Chapitre 1

Je conservais une peur sans pareille à l’idée d’oublier. L’effroi, me hantait à la simple pensée que mes souvenirs puissent un jour s’évanouirent de mon esprit, se dissoudre lentement jusqu’à ne laisser qu’une brume indistincte. Il existait pourtant des jours qu’il n’était pas bon de ressasser, des instants que l’on aurait souhaité éviter de revivre, même en pensée. Mais perdre la mémoire de ce qui avait été, de ce qui avait façonné mon existence jusqu’ici, m’était bien plus insupportable encore.  

Ne plus me souvenir, de l’odeur des fleurs après une pluie d’été, cette fraîcheur sucrée qui semblait murmurer des promesses d’éternité. Du goût salé de la mer qui collait à mes lèvres comme un secret confié par les vagues. Du parfum entêtant des bougainvilliers aux teintes violines et chatoyantes, imprégnant mes narines et mes souvenirs. De la lumière dorée caressant les pierres brûlantes des ruelles, de l’ombre bienveillante des oliviers sous laquelle je trouvais refuge. Ne plus entendre la voix de mon père, grave et douce à la fois, semblable à une étoile dans l’obscurité. Ne plus revoir le sourire de mon frère, éclatant et insouciant. Ne plus sentir les étreintes pleines de tendresses de ma mère. 

J’avais huit mois à peine lorsque l’on m’emmena pour la première fois dans les rues étouffantes d’un village ensoleillé, niché dans les montagnes rocheuses d’une Sicile farouche et vibrante. Je tombais souvent malade, plus qu’à tout autre période de l’année, du moins c’était ce que l’on me racontait. Peut-être une manière pour moi de gâcher l’existence de mes proches en quelque sorte. Les priver d’un bonheur certain, attendu vigoureusement chaque été. Je ne sais pas. Peut-être s’agissait-il simplement de malchance, peut-être avais-je déjà ressenti que cet endroit marquerait un tournant dans ma vie, un lieu significatif. Je ne sais pas. Encore aujourd’hui, il m’est parfois difficile de coucher des mots pour décrire ce lieu et le lien profond, presque viscéral, qui m’y rattache. Un lien étrange, car il m’attirait autant qu’il me révulsait, comme si chaque pierre de cet endroit portait en elle une promesse de réconfort, mais aussi une blessure ancienne que je ne parvenais pas à apaiser.   

Non sans tristesse, j’avais réalisé que de souvenirs précis de mon enfance en ce lieu dont la chaleur était infernale, je n’en possédais que très peu finalement. En revanche, il m’étaient encore à ce jour limpides, frais et précis. Le réveil au matin, chaud. Je m’appuyais contre la rambarde rouillée du balcon sur lequel donnait ma chambre, brûlant. Les journées de baignade passées au bord de la mer, étouffantes. Les nuits d’été, je contemplais le paysage qui s’offrait à moi, tièdes. Mes souvenirs étaient tendres, réguliers, presque mécaniques. Après chaque été passé là-bas, on s’en attendrait sûrement à davantage. Ils étaient peu nombreux, mais revenaient en boucle, inlassablement, tous les étés. La routine fit place, avec le temps, à une forme de tradition. Et je crois qu’on en avait toujours été satisfaits.  

Je passais mes soirées à attendre. Je patientais, encore engourdie par le sel de la mer, que la maison retrouve son calme, que chacun se prépare, se repose. Dans la cuisine, ma grand-mère s’affairait au souper, tandis que mon grand-père revenait de la vigne. Il finissait par apparaître, poussiéreux et fatigué, après une journée où nous ne l’avions même pas aperçu au matin. Sa présence, souvent discrète au quotidien, se devinait pourtant dans chaque petit détail : les légumes du jardin, cueillis à l’aube, se retrouvant dans chacun de nos repas ; les vêtements suspendus, encore humides, sur l’étendoir ; la trace de sa tête sur le coussin du canapé où il faisait parfois la sieste – lui qui ne dormait plus dans le lit conjugal depuis aussi longtemps que je m’en souvienne.

En fin d’après-midi, sur le balcon, nous étendions nos maillots de bain rincés, les suspendant à l’aide de pincettes dépareillées, leurs couleurs vives tranchant avec le vert apaisant du jardin en contrebas. Le temps semblait s’étirer à l’infini dans ces fins de journée dorées. Alors, pour tromper l’ennui, mon frère me demandait sans cesse à quoi je pensais. 

–À la méduse pêchée au bord de la mer ?  

–À un cannolo al cioccolato ?

–À l’ombre des oliviers ? 

Je le laissais jouer, le sourire aux lèvres, tandis que mes pensées s’évadaient, floues et insaisissables.  

C’était à la nuit que je pensais. À ce qu’il se passerait une fois qu’elle serait là. À ce silence qui s’installait à l’heure où tout le monde ne pensait qu’à se coucher. La nuit m’offrait d’ordinaire un réconfort doux et frais, attendu tout au long du jour – comme si elle était impatiente de guérir mes journées meurtries et bien remplies.  

Alors, lorsque nous n’étions pas ici, nous vivions ailleurs. La « vraie » vie. Celle qui n’est pas facile, celle qui nous rappelait chaque jour, à quel point nous attendions avec impatience l’été, pour revenir ici. Là-bas, nous ne vivions ni bien ni mal, simplement. Là où le soleil ne brûle pas – ou si peu –, même si, parfois, on aurait aimé qu’il se montre un peu plus, juste pour une fois. Comme toute bonne chose, à petites doses, de temps en temps, cela ne pouvait faire de mal. De retour, dans ce lieu froid et calculé, notre existence se mesurait à l’horloge. Nous étions enchaînés à des rituels : études, carrière, salaire. Tout y était prévu, tracé à l’avance, comme une partition à suivre sans fausse note. Aucun détour, aucun imprévu. 

Et puis, il y avait ce contraste. Avec ici,  ce pays. Ici, tout était plus flou, plus libre, plus bruyant aussi, mais d’une autre manière. Lorsque nous y étions en vacances, il nous arrivait, dans ces moments suspendus au bord de la mer, de rêver à autre chose qu’au poids de la réalité. C’était presque un oubli, un faux temps où, même si nous étions plus jeunes, – Raffaele et moi encore enfants, et nos parents assez juvéniles pour se permettre encore de rêver – plus insouciants, nous pensions que le monde pouvait tourner autrement. Mais il fallait bien partir, car notre vraie vie, celle de là-bas, n’attendait pas.  

Cela faisait bien longtemps que nous n’avions affronté les chaleurs accablantes du pays, savouré ses mets ensoleillés, ni écouté le chant lancinant des cigales. Le temps, sans doute, nous avait manqué. 

Il n’aura fallu qu’un seul appel, une seule nouvelle. La maison restera vide. La vigne, silencieuse et orpheline. Désormais, mon grand-père sera à jamais joufflu, petit et bossu. Sa moustache, épaisse et touffue, survivra au temps. Il avait quitté le monde des vivants pour rejoindre la mort dans les bras de ma grand-mère – elle qui, j’en suis sûre encore aujourd’hui, était restée grande et élancée, rousse, les membres marqués par les ans, mais toujours ornée d’un sourire que même le plus heureux n’aurait pu arborer. 

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Etienne Ycart
Posté le 14/07/2025
Je suis rentré dans l'histoire, car ça parlait de figuier, puis Vanina, Vanina Vanini et Pietro le Carbonaro...

ça sent la Sicile, que je ne connais pas, mais dont j'ai envie comme tout ce qui se trouve en Méditerranée
ah les biscuits fourrés à la créme, les cannoles je crois !
les ruines de Taormine, Charrybe et Scylla... les petites ruelles fraiches l'été, les plages brulées par le soleil...
les souvenirs d'une enfance de rêve
je continue
AnastasiaBasile
Posté le 22/07/2025
Merci beaucoup pour ce commentaire :)
La Sicile est effectivement un lieu fascinant et c’est un plaisir de savoir que ce chapitre a pu éveiller de telles images et souvenirs. J’espère que la magie de cet endroit continuera de susciter des rêves!
Salomé
Posté le 06/07/2025
Bonjour
Merci pour ce texte : en le lisant j'ai ressenti un phénomène de reconnaissance, d'identification disons, qui me semble de très bon augure. Aurions-nous eu la même enfance ? Vous touchez juste, continuez, je vous en prie !
AnastasiaBasile
Posté le 08/07/2025
Bonjour,

Merci beaucoup pour votre message!
Cette reconnaissance que vous décrivez m'est précieuse.
Je suis très heureuse que mes mots aient pu résonner en vous, et je continuerai, promis.
Merci encore pour votre bienveillance !
tdereant
Posté le 04/07/2025
Bonjour Anastasia,
Je suis venue ici pour trois mots-clés qui m'ont plu : les deux prénoms dans votre pseudo, et le fait que votre texte parle de la Sicile.
J'ai beaucoup aimé le parallèle entre les vacances d'été et la vraie vie. Ce temps estival un peu suspendu, qui semble prendre bien plus de place dans les souvenirs de la narratrice que le reste de l'année. L'attente de la nuit aussi a fait écho en moi !
La description des grand-parents les rend très attachants.
J'ai trouvé ce texte très beau, on voyage vraiment en lisant ces quelques lignes.

Voici quelques-uns de mes ressentis suite à cette lecture :
Certains passages semblent alourdis par des répétitions d'idées : la partie sur la maladie tourne un peu en rond, elle aurait peut-être plus d'impact en ne gardant qu'une seule phrase ?
Une ou deux phrases peuvent avoir un côté convenu (ou déjà vu ?) alors que le reste du texte est réellement touchant. Il y a comme un écart entre les deux.
Bravo en tout cas pour ce premier chapitre qui donne vraiment envie de connaître la suite !
AnastasiaBasile
Posté le 05/07/2025
Bonjour! 
Merci beaucoup pour votre retour. Je suis ravie que ces aspects vous aient mené jusqu’à mon texte, et encore plus qu’il vous ait fait voyager un peu.


Savoir que certains passages ont trouvé un écho en vous est vraiment précieux pour moi. Je vous remercie également pour vos remarques très justes. J’ai pris ces dernières en considération et m’attarderai davantage sur l’harmonie générale de mes textes.

J’espère de tout coeur que la suite saura vous plaire tout autant!
Bleiz
Posté le 03/07/2025
Salut Anastasia,

C'est un beau premier chapitre que tu nous présentes là. Tu dépeins une atmosphère riche, à la fois en vocabulaire et en images, avec des moments parfois très proches de ce que nous avons pu connaître ( la rambarde rouillée et brûlante par exemple). Le contraste de la maison de vacances "hors du temps" et de la vie quotidienne grise et réglée comme du papier à musique sonnait très vrai également.

Petites remarques :
-Quelques virgules par-ci, par-là qui n'ont pas leur place : "L’effroi, me hantait" par ex.
-Répétition de "je ne sais pas" qui fait un peu lourd
-La phrase finale "mais toujours ornée d’un sourire que même le plus heureux n’aurait pu arborer." --> je ne sais pas trop pourquoi, mais cette phrase me donne un effet "artificiel" qui clashe avec la douceur naturelle du reste du texte. Je pense que "même le plus heureux" me pose problème. Garder l'idée du sourire sans la comparaison pourrait y remédier.

Hâte de lire la suite,
À bientôt !
AnastasiaBasile
Posté le 05/07/2025
Salut ! 
Merci beaucoup pour ton retour, il m’a fait super plaisir à lire. Je suis vraiment contente que l’ambiance du chapitre t’ait parlé, et que certains détails t’aient évoqué des souvenirs, c’est exactement ce que j’espérais provoquer chez le lecteur !

Un grand merci pour tes remarques très constructives, dont j’ai bien pris note. Je vais très volontiers retravailler ces points.

Encore merci pour ta lecture attentive et bienveillante. Je me réjouis de pouvoir te faire découvrir la suite!
Ohedenn
Posté le 03/07/2025
Bonjour et merci pour ce magnifique texte !

On sent tellement la mélancolie qu'on pourrait presque la toucher. C'est un vrai message d'amour aux souvenirs d'enfance, et je pense qu'on s'y retrouve tous un peu. Cette sensation, quand nos grands parents nous quittent, que c'est aussi l'enfance qui s'envolent. Que cette partie de notre vie est définitivement terminée. C'est vraiment ce qui transpire de ce texte.

Le style est maitrisé, on prend plaisir à lire, les descriptions sont bien dosés si bien qu'on visualise très bien toutes les scènes, tous les souvenirs qui nous sont présentés.

Il y a, je trouve, quelques maladresses de style à certains endroits, mais c'est vraiment pour pinailler, c'est écrit est vraiment fort, et on s'y retrouve complètement dedans.

Encore merci pour cette lecture !
AnastasiaBasile
Posté le 05/07/2025
Bonjour! Merci infiniment pour ce retour qui me touche beaucoup.

J’ai essayé de transmettre des émotions que j’avais à coeur de partager, et savoir qu’elles ont été bien reçues me fait très plaisir.

Merci également pour les remarques sur le style, et même pour les petites « pinailles », elles sont toujours précieuses pour avancer et affiner l’écriture!

Encore un grand merci!
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