
Inévitablement, mon esprit me renvoie à ce dernier été passé là-bas.
Il y a maintenant sept ans.
Ma rencontre avec Maël, et tout ce qu’elle implique.
J’écoute les musiques qui passent à la radio, pour mettre mon cerveau en sourdine.
Il n’est plus là.
Rien ne sert de penser à ce garçon.
J’actionne le clignotant, avant de remarquer que j’ai déjà parcouru la majeure partie du trajet en pilote automatique.
J’ai tout autant hâte que j’appréhende.
Cette maison m’a manqué.
Ce village aussi.
Tous ces souvenirs.
Quand je longe la départementale, mon rythme cardiaque s’emballe, emporté par toutes les émotions qui me traversent : l’excitation, la joie… l’appréhension aussi, un peu.
Devant l’entrée du cimetière, je ralentis sans m’arrêter.
Je continue, passe devant les habitations aux volets parfois fermés, la mairie, le parc.
Je m’arrête au stop, lève les yeux vers l’appartement au-dessus du bar-épicerie.
Un vieux réflexe.
Je reprends la route, puis me gare le long de la départementale qui traverse notre village, au rythme lent d’une ville à l’abandon.
Personne dans les rues.
Mon cœur bat plus vite.
La maison est là.
Toujours debout.
Plus petite que dans mes souvenirs.
Ou alors, c’est moi qui suis devenue trop grande.
Je coupe le moteur.
Silence.
Une seconde, je n’ose pas sortir.
Mes doigts restent accrochés au volant, crispés.
Pourquoi j’ai peur ?
C’est juste une maison.
Mais non. Ce n’est pas juste une maison.
C’est un morceau de moi que j’ai laissé en friche pendant sept ans.
Je sors de la voiture.
Le gravier crisse sous mes pas.
L’humidité de la mer, l’odeur iodée du vent… tout me revient.
Je respire profondément, presque douloureusement.
J’ouvre le portail rouillé. Il grince, comme dans mes souvenirs.
La clé tourne difficilement dans la serrure, comme si elle hésitait, elle aussi, à me laisser entrer.
L’odeur m’assaille.
Un mélange de bois, de poussière… et autre chose. L’odeur du passé.
Je reste figée quelques instants dans l’entrée, les yeux mi-clos.
Tout est à sa place.
Rien n’a bougé.
Même le vieux chapeau de pêche de mon père, toujours accroché au portemanteau, me fait face.
Je n’ai pas envie d’allumer la lumière.
Je veux d’abord écouter le silence.
Il a changé, ce silence.
Il est moins pesant que je ne le craignais.
Presque doux.
Je dépose mon sac à l’entrée.
Mes jambes tremblent un peu.
Je m’avance dans le salon.
Les rideaux sont tirés.
La lumière du jour, filtrée par le tissu, donne à la pièce une teinte rosée, un peu irréelle.
Je m’assois sur le vieux canapé. Celui où mon père s’endormait après le déjeuner.
Je pose ma main sur le coussin, doucement.
Il est usé, un peu rêche.
Mais il est là. Comme tout le reste.
Et, d’un coup, sans prévenir, les larmes montent.
Pas violentes. Pas dramatiques.
Juste des larmes silencieuses.
Douces.
Comme si mon corps se souvenait de tout ce que mon esprit avait tenté d’oublier.
Je murmure :
— Me revoilà. Je suis rentrée.
Je suis enfin à ma place.