Chapitre 2

 

Le voyageur sursauta, tiré de son souvenir par le claquement de sa cape au vent du désert. Il ne savait plus de quand datait cette réminiscence. Mais si cette étoile, Chronostella, était gage de sa réunion avec un ami qui détenait sûrement beaucoup de secrets sur leur existence, et qu’elle avait disparu, il se sentait le droit d’entrer dans une fureur sans borne. Pourtant, il ne ressentait aucune différence par rapport à d’habitude. Sans comprendre pourquoi, savoir que l’étoile qui avait disparu n’était qu’une création artificielle de deux hommes l’emplissait d’une sérénité profonde. Du même coup, il renonçait à revoir l’autre immortel et sa crinière d’une couleur rouge aube. Ou bien il pourrait le chercher à travers le monde. En commençant par cette cascade. Le matin venu, il interpella un Arland aux yeux bouffis de sommeil et lui exposa une requête qui laissa l’homme surpris. Maintenant, une petite feuille de papier étendue devant lui et une plume dans la main gauche, assis à la table à l’intérieure de la caravane, il rédigeait une lettre. Une lettre à destination de… Personne.

 

Cher moi,

 

Si tu lis cette lettre, tu as probablement oublié ce que tu cherchais et tu t’en réfère donc à ce bout de papier que tu garderas toujours sur toi. Il te faut un nom. Et il te faut ramener une étoile dans le ciel. Si un jour il y en a une de trop, tu devras la déplacer. Si un jour il y en a une en moins, tu devras la ressusciter. Tu n’oublieras également pas de corriger l’attitude exécrable de ce monarque voisin dont tu as entendu parler dans le désert.

 

Avec une grimace amusée devant ce qu’il venait d’écrire, le voyageur se tourna vers Iris.

-Pourra-t-on se rendre dans le royaume de… Ijmahan ? demanda-t-il en se rappelant tant bien que mal le nom du souverain abusif.

-Combien de temps as-tu passé dans ce désert, au juste ? Es-tu fou ? Un mercenaire à la solde d’Ijmahan ? Suicidaire ! S’emporta la femme, soudain furieuse comme il ne l’avait jamais vue. Pourquoi crois-tu que nous en venons ? Nous n’avons pas quitté Asgard pour y ramener un inconnu qui nous mettrait tous en danger par sa lèse-majesté !

Le voyageur recula, stupéfait par tant de véhémence. Il avait oublié depuis longtemps toute son expérience des royaumes, et les rares notions dont il gardait mémoire ne collaient pas avec l’image d’horreur que tous semblaient dépeindre. Il ferma les yeux et contrôla sa respiration en un souffle régulier, rassemblant ses forces pour quelque chose qu’il n’avait pas fait depuis… Longtemps. Il avait vaguement conscience d’Iris qui lui demandait si il allait bien d’une voix de plus en plus distante, et il sentait de même la poigne qu’elle exerçait sur sa cape faiblir, si ce n’était pas lui qui s’éloignait ; Et, en effet, son esprit rassemblé en une pointe aiguë de concentration, il parcourait mentalement le désert à une vitesse folle. Il prenait mille détours, trouvant sans cesse une raison de faire un virage et grisé de la rapidité à laquelle tout se déroulait. Il se souvenait s’être entraîné des années à faire cela, et cela avait fini par payer : il remarquait chaque détail avec une précision étonnante pour sa vitesse. Délaissant un scorpion à la carapace noire d’obsidienne qui somnolait immobile sous un cactus, il formula en esprit les noms qui l’intéressaient : Ijmahan. Asgard. D’un coup, il fut tiré du désert et traversa divers décors pour finalement ralentir aux alentours d’une plaine d’un vert jaune bien que le printemps fut arrivé depuis quelques semaines déjà, puis d’une petite ferme. Il sourcilla : ce n’était pas la destination qu’il cherchait, mais il s’en contenterait. D’un regard -mental-, il embrassa le bâtiment : en pierre, un toit de chaume soutenu à l’avant par deux poutres en bois peu taillées, avec accolée sur le mur ouest une grange construite de la même manière. Dedans résidaient quelques sacs de grains plutôt plats posés sur le sol en terre battue, un amas de paille entassée dans un coin, et un étage qui couvrait la moitié de la surface à terre, construit en bois et duquel une échelle négligemment posée permettait l’accès. Sur cette paillasse, d’autres sacs de grain, vides cette fois-ci, qui attendaient d’être remplis. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, le voyageur se tourna en esprit vers le bâtiment principal ; aussitôt, il fut devant la porte. Quelque peu hésitant à l’idée de s’introduire ainsi, il traversa la porte de bois vert écaillé, et fit alors face à une petite cuisine. Ce qu’il y vit le frappa : Les tiroirs, à l’exception de quelques couverts rouillés, étaient vides, la salle mal éclairée par une unique lanterne fatiguée qui se balançait faiblement au plafond craquelé, et, assis sur une chaise déformée par le temps, un homme aux tempes grisonnantes massait son crâne martelé de fatigue. Assis à l’autre extrémité de la vieille table en bois sombre, une femme qui devait être son épouse adoptait la même posture. Inquiet, le voyageur passa en revue les environs ; Mis à part leur fils, qui avait quitté le village depuis quelque mois, à la recherche d’un endroit meilleur, il n’y avait pas âme qui vive à moins de trente lieues qui soit assez bien établie pour prendre soin de ces gens vieillis avant l’âge. Il aurait aimé pouvoir leur glisser à l’oreille des mots de réconfort, leur assurer que tout irait bien et que la relève venait du désert. Au lieu de cela, il plongea quelques instants son regard dans l’oreille de l’homme, puis dans son esprit. Là, il vit défiler tout ce qu’il souhaitait savoir sur le royaume. Les impôts. La solitude. Les routes si peu sûres que leurs enfants ne voulaient plus leur rendre visite. La masse écrasante de travail. Le vieil homme approchant soixante-trois ans qui se brisait encore le dos à labourer un champ rendu stérile par la rareté des pluies. La faiblesse du couple, trop fatigué pour demander de l’aide au village voisin, de toute façon occupé par des conditions similaires. Puis, encore plus terrible, le chef de village, bien conscient de la vie que menait l’homme et sa femme et qui envoyait, chaque mois et à contrecœur, un rapport à la capitale pour annoncer que « tout allait bien » par crainte de recevoir la visite des soldats royaux. La fureur sincère rompit la concentration du voyageur. Avec un craquement sec qui fit sursauter le vieux fermier et la vieille fermière, il fut de retour dans son corps, dans la caravane, dans le désert. Il était hors de lui à un point dont il ne se rappelait même pas l’existence, mais il avait eu ce qu’il voulait. Des preuves et une cause. Hésitant à s’introduire de la même manière dans la mémoire d’Iris, le vagabond opta pour une méthode plus douce.

- « Cet… Ijmahan, que vous a-t-il fait ? Est-ce à cause de lui que vous traversez le désert ?

-Je… Nous… » D’abord hésitante, puis mise en confiance par le regard perçant et attentif du voyageur, Iris cherchait ses mots. « Yanna et Orion sont nés pourvus de magie, et Ijmahan déteste les mages. Nous avions le choix entre rester dans un royaume qui nous écrasait de son intolérance ou partir vers un hypothétique meilleur lieu. Dans tous les cas, nous avons pris notre décision quand des soldats ont refusé de venir en aide à la petite fille de notre voisine attaquée par un loup. Elle est morte de ses blessures, sous les yeux de ses parents et les rires des soldats. »

Le voyageur n’aurait pas cru pouvoir être plus énervé encore. Pourtant, il prit en entendant ces mots conscience de la cruauté du roi et de ses sous-fifres et une décision qui ferait regretter à Ijmahan d’être ce qu’il était.

-Combien de jours de voyage nous séparent de la capitale ?

-Nous sommes partis de notre province, elle-même à une semaine de route, il y a quatre mois. Que comptes-tu faire au royaume ? Ajouta Iris, circonspecte. Prévois-tu de nous forcer à revenir sur nos pas ?

Le voyageur chancela, tiraillé entre le désir d’amener ses nouveaux compagnons à la capitale et leur volonté de s’en éloigner. Il résolut de les respecter. Avec un regard circulaire pour l’intérieur de la caravane, il examina les lieux. Deux couchettes assez larges pour deux personnes chacune, une petite table encombrée des papiers de compte d’Arland, de la vieille argenterie entreposée dans un tiroir à moitié éventré. Avisant le vieil ours en peluche de Yanna, qu’elle appelait tout simplement « Monsieur Ours », il sut que son choix était fait. En se penchant délicatement, il saisit la patte de l’animal inanimé, referma ses mains devant les yeux de la peluche, rapprocha sa bouche de la gueule de l’ours et souffla délicatement. Ensuite, il incanta doucement des mots dont il avait oublié la signification depuis longtemps, dans une langue tout aussi perdue. Quand il éloigna l’ours de son visage pour admirer son travail, il vit une faible lueur violette danser doucement dans les yeux de verre. Hochant la tête, fier de l’anomalie supplémentaire qu’il venait de créer, il tendit la peluche à Iris :

-Si un jour vous avez besoin de moi, demandez de l’aide à Monsieur Ours. Il me trouvera.

Ayant oublié comment faire ses adieux correctement et sentimentalement et ne voulant pas blesser les autres occupants de la caravane, le voyageur, toujours à l’aide de cette magie qu’il méprisait, tendit la main vers le ciel et saisit le vent au vol.

 

*******

 

Quand le vent cessa, l’arpenteur était aux rives d’un lac bleu ciel niché dans une vallée à l’ombre des montagnes. En regardant autour de lui, il s’aperçut qu’il était seul à ce qui devait être des lieues à la ronde. Il soupira. Il avait quitté un désert pour un autre, autrement plus frais. Sa peau frissonnante lui rappela qu’il n’était qu’humain. Il cligna de l’œil, et à son ordre tacite, sa cape se couvrit d’une multitude de petits poils blancs qui lui tiendraient chaud. Le voyageur ramassa son bâton de marche et se dirigea vers le pic le plus haut qu’il voyait. La marche dans le sable lui avait fait oublier la difficulté et le plaisir de la marche sur roche. Plus raide, plus stable, le sol était tout autre que la texture meuble et changeante du désert. Respirer lui demandait plus d’efforts, aussi, à mesure que l’air se raréfiait. Il vit passer plusieurs formes de vie dont il avait oublié ou ignorait l’existence. Ainsi, la marmotte se rappela à son esprit, et il se remémora d’une nuit qu’il avait passée allongé sur le sol et admirant les étoiles en écoutant couiner les petites bêtes. En regardant le soleil, vers midi, il crut distinguer la silhouette d’un aigle. Viens ici. Ami. Sa voix mentale était ferme mais douce. Avec un battement d’ailes de plus en plus audible, le rapace, majestueux, se rapprochait ; son plumage noir était constellé de quelques tâches blanches et son bec d’or élancé. Ses yeux de la même couleur fixèrent le voyageur pendant quelques instants, puis il se posa sur son poignet tendu, acceptant l’invitation. Tandis que l’oiseau le regardait d’un air interrogateur, le voyageur le rassura. Tu es en sécurité. Rends moi un service. Alors que l’aigle se faisait de plus en plus curieux, l’arpenteur lui projeta l’image d’Ijmahan ainsi qu’un message. Dis lui que je viens pour lui. Que bientôt il devra répondre de ses actes. Que l’éternité se dirige vers lui. Le voyageur prit également bien soin d’imprimer la vue de la vallée dans l’esprit de l’aigle, pour que celui-ci la transmette au monarque. Le vagabond ne pensait pas un mot de la déclaration qu’il venait de faire au roi, et, alors que le rapace volait vers la capitale, il se demandait si sa provocation serait assez intimidante pour qu’Ijmahan cesse ses exactions le temps pour lui d’arriver. Le voyageur reprit son chemin dans la même direction que l’aigle, s’arrêtant parfois à la lisière d’une forêt pour graver dans sa mémoire le paysage qui se présentait à lui sous le couchant, ou aux abords d’une rivière pour regarder le soleil scintiller dans l’eau translucide qui laissait voir des galets parfaitement polis par le courant et des poissons frémissants, leurs écailles dorées reflétant la lumière du jour. L’endroit était vraiment prospère et son souverain en avait fait un enfer.

 

Vers la fin de son troisième jour de marche, le voyageur huma dans la nuit naissante le fumet d’une cheminée. Intrigué, il palpa les alentours de son esprit. Il y avait, une demi-vallée plus loin, un petit hameau. S’en rapprochant à vitesse grandissante, il décida de faire ce qu’il pouvait pour aider les habitants. Ainsi, il fut à la porte d’une maison toute en bûches et sa main était déjà refermée en un poing prêt à toquer lorsqu’il se ravisa. Si les villageois lui offraient l’hospitalité, il ne pourrait pas refuser sans les vexer. S’il acceptait, il devrait raconter ce qui l’avait mené jusqu’à leur maison et il se voyer mal expliquer sa présence ou même son existence. Juste avant qu’il ne tournât les talons, la porte s’ouvrit derrière lui. Il sentait la présence d’un homme vigoureux mais fourbu de fatigue qui le jaugeait d’un œil qu’il croyait discret. Après un silence gêné de deux secondes, l’homme posa sa main sur l’épaule du voyageur et lui fit faire demi-tour.

-Bonsoir, bonsoir. Entrez donc, dit-il en s’écartant pour le laisser passer la porte.

L’immortel eut un léger sourire et lui emboîta le pas pour examiner l’intérieur ; comme il s’y attendait, il avait déboulé juste avant l’heure du souper, impression qui se trouvait renforcée par la marmite de soupe fumante et la miche de pain posées sur la table, dans la cuisine qui faisait apparemment office d’entrée et de salle à manger. Une hache adossée au mur dans le coin opposé de la pièce et les fagots suspendus au-dessus lui indiquaient que l’homme était un bûcheron. Il vivait également seul, en témoignait l’unique bol placé sur la vieille nappe défraîchie. Possession d’un quelconque aïeul que cette nappe, supposait le voyageur. Se rappelant des règles de bienséance qui exigeaient qu'il dise quelque chose, ce dernier se tourna vers l’homme et l’examina un peu mieux : Dans sa trentaine, des cheveux bruns et une paire d’yeux noirs pétillants d’une bonne humeur fatiguée. Il portait une veste en laine à carreaux noirs et rouges qui semblait être l’apanage de soirées en solitaire. Il prit alors la parole.

 

-Bonsoir. Je… Cherchais asile pour la nuit, j’ai entendu des loups hurler plus tôt et je m’en voudrais de prendre le risque de continuer à marcher malgré eux, mentit-il (il avait en effet entendu des loups, mais qui ne représentaient aucun danger), désireux d’apprendre à connaître le bûcheron. Oh, non, ne vous dérangez pas, ajouta-t-il en voyant que son hôte cherchait frénétiquement un deuxième bol, j’ai déjà mangé sur la route. Je serais cependant ravi de partager votre table ce soir.

-… Ainsi soit-il, murmura le bûcheron, visiblement dérangé de devoir manger sous les yeux d’un inconnu et remplissant son bol de deux généreuse louchées de soupe. Je m’appelle Roland, reprit-il plus haut, déposez donc votre cape et mettez vous à l’aise, l’invita-t-il en pointant un crochet de bois fixé au mur visiblement destiné à accueillir les vêtements. Qu’est ce qui vous amène à un endroit comme ici ?

-Je cherchais à joindre la capitale, pour… Affaires. Je suis un musicien itinérant, anticipa le voyageur en voyant la bouche de Roland s’ouvrir sur du pain à moitié mastiqué pour lui demander sa profession. Trois de mes amis y ont fondé un groupe et m’attendent pour que l’on puisse jouer tous ensemble.

-Vraiment ? De quel instrument jouez-vous ? Demanda le bûcheron entre deux bouchées, apparemment excité à l’idée de pouvoir entendre un musicien qui était demandé d’un bout à l’autre du royaume.

-Harpiste, improvisa le vagabond. Mes amis se chargent de me dénicher un instrument à la capitale.

-Vous n’avez pas d’escorte ? Personne pour vous protéger des brigands ? Il en traîne beaucoup, depuis qu’Ijmahan a instauré ses nouvelles politiques sécuritaires. Aussitôt, le visage de Roland se fendit d’effroi à mesure qu’il réalisait avoir prononcé une telle parole devant un inconnu dont il ignorait s’il n’était pas partisan du roi.

-Pas d’inquiétude, l’ami, fit le voyageur, amusé de l’expression de son hôte, la gorge gonflée par un morceau de pain resté en travers. Je suis plutôt d’accord avec vous, Ijmahan tend à aller trop loin. Mais il reste mieux que pas de dirigeant du tout. De toute manière, je sais rudimentairement me battre à l’épée, donc les brigands ne me concernent pas vraiment.

Pendant cette conversation, Roland ne l’avait pas quitté des yeux tandis qu’il prenait son repas, l’observant comme on observerait un animal sauvage. Le voyageur ne pouvait pas lui en vouloir ; entièrement à l’écoute de son interlocuteur, tentant de saisir toutes les implications de leurs paroles et des non-dits, il affichait une mine beaucoup trop concentrée pour la simple conversation de dîner qui était censée être. Soudain, une pensée lui traversa l’esprit et lui arracha un sourire ; le jeune bûcheron ayant l’air de s’étouffer et horrifié à la vue de son interlocuteur, un étranger qui examinait jusqu’à la moindre parcelle de sa peau d’un regard presque inquisiteur alors qu’ils se connaissaient à peine. Quand il la poussa vers l’esprit de Roland, celui-ci éclata d’un rire tonitruant.

-C’est vrai, je ne connais même pas votre nom ! S’exclama-t-il l’air de se morigéner lui-même. Comment vous appelez-vous ?

Le voyageur hésita, réfléchit, puis finalement se décida pour un nom temporaire. De toute manière, il ne verrait probablement plus jamais le bûcheron.

- Je suis Arland, enchanté de faire votre connaissance.

-Vraiment ? Je connais moi-même un Arland, un homme tout à fait correct qui est parti de la capitale en caravane il y a quelques mois, avec sa famille, peut-être l’avez-vous croisé en chemin ?

-Je… cela m’étonnerait, marmonna le voyageur stupéfait en détournant le regard. Je passe surtout par des chemins de montagne ou des sentiers de forêt où je ne risque de croiser personne. Je ne savais pas qu’Arland était un prénom aussi courant.

-Sérieusement ? Mais, de quel pays venez-vous ? Vous n’avez aucune connaissance des textes ?

-Quels textes ? Demanda l’arpenteur, de plus en plus inquiet à l’idée de commettre d’aussi grosses erreurs devant d’autres gens.

-Les Parchemins, bien entendu !

 

Le voyageur avait senti la majuscule dans l’intonation enjouée de son interlocuteur, et également un vague souvenir d’avoir entendu mentionner ces textes plusieurs années auparavant. Quand il demanda à connaître le contenu des Parchemins, le bûcheron se pressa de relater l’histoire qu’ils contaient, comme un enfant désireux de réciter sa leçon. Les Parchemins étaient un groupement de textes, plus ou moins sibyllins, qui annonçaient l’arrivée d’un mage nommé Calabarnum et de son disciple Arland. Ils contenaient tantôt prophéties, tantôt récits miraculeux, mais avaient en commun que tous sur le continent croyaient à leur réalisation. Certains des évènements invraisemblables annoncés s’étant réalisés, cela renforçait la croyance en la réalisation du reste. Par ailleurs, les Parchemins étant très répandus dans toutes les cultures qui composaient le royaume, le personnage d’Arland était plus que populaire et ainsi, beaucoup de parents donnaient ce prénom à leur enfant en signe d’admiration. Sentant à quel point son interlocuteur était passionné par l’histoire des textes, l’arpenteur se retenait de ricaner. La description de leur contenu avait enfin ravivé le souvenir qu’il cherchait : plusieurs siècles plus tôt, l’autre immortel lui avait proposé de rédiger ce qu’il appelait « Des prophéties que nous réaliserons nous-mêmes », et, des années après la diffusion des textes, ils s’étaient grimés respectivement en Calabarnum et en Arland et avaient réalisé quelques uns des évènements qu’ils avait annoncé.

-Et, selon ces… Parchemins, quels autres miracles attendent encore le royaume ? S’aventura le voyageur, souhaitant se rafraîchir la mémoire.

-Je ne m’en souviens pas trop, avoua Roland. Cependant, j’ai une copie de la prophétie qui me porte le plus d’espoir.

-Pourrais-je l’écouter ? Je suis curieux de savoir ce que vous souhaitez voir se réaliser.

-Certainement ! Acquiesça le bûcheron, se levant de table pour aller fouiller un vieux coffre qui trônait dans un coin de la pièce.

Après guère plus qu’une minute, l’hôte hissa hors du meuble un rouleau de vieux papier enroulé, un air triomphant sur le visage.

-Le voilà ! S’exclama-t-il solennellement en le déroulant. Il s’éclaircit la gorge, puis entama sa lecture.

 

Dans mille fois cent jours, les sables du désert,

Quittant leur domaine, verront un nouveau monde

Humant l’air du malheur, ils entreront en guerre.

 

N’épargnant que l’honnête, évinceront l’immonde

Arpentant le monde, témoins de ce chaos :

Humant l’air du malheur, ils entreront en guerre.

 

S’opposeront deux camps : les sables et le Roy,

Noirs corbeaux de la ruine, engloutis dans les eaux

Humant l’air du malheur, ils entreront en guerre.

 

Leur cœurs, mers de pouvoir, jugeront de leur droit.

A l’issue de leur lutte, un seul d’eux restera.

Humant l’air du malheur, il sortira de guerre.

 

Les prairies verdoieront, la mort reculera.

Sifflantes fortunes, souffleront six cent vents

Humant l’air de la paix, il quittera le temps.

 

Alors que le bûcheron allait pour continuer, le voyageur l’interrompit d’un geste de la main :

-Connaît-on le nom de l’auteur de cette prophétie ?

-Arland l’aurait récitée lui-même en allant secourir Calabarnum alors retenu prisonnier par une tribu sauvage, expliqua Roland. Pourquoi voulez-vous le savoir ?

-Que prédit le reste du texte ? Éluda le voyageur.

Le bûcheron prit un moment avant d’ouvrir la bouche, visiblement cherchant la meilleure manière de formuler sa réponse. Enfin, ayant trouvé ses mots, ils répondit.

-Si mes souvenirs sont corrects, les « sables du désert » affronteront le Roy dans une grotte, aussi éloignée de la capitale que l’esprit peut le concevoir. Arland avait prédit que les « divinités », quelles qu’elles soient, seraient les seules à trancher. Puis, selon qui les dieux auront choisi, le royaume retrouvera soit la paix, soit son ancien règne de terreur, puis une nouvelle étoile s’élèvera dans le ciel.

Le voyageur se retenait maintenant de courir vers la porte et de repartir dans son désert, loin des problèmes qu’il s’était lui-même créés. Au lieu de cela, il acquiesça l’air de croire à la prophétie sans en être concerné, puis demanda si son hôte avait une chambre pour lui. Comme le bûcheron lui montrait la cabane accolée à sa maison, l’arpenteur le remercia pour son hospitalité, fit mine de s’installer et attendit que Roland dorme profondément pour ressortir dans la seule rue du hameau et compter les étoiles. Deux-mille-huit-cent-soixante-douze. Quand l’aube pointa et que les premiers bruits d’activité commencèrent à se faire entendre, il regagna la cabane et feignit de dormir pendant deux heures supplémentaires. Ensuite, il accepta de partager le repas matinal du bûcheron et repartit dans l’heure, perdu dans ses pensées.

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