Chapitre 1

Notes de l’auteur : Oui, chapitre 1. C'est un chapitre et c'est le premier. Chapitre 1 paraît être un nom adapté.

-Qui… es-tu ?

La bourrasque soufflait par-dessus les mots du bandit. Poussés à bout par une vie de misère qui les avait bousculés de malheur en revers, ils s’étaient levés tôt, ce matin, pour pouvoir entamer une journée de truande la plus longue possible, sortant en titubant de leur cache dans le désert immense à l’affût d’un quelconque voyageur de passage. Leur première cible repérée, ils avaient couvert leurs visages d’un foulard, et avaient encerclé le vagabond. Seulement, ce faisant, ils s’étaient condamnés à mort. Aussitôt, leur victime, son visage d’un blanc de nacre et ses yeux violets couverts d’un capuchon de voyage, avait laissé tomber son bâton de marche pour à la place dégainer une épée restée jusque là dissimulée sous sa cape. Sans laisser le temps aux bandits de réfléchir, le voyageur avait porté l’estocade, se fendant en un éclair, et le brigand en chef était tombé au sol dans une explosion de sang vermeil, le flot de sa vie assombrissant les sables secs du désert. Puis, dans un mouvement exagérément ralenti, le vagabond s’était tourné vers les quatre autres bandits, relevant son arme pour frapper à nouveau. Ses proies avaient tourné les talons pour lui échapper, en vain. Maintenant, dominant de toute sa hauteur les bandits allongés sur le dos au sol, plissant les yeux pour distinguer la silhouette du vagabond malgré la lumière aveuglante du soleil qui la faisait ressortir en contre-jour, mains tendues devant eux dans un geste futile pour se protéger, le voyageur soupirait. Il savait qu’il n’était pas nécessaire d’exécuter les hommes au sol, comme il savait qu’il ne pouvait laisser la rumeur de son existence s’ébruiter. Avec une pointe de regret, il enfonça sa lame dans le torse des bandits, un par un. Ensuite, il entreprit de creuser une fosse aussi grande qu’il pouvait, ses mains poussant le sable aussitôt remis en place par le vent impitoyable, pour cacher les corps.

 

Quelques jours plus tard, sa tâche finie, il se redressa et épousseta sa tunique. Ensuite, il ramassa son bâton et se remit en chemin. Il ne savait plus pourquoi il marchait, il l’avait oublié depuis bien longtemps déjà, le souvenir s'était perdu dans l'immensité des sables. Il se souvenait seulement que c’était important, mais il savait aussi que dans quelques siècles tout au plus il aurait oublié cela de même. Le temps lui était compté. Il devait trouver ce qu’il avait oublié qu’il cherchait. Il se souvenait des neiges sur lesquelles se reflétait seule la lueur de la lune, il se souvenait des monts aux sommets si hauts que le paysage en contrebas se perdait dans le lointain, il se souvenait des vaux d’où il avait une vue sur toute l’enceinte de roche qui l’entourait, des fjords couverts d’une neige qui jamais ne fondrait et entourés de sapins pris dans les glaces, des jungles où poussaient des arbres si monumentaux qu’il devait se tordre la nuque pour apercevoir la canopée, des dizaines de mètres plus haut et filtrant la lumière du soleil pour faire tomber sur lui des rayons d’un vert fougère, des prairies où fleurissaient des explosions de couleur, des côtes balayées par les vagues blanches d’écume.

Et maintenant, seul demeurait le désert. Depuis qu’il avait, des décennies plus tôt, posé pied en ce lieu, il ne s’était jamais lassé de la beauté de ses sables pris dans l’étau du temps. Il aimait que ses empreintes restent au sol, gravées par ses chaussures dans le sol mou de l'étendue aride, traces solitaires de son passage. Il n’était qu’ombre vagabonde, mais ses empreintes, elles, attestaient de sa présence. De tous les autres humains qu’il avait croisé depuis son entrée dans le désert, il n’en avait revu que trois fois tout au plus. Les hommes étaient des créatures si éphémères, il ne comprenait pas pourquoi ils ne prenaient pas le temps de marcher. Continuant sa procession en solitaire, il ne s’arrêta que lorsqu’il sentit la lumière décliner et le soleil irradier dans son dos. Alors, il posa son bâton au sol, s’allongea sur sa cape et tourna sa tête vers le ciel. Là, quelques heures plus tard, se tiendraient des étoiles. Une fois qu’elles furent toutes réunies, il entreprit mentalement de les compter. Il n’était aucune nuit depuis des années où il n’avait manqué à ce rituel. Et, chaque nuit, il y avait toujours le même nombre d’étoiles. Cette fois-ci fut de même. Au lever du jour, sa besogne achevée, le voyageur ramassa son bâton et se remit en marche. Il n’avait pas besoin de dormir. Cela lui arrivait parfois, de somnoler, mais il préférait la plupart du temps admirer le paysage. Quant aux rêves… Il ne les aimait pas. Illusions, les rêves lui montraient une réalité distordue qui se voulait embellie, alors qu’il avait tout ce qu’il lui fallait en levant la tête et en regardant ce qui l’environnait. Perdu dans ses réflexions, seul face à son esprit, il marchait non pas tant par désœuvrement que par envie de marcher. Certes, il avait, il y avait quelques années de cela, entendu les murmures et cris d’autres voyageurs de passage qui se plaignaient des conditions de vie impossibles que leur imposait leur roi. Écoutant les rumeurs, tapis derrière les rochers, ses couleurs prises par le désert et dissimulé par cette magie qu’il abhorrait, il avait attendu que les marcheurs quittent les sables. Il aurait pu, bien entendu, se rendre dans ce royaume qui semblait si cruel et ouvrir les yeux à ce monarque qu’il devinait si aveugle aux souffrances de son peuple. Mais, au lieu de cela, il marchait en solitaire. Ce qu’il avait oublié était plus important, il le savait. Ses vagues souvenirs lui soufflaient qu’une fois qu’il aurait trouvé ce qu’il cherchait, tout irait mieux. Empli d’une sorte de résignation profonde, il savait qu’il avait parcouru le désert en long, en large et en travers plusieurs centaines de fois. Il avait croisé les mêmes dunes, les mêmes arbres secs et morts, les même monuments de grès et de pierre que les hommes, dans leur course effrénée à l’éternité, avaient érigé dans le vain espoir que quelque entité supérieure entende leurs appels, mais pas une fois il n’avait rencontré la moindre trace de ce qu’il cherchait. Pourtant, bien qu’il n’ait plus que quelques siècles devant lui, il ne pouvait se résoudre à quitter le désert. Ainsi survivait-il au temps, de jour en jour et pas à pas. Bientôt, il le savait, ce qu’il cherchait serait relégué au second plan tandis qu’il ne serait plus absorbé que par la volonté de poser un pied devant l’autre. Un mort en sursis, se sentait-il, condamné à rester en vie tant qu’il n’avait pas trouvé ce qu’il avait oublié qu’il cherchait.

 

Une nuit, un serpent rompit l'uniformité de sa vie. Alors qu'il comptait les astres nocturnes dans le ciel sans nuages -il en était à trois-cent-soixante-sept-, il sentit du mouvement près de son flanc gauche. C'était le glissement d'une peau écaillée sur le sable. Tournant la tête, il se retrouva face à face avec une langue fourchue qui dardait impatiemment, attendant probablement l'instant où il se détournerait pour frapper. Le regard du voyageur croisa deux yeux jaunes étincelants, puis remonta le long d'un corps longiligne et d'un ocre qui se fondait dans le sable, jusqu'à une queue dont l'extrêmité battait un rythme que le serpent était le seul à entendre. L'arpenteur prêta à la bête trois pas de long pour un poing de diamètre, ainsi qu'une tête qui formait un triangle plat parfait, avec une longueur de côté qui devait valoir celle de sa paume ouverte. L'examen lui avait pris moins d'une seconde, et, voyant le reptile montrer les crocs dans une posture menaçante, il la fixa intensément, imprimant dans l'esprit simple du serpent ce qu'il voulait lui dire. "Bonsoir, toi. Tu as faim ?" Ce à quoi le reptile répondit par une ondulation qui pouvait tout aussi bien être signe d'assentiment que d'une attaque imminente. Le voyageur prit une poignée de sable dans sa main et la souffla doucement sur la tête triangulaire du reptile. "Bonne nuit." Lourdement, la bête roula sur le côté, exposant un ventre d'un blanc de sable clair soulevé par une respiration imperceptible à l'oeil inaverti. Le voyageur réajusta sa cape sous son dos, puis reprit sa tâche, le reptile profondément endormi étendu en forme de S du côté de son coeur. Trois-cent-soixante-huit, trois-cent-soixante-neuf...

Après cet incident, les jours se répetèrent à l'identique, avec parfois un nuage solitaire pour projeter son ombre sur les sables arides du désert.

Puis, il y eut la caravane. Frêle charrette coupant les flots du sable en ligne droite, portée par un vent sec et impitoyable, elle était une explosion de couleurs presque indécente. Il n’était à ce moment là jamais rentré dedans, mais il savait qu’elle abritait un père, une mère, une petite fille et un petit garçon. La première fois qu’il avait croisé ces quatre gens, il s’était caché. La deuxième fois, le garçon l’avait vu. Il n’avait eu alors d’autre choix que d’accepter leur compagnie ; Tandis que la famille s’émerveillait de son expérience, il attendait patiemment qu’ils se lassent de lui. Il parlait aussi peu que les rudiments de politesse dont il se souvenait le permettaient, et pourtant, pourtant, ils tenaient à se rapprocher de lui. Peut-être avaient-t-ils senti sa solitude et cru de bon goût de tenter de la combler. Cela ne l’intéressait pas. La petite famille n’apprit pas grand-chose de lui, puisque lui-même en savait très peu ; en revanche, il eut l’occasion d’apprendre comment Arland, le père, avait l’habitude de passer sa main dans ses cheveux noirs en bataille dès qu’il tentait de refréner quelque chose, comment Iris, la femme, aimait à faire de la poésie sur toutes les petites chose du désert, mais ce qui résista toutefois à sa compréhension fut l’énigme que représentaient les enfants : Il ne parvenait pas à saisir ce qui les motivait à revenir vers lui avec toujours plus d’enthousiasme alors que lui se sentait si vide, comment le calme de Yanna complétait si harmonieusement l’agitation de son petit frère Orion. Il y renonça. Puis, quand le jour inévitable de la séparation devait survenir, sans trop savoir pourquoi, il monta à bord du bateau des sables. Personne n’avait protesté, ils s’étaient tous accommodés à sa présence silencieuse et, mangeant peu et ne dormant jamais, il n’était pas un fardeau supplémentaire. Sachant que, en quittant le désert, il renonçait du même coup à se souvenir de ce qu’il cherchait, il décida de chercher autre chose. Son nom, il lui fallait un nom. Bien sûr, il aurait pu laisser Arland, Iris ou Yanna le nommer, mais il préférait le faire lui-même, de sorte qu’il ne put rejeter la faute sur personne si son nom ne lui plaisait pas, et qu’il aurait une sensation d’accomplissement à chaque fois qu’il le prononcerait, conscient de tout ce qui aurait mené à son obtention. La petite famille se montra étonnamment compréhensive, et consentit à l’appeler par toutes sortes de phrases détournées telles que « l’homme du désert », « le voyageur », ou, plus simplement, « lui ».

Quand ils sortirent de l’immense étendue de sable, Arland décida de célébrer le moment et cette rencontre inattendue en utilisant les restes de leur nourriture pour cuisiner lui-même. C’était immonde, et, comme Orion et Yanna semblaient partager son opinion, le vagabond fit la remarque avec un sourire désolé. Alors, Iris éclata de rire. « Toi…, haleta-t-elle, je t’aime bien. Bien sûr que c’est immonde ! D’habitude, c’est moi qui cuisine, et on ne laisse faire Arland que pour se rappeler qu’après chaque dure épreuve nous attend une autre ». Cette fois-ci, le fou rire gagna l’ensemble de la table, avec le cuisinier d’un soir qui souriait d’un air contrit et affichait un air exaspéré, bien qu’il partageasse l’allégresse générale en son for intérieur. Le voyageur monta la garde toute la nuit, une main sur le pommeau d’une épée qu’il était le seul à voir. Bien tangible, elle patientait à sa taille, invisible, et il espérait bien qu’elle devrait attendre encore quelques siècles avant de voir la lueur du soleil. Pour patienter jusqu’à l’aube -dormant peu, il s’était proposé pour prendre dorénavant tout les tours de gardes-, il reprit son rituel nocturne. Une, deux, trois, quatre, cinq… Deux-mille-huit-cent-soixante-douze ? Une étoile manquait. Craignant le pire, il reprit le compte. Deux-mille-huit-cent-soixante-douze, encore une fois. Une étoile manquait à l’appel. Une qu’il connaissait bien. Une qui était trop récente pour être simplement morte de vieillesse. Quelqu’un avait tué une étoile et devrait répondre de son crime devant la lame du voyageur. Il forcerait l’assassin à regarder la naissance d’un nouvel astre, peut-être même mettrait-il l’âme du coupable à contribution pour ramener l’équilibre dans la voûte céleste. Alors qu’il cherchait un moyen de trouver le meurtrier, le souvenir lui revint ;

 

Perché en haut d’une falaise, un ami dont il avait oublié le nom et immortel comme lui à ses côtés, il regardait le soleil décliner lentement dans le ciel. Quelques mètres devant eux à peine, une rivière sortait du sol pour se jeter dans le vide puis dans la mer déchirée par des récifs aux proportions de dents monstrueuses en contrebas, formant une cascade qui projetait des gouttelettes d’eau à travers les derniers rayons du crépuscule. Son camarade se tourna vers lui.

-C’est ici. C’est maintenant. C’est grâce à nous.

D’un sourire muet, le voyageur exprima son approbation. En se jetant à peine un regard en coin, ils sautèrent dans la rivière et dégringolèrent la cascade. Au lieu de se résigner à la chute, leurs mains tâtèrent l’eau qui défilait avec eux vers la mer tandis qu’ils basculaient dos vers les flots tumultueux. Enfin, ils trouvèrent une prise dans la cascade. S’entraidant à grimper la corde d’eau, ils se stabilisèrent puis mirent pied dans une grotte jusque là dissimulée derrière le rideau aqueux. Le voyageur adressa un sourire ironique à son ami.

-Cet endroit est bien caché. Presque comme si on ne voulait pas qu’il soit trouvé.

L’autre leva les yeux au plafond couvert de stalactites d’un vert de cristal avec un soupir exaspéré.

-Tu comptes faire cette blague encore longtemps ? J’étais jeune, je ne pensais pas devoir revenir ici un jour.

Le voyageur eut un jappement amusé. « Tu ne t’es jamais dit que tu avais créé une merveille ? ». L’autre ne répondit pas. Sans prononcer un mot de plus, ils se rassemblèrent autour d’une stèle couverte de runes qui luisaient d’un bleu océan. Chacun leur tour, ils sortirent un os de leur poche, qu’ils placèrent en sinistre bouquet de fleurs sur la pierre tombale. Ensuite, le voyageur extirpa un cœur qui pulsait encore légèrement de sa tunique tandis que son ami plaçait délicatement une paire d’yeux par-dessus les os. Dès que les cinq ornements macabres furent réunis, ils disparurent dans une explosion d’étincelles de toutes les couleurs imaginables. Les deux immortels se regardèrent d’un œil entendu. Tandis que son ami réfléchissait à la première partie de la phrase, le voyageur savait déjà ce qu’il allait dire. Ensemble, ils prononcèrent ;

 

-Elle sera le temps… Elle sera le guide…

-Dans dix fois dix fois dix ans, elle nous réunira, dirent-ils d’une même voix en se tournant vers le plafond de la grotte qui était devenu transparent jusqu’à laisser paraître le ciel.

-Que Chronostella soit.

 

Alors, sitôt l’étoile fut-elle baptisée, une étincelle de lumière dorée monta de la mer en s’intensifiant, dépassa le soleil, qu’elle cacha bientôt de sa lueur flamboyante, et, bientôt, elle couvrit le ciel entier d’un voile blanc par son éclat. Quand ils ne furent plus aveuglés, les deux amis clignèrent plusieurs fois des yeux. Deux-mille-huit-cent-soixante-treize.

 

Ensuite, un roulement de tonnerre retentit et ils furent séparés en deux endroits du monde.

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Josépatate
Posté le 28/06/2025
Un premier chapitre qui présente beaucoup, peut-être même un peu trop ? Tu aurais peut-être pu te laisser du temps pour installer l'ambiance, le désert gigantesque, aride, les relations de l'immortel avec la petite famille (qu'on ne connaît pas vraiment), avant de dévoiler les exploits cosmiques dont il est capable ?

La révélation fonctionne bien, et paraît appropriée vu le personnage à laquelle elle est liée, d'où le fait qu'on aimerait peut-être en apprendre plus sur son caractère et sa manière d'être avant d'obtenir les réponses sur ce qu'il est vraiment.

Mais ce n'est que mon humble avis, et n'ayant (pour l'instant) accès qu'à un seul chapitre, je ne sais pas ce qui est prévu pour la suite et la direction dans laquelle cette histoire va se diriger.
Symphonio
Posté le 29/06/2025
Bonsoir !
Tout d'abord, j'aimerais te remercier pour ton retour (:D) et les observations que tu fais.
Pour ce qui est du caractère du personnage, je comptais le révéler peu à peu pendant sa quête, puisque j'avais envie que l'histoire ne soit pas autour de la fin du voyage, mais du voyage lui-même. Pour ce qui est de la famille, idem : pour l'instant, l'arpenteur est un peu "coincé" si j'ose dire, d'où qu'il ne connaît pas très bien ces gens -je vais quand même essayer de rendre leur relation un peu moins confuse-. Et pour la description du désert, bien vu ! Je vais essayer de retravailler un peu ça.
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