Chapitre 2

Par Aline.C

J’essuie mes joues en reprenant mon calme. En douceur, je me lève du canapé pour faire le tour du grand salon : la vieille télé, pas un écran plat, mais ce vieux poste très gros et très lourd. Je me souviens que celui-ci vient de ma chambre d’ado, quand celui de Papi avait rendu l’âme.
Après avoir ouvert les rideaux, j’ouvre en grand la fenêtre, à gauche du poste. Je passe par l’ouverture en forme de porte dans le mur pour arriver dans la cuisine, toute en longueur. En face, l’escalier qui mène à l’étage.
J’ouvre la porte située au pied de l’escalier, celle qui donne sur le jardin en friche.
En montant les marches, le bois grince sous mon poids.
Un instant, j’ai peur que l’humidité et les années aient affaibli la structure, et que tout s’effondre… mais j’arrive en haut sans encombre.
À l’étage, je suis obligée d’allumer la lumière du couloir.
J’entre dans la première pièce sur la gauche : la salle de bain.
Les escaliers menant au grenier s’y trouvent aussi.
J’ouvre la fenêtre pour aérer, avant de grimper les marches étroites et de pousser la porte du grenier, qui bascule difficilement.
L’odeur de poussière y est plus forte encore. La chaleur y est pratiquement insupportable, à cause du soleil qui tape sur le toit de la maison juste au-dessus.
J’ouvre le velux, puis attrape l’aspirateur que je redescends et dépose dans le couloir.
Cette maison a besoin d’air, et d’un bon coup de propre.
Un éternuement me le confirme.
J’ouvre la porte de ma chambre.
Je vois directement le lit collé au mur.
En face, une longue commode sur laquelle trônent des piles de livres jaunis par le temps, et une petite télé à écran plat, bien plus récente que celle du rez-de-chaussée, mais qui date pourtant de plusieurs années.
Après avoir ouvert la fenêtre, j’ouvre aussi l’armoire près de la porte, pour lui faire prendre l’air à elle aussi, avant d’y ranger mes vêtements.
Je remarque la boîte en bois, tout en haut.
Ma main esquisse un mouvement vers elle… mais je m’arrête et mon bras retombe le long de mon corps.
Dans le couloir, j’hésite à nouveau devant les portes des chambres qui appartenaient à ceux qui ne sont plus là.
J’abaisse la poignée de celle de mon grand-père.
Rien n’a changé.
Tout est figé dans le temps.
Je remarque ses charentaises au pied du lit, rangées et alignées à la perfection.
J’ouvre la fenêtre, puis referme soigneusement la porte derrière moi en soupirant.
Pour la chambre de mon père, je garde la tête baissée, le regard fixé sur les lattes du parquet.
Je la relève seulement pour ouvrir cette foutue fenêtre d’une main tremblante… et je ressors d’un pas vif, le cœur battant et les yeux humides.
Il est évident que je suis prête à être ici… mais pas encore dans cette chambre.
Comme précédemment, je referme la porte, puis redescends les escaliers.
Il me faut trois bonnes heures pour terminer le ménage et transporter mes affaires de ma voiture à la maison.
Un peu plus loin, je remarque, par la baie vitrée du bar, que plusieurs personnes se sont tournées vers moi.
Mais je ne reconnais aucun visage, de là où je me trouve.
J’attrape mon sac, puis rejoins le bar-épicerie. Chaque espace a sa propre entrée.
Avant, ce n’était qu’un bar. L’épicerie a été ajoutée quand les parents de Maël en sont devenus les propriétaires.
C’était l’été de mes dix-sept ans.
Il s’est passé beaucoup de choses, cet été-là… trop de choses.
J’entre par la porte de l’épicerie. Personne n’est là pour m’accueillir.
Par la porte vitrée menant au bar, je perçois, du coin de l’œil, les gens qui m’observent.
Effectivement, je ne reconnais aucun visage.
Je suis devenue une étrangère, dans un endroit où je pensais connaître tout et tout le monde.
J’attrape de quoi me préparer un repas pour ce soir : du café, quelques chips et des gâteaux.
Pour le reste, il faudra attendre que j’aille faire des courses dans la ville voisine.
Mais pour l’instant, la fatigue me gagne, et je ne me vois pas reprendre la route.
En passant devant les produits d’hygiène corporelle, j’attrape une crème pour le corps, quand une jeune femme d’environ mon âge — vingt-quatre ans — franchit la porte séparant le bar de l’épicerie.
Ses grands yeux noirs me regardent, je remarque en dessous de ces derniers quelques éphélides qui parsèment sa peau claire.
Un sourire étire ses lèvres fines et roses, quand elle s’avance dans l’épicerie, ses cheveux bruns, coiffés en queue de cheval, voltigent dans son dos.
— Bonjour ! me salue-t-elle en allant se poster derrière la caisse.
— Bonjour, dis-je en déposant mes articles sur le comptoir.
Elle les scanne un à un avec des mouvements agiles, et pourtant il s’en dégage une certaine grâce.
Cette femme, tout comme les personnes présentes au bar, m’est totalement inconnue.
— Vous habitez là ? demande-t-elle, en désignant, par la baie vitrée, la maison aux fenêtres et portes ouvertes, de l’autre côté de la rue.
— Oui. Je suis Ellie, la petite-fille de Raymond Vernis. Je vais vivre ici à partir d’aujourd’hui.
J’essaie de sourire aussi joliment qu’elle, mais sur mon visage, ça doit sonner faux — à en juger par la manière dont elle me regarde.
Comme si j’étais un fantôme.
— Oh…
Elle hésite un court instant, ce qui me met un peu mal à l’aise.
— Moi, c’est Camélia, enchantée.
Elle me tend mon sac en m’annonçant un prix bien au-dessus de ce qui se fait dans le commerce.
Mais je paie sans broncher, en me promettant intérieurement de ne plus faire mes courses ici… sauf en cas d’absolue nécessité.
Je repars vers ma voiture, attrape quelques affaires restantes sous mon bras, et retourne chez moi.
Ces mots me semblent étranges.
Mais aussi agréables.
Chez moi.
J’essaie tant bien que mal de ranger, sans pour autant toucher aux affaires de mon grand-père et de mon père.
Mais un choix s’impose à moi :
Je ne peux pas vivre éternellement dans le passé.
Je décide de ranger mes affaires où bon me semble.
Je prends totalement possession de l’espace.
Dans la salle de bain, je range les affaires de toilette de mon père dans un des placards, aux côtés de celles de mon grand-père.
Les heures s’écoulent. La nuit tombe doucement, sans même que je m’en rende compte.
C’est seulement à la fin de mon repas que je remarque les lumières qui s’allument chez les gens.
Face à ma maison, celle de mon amie d’enfance, Cindy, est éclairée.
Je me fais la réflexion qu’il faudrait que j’aille la saluer. Notre dernière conversation me revient en mémoire et l’amertume me pique la langue malgré les années.
Le bar éclaire, quant à lui, une partie de la rue avec ses puissants néons.
Ceux de l’épicerie sont éteints. Aucune lumière n’éclaire la pièce.
Avant de tirer les rideaux, je scrute le bar… et me demande si Maël y retourne parfois.
Ou a-t-il totalement disparu après cet été-là ?
Je remonte dans ma chambre après avoir verrouillé la porte d’entrée et celle menant au jardin.
Dans la nuit, cette maison pourrait faire peur à ceux qui ne la connaissent pas : tous ces petits bruits, toute cette noirceur.
Et pourtant, moi, je n’allume pas la lumière.
Je monte les marches sans les compter, sans même tenir la rambarde.
Je connais chaque recoin par cœur.
Alors c’est dans le noir que je me déplace.
C’est seulement dans ma chambre que j’allume la lumière.
Devant l’armoire, j’hésite un court instant avant d’ouvrir la porte de droite.
Tout en haut, je regarde la boîte en bois, avant de l’attraper à deux mains.
Elle me semble plus lourde que dans mes souvenirs…

Installée sur mon lit, je l’ouvre.
Plusieurs cahiers aux écritures multicolores m’y attendent.
En dessous, je sais qu’il y a des photos. Mais je ne me sens pas prête à les regarder pour l’instant.
Je cherche le cahier portant le numéro dix-sept, et finis par mettre la main dessus.
Je me cale plus confortablement, avant d’ouvrir mon journal intime, datant de cet été-là.
Je saute le début, celui qui parle de la mort de mon grand-père, pour chercher le passage qui m’intéresse.

 

 

Sept ans plus tôt — L’été de mes 17 ans

 

 

— N’oublie pas d’éteindre le gaz après avoir cuisiné, surtout, et pense à fermer la porte le soir, et quand tu sors. Je sais qu’on n’est pas à Paris, mais tout de même.

J’hoche une nouvelle fois la tête face à mon père, au volant de sa vieille ZX rouge bordeaux, sans vraiment l’écouter.
Il me noie sous une avalanche de recommandations à travers la fenêtre grande ouverte, alors que tout ce à quoi je pense, c’est : s’il s’inquiète tant, il n’a qu’à rester avec moi, comme avant.
Mon cœur se serre légèrement à l’idée que, cette année, en plus de ne plus avoir Papi… je vais être seule dans cette maison.
De l’autre côté de la rue, je la vois. Tous les volets sont ouverts, sauf ceux qui donnent sur la ruelle à droite de chez nous — ceux de sa chambre.

— Bon, j’y vais. Tu m’appelles tous les soirs, ok ?
— Ça va aller, t’en fais pas.

Il lève la main, tend son index vers moi. Je colle le mien au sien.
On émet un bruit avec nos bouches, censé ressembler au tonnerre, mais ça ressemble plutôt à un pet foireux.
Il sourit, moi aussi.
C’est notre truc.
Notre façon de dire je t’aime.
Notre manière de créer du lien, de délirer parfois.
Il me fait un dernier signe avant de démarrer.
Je le regarde quitter le village.
Cindy arrive à mes côtés et attrape ma main pour la serrer dans la sienne.

— Il est parti ?
— Oui.
— On va à la plage cet après-midi avec Maël, tu veux venir ?
— Maël ? Le nouveau ?

Elle rit un instant, lâche ma main et part en direction de ma maison. Je la suis.

— C’est drôle ! Lui aussi t’appelle « la nouvelle ». Ça fait déjà cinq jours que t’es là, mais tu l’as toujours pas croisé. Tu vis en ermite ou quoi ?

Elle grimace en réalisant ce qu’elle vient de dire.
Effectivement, je suis là depuis même six jours, mais je ne lui ferai pas la remarque.
Cindy sait que je suis arrivée plus tôt cette année… pour l’enterrement de mon grand-père.
Mais c’est comme ça, parfois, on dit ce qui nous passe par la tête. On blesse sans le vouloir. On réalise trop tard que les mots peuvent faire mal.
Elle sort deux canettes de Coca du frigo, et on s’affale dans le canapé du salon.

— Alors, tu viens ?
— Où ?

Un long soupir d’exaspération lui échappe.
— À la plage.
J’hésite.
D’un côté, je sais que ça me ferait du bien.
Mais en même temps, je n’ai pas envie de voir du monde.
J’ai envie d’être seule.

Peut-être que c’est ça, ce que mon père est parti chercher à Paris : la solitude.
Une solitude qui aide à guérir le chagrin.
Je pense aux livres qu’il m’a achetés pour l’été.
Je pense… à moi.
À ce que je veux.

— Non, la flemme. Allez-y sans moi. Je le rencontrerai plus tard, ce fameux Maël dont tu n’arrêtes pas de parler.

Un court instant, son visage change.
Un long sourire s’étire sur ses lèvres. Ses yeux bleus comme le ciel s’illuminent.
Et là, je comprends que, malgré son invitation… elle n’avait aucune envie que je vienne.
À cause de ma mauvaise humeur ?
Ou parce qu’elle préfère se retrouver seule avec ce garçon ?
À travers la porte d’entrée restée grande ouverte, on entend la mère de Cindy l’appeler pour le repas.
— J’y vais !
Elle vide sa canette, la pose sur la table et s’en va.
Je finis par me faire un sandwich que je mange en silence, avant de regagner ma chambre pour lire.
Quelques instants plus tard, j’entends la porte de chez elle s’ouvrir.
Depuis ma fenêtre grande ouverte, je me redresse et la vois dans le miroir de l’armoire.
Elle s’est changée.
Je ne l’avais jamais vue aussi bien apprêtée.
Ses longs cheveux blonds sont tressés sur le côté, alors que tout à l’heure, ils étaient lâchés et volaient au vent.
Elle a troqué son short et son t-shirt contre une robe moulante qui met en valeur sa silhouette fine et sa peau blanche.
J’ai bien fait de rester à la maison.
J’aurais été de trop, c’est sûr.
Tout comme je peux voir son reflet, si elle lève la tête, elle me verra.
Alors je plonge le nez dans mon livre et j’attends.
Je ne me lève que quand je l’entends rire au loin, sur la route qui mène à la plage, derrière la maison.
Je ferme le voilage.
Face au miroir, je me regarde.
Mon corps tout en rondeur.
Mes cuisses dodues.
Mon ventre rebondi.
Mes seins, bien plus gros que ceux des filles de ma classe, me complexent.
Et attirent des remarques de la part des garçons…
Ce que je déteste.
J’essaie de les aplatir, de les cacher.
Mais ils sont là, à me narguer.
Mon visage rond, mes yeux en amande, ma peau hâlée…
Je suis tout le contraire de mon amie.
J’essaie de m’imaginer dans sa robe.
Mais je ressemblerais plutôt à un rôti bien ficelé.
J’ai vraiment bien fait de ne pas aller avec eux.
Et pourtant… j’en ai envie, de voir la mer.

Je mets mon maillot de bain — un bikini simple, noir.
Par-dessus, j’enfile un t-shirt XL et un short.
Je prends mon sac à dos.
Je longe la route derrière chez moi.
Il me faut parcourir deux bons kilomètres avant d’arriver à la plage.
À ma droite, un parc avec une énorme balançoire ronde où l’on peut s’allonger, et des tables de pique-nique.
À gauche, des dizaines de maisonnettes colorées me cachent la mer.
J’avance vers elles, longe l’enfilade de cabanons, puis grimpe une petite colline où se trouve un autre parc, peu fréquenté.
De vieilles balançoires font face à l’océan.
Je pose mon sac contre la poutre qui les maintient, puis m’assois sur l’une d’elles.
Le vent me fouette le visage.
J’en respire le parfum iodé à pleins poumons.
Je ferme les yeux, j’écoute le ressac des vagues…
Et la balançoire me berce doucement.
Je souris.
Pour la première fois depuis mon arrivée ici.

Parfois, les choses les plus simples sont les plus réconfortantes.

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez