Chapitre 2

Mais aujourd’hui, tout semblait différent. Comme si la lumière elle-même avait perdu son éclat. Comme si l’air, autrefois épais, s’était allégé. Le poids de l’absence avait pris toute la place. 

C’était étrange, cet air frais. Il semblait faux, comme si le temps lui-même cherchait à me jouer des tours. Un pays que j’avais toujours vu brûlant s’ouvrait à moi désormais plus froid, les rayons du soleil peinant à percer un hiver qui n’était  pas encore tout à fait prêt à dire son dernier mot. 

Je m’attendais, comme d’habitude, à une lumière écrasante, dorée, glissant sur les murs blancs, s’accrochant aux pierres chaudes des ruelles et rebondissant sur les façades rongées par le soleil. J’étais prête à subir un air vibrant, empli d’odeurs entêtantes : celle des citrons fraîchement coupés, du café serré qui s’échappait des terrasses ombragées, du linge humide séchant sur les balcons. 

Mes épaules étaient couvertes en guise de respect, mais j’en fus plus que ravie une fois avoir mis un pied dehors pour me rendre aux funérailles. Un vent doucereux, presque mesquin, taquinait ma peau par endroits et le regard insistant des gens me mettait à nue. Bref, il faisait plus frais que je ne l’avais imaginé. 

Devant moi, l’église aux lourdes portes de bois semblait m’attendre, immobile et silencieuse. L’encens, déjà, flottait dans l’air. Les marches menant à l’entrée de cet édifice aux statues de marbre me semblèrent tout à coup insurmontables. C’était pourtant un simple escalier. Mais à la différence des autres que j’ai pu emprunter dans ma vie, celui-ci menait aux derniers instants de mon grand-père – ou du moins, à la réalisation de ceux-ci.  

Nous n’avions pas fait de veillée. Et je me souviens avoir été soulagée à cette idée. Mon frère, Raffaele, lui, en était révolté. Il ne comprenait pas. Mon grand-père vivait seul, et même si notre arrivée avait été organisée au plus vite, rien n’aurait permis de le veiller comme le prescrit la coutume. Personne n’était là. Il n’y avait que des murs vides. Raffaele en était profondément touché. 

–C’était chez lui, dit-il d’un ton tranchant. Il avait le droit d’y passer une dernière nuit. C’était sa maison, c’était sa vie. 

Il fixa un point invisible devant lui. Sa mâchoire tendue, ses mains serrées sur ses genoux. 

–Je te comprends, Raffaele. Ou du moins, j’essaye, dis-je doucement. Moi ça m’aurait brisé le cœur, je crois. 

Il tourna les yeux vers moi, surpris, presque blessé. Mais je sentais que sa colère n’était pas dirigée contre moi, mais plutôt contre la situation.  

–Mais…c’était sa maison ! répéta-t-il, plus fort cette fois. Pourquoi tu penses comme ça ? Moi, je ne te comprends pas. 

Je pris une courte inspiration. J’avais envie de dire mille choses, mais je choisis la plus simple. 

–Je ne te demande pas de le faire Raffaele. 

Je tendis les bras. Il hésita une seconde, puis se laissa aller contre moi. Je sentis alors des larmes tièdes couler le long de mon cou, et ses cheveux dorés me chatouillaient la joue. Mon aîné se perdait rarement ainsi dans ce genre d’étreintes, mais lorsque cela arrivait, c’était sans retenue. Chaque fragment de son corps et de son esprit absorbait le moindre détail : la joie, la tristesse, la consolation et la gêne. 

Je restai silencieuse un instant, le serrant contre moi, puis je murmurai : 

–Moi je pense que grand-père aimait sa maison…Mais c’était pour y vivre. Pas pour y mourir. Pas pour y rester entre deux mondes. Soit l’un, soit l’autre.  

Je sentais ses sanglots s’apaiser doucement. Moi, je ressentais en silence, mais en entier.  

Je n’avais rien retenu de la messe. Des mots, des chants, des gestes. Le tout dans un ordre immuable. Les gens se levaient s’asseyaient, se serraient la main en murmurant « Pace » à leurs voisins de banc. Je les imitais sans trop y penser. Il fallait que ce moment passe. C’est tout. La messe s’était déroulée dans un étrange mélange de lenteur et de silence contenu. Les mots du prêtre me parvenaient étouffés, presque irréels, comme s’ils avaient traversé une brume. Il avait probablement l’âge de mon grand-père. La même taille. À une différence près : ses cheveux étaient d’un blanc presque de marbre. Mon grand-père, lui, avait conservé ses cheveux noirs de jais, striés de quelques reflets gris. L’encens me piquait légèrement les yeux, et le grincement des bancs, à chaque changement de position, me ramenait par instants à la réalité. La messe suivait son cours : les lectures, les psaumes, les prières. Les voix s’élevaient, parfois en chœur, parfois seules, portées par une ferveur discrète. J’écoutais sans entendre. Je regardais ce qui m’entourait sans voir vraiment. Tout m’échappait un peu, comme si mon corps était là mais que mon esprit flottait ailleurs, peut-être endormi paisiblement quelque part dans les souvenirs. 

Une fois sortis, nous étions restés un moment sur le parvis de l’église. Nous attendions le cercueil. Les poignées de main commencèrent et les condoléances furent échangées. Du monde, il n’en manquait pas. Je dois avouer m’être posée plus d’une fois la question : combien étaient réellement là pour lui, et combien étaient là par habitude, par curiosité, ou simplement pour passer le temps ? Ce doute me traversa à l’instant où je serrai la main d’une dame que je ne connaissais pas. Elle était âgée, presque recroquevillée sur elle-même, flottant dans une robe noire trop grande pour son petit corps osseux. Il n’existe pas qu’une seule façon de franchir le seuil des funérailles, ni qu’une seule raison d’y être. On y vient généralement parce que le défunt nous est familier, un visage ancré dans nos souvenirs. Mais parfois, on s’y rend aussi pour entourer ceux dont l’absence résonne désormais plus fort que jamais. Ici pourtant, personne ne nous connaissait vraiment. Alors, j’éprouvai un sentiment étrange envers ces personnes venues, semble-t-il, par pur désir d’occuper un temps devenu trop lent, trop vide. 

Je lançai de temps en temps un coup d’œil sur la Piazza. De là aussi, je me sentais observée. Il y avait ceux qui déjeunaient, n’ayant que deux seules échappées sous les yeux : l’église devant laquelle nous nous trouvions, dominée par la masse sombre du volcan fumant ; ou, de l’autre côté de la Piazza, la mer lointaine, ses reflets bleutés se confondant presque avec les nuages, vaste et indifférente. Peut-être pensaient-ils avoir de la chance, que pour une fois, ce ne soit pas eux qui attendaient un cercueil. Mais on y passe tous, tôt ou tard, dans la lumière ou dans l’ombre, que l’on y soit à l’intérieur ou en dehors, à le regarder passer en silence. 

D’autres poignées de main, des yeux rouges, des bises. Mon père me fit un baiser sur le front, ma mère me tenait la main. 

Condoglianzesignorina

Je fus brusquement sortie de mes pensées. 

Quelqu’un me tendait la main, et je la lui serrai. Je sentis pourtant quelque chose de pointu et rugueux glisser lentement dans ma paume. Le temps de relever les yeux, je vis un homme descendre les marches, de dos. Je fis un pas en sa direction sans vraiment comprendre pourquoi. 

–Ils vont le sortir, dit Raffaele en posant fermement ses mains sur mes épaules, coupant net mon élan. 

D’un geste machinal, je remis le bout de papier dans la poche de mon pantalon, sans le regarder. Mes yeux se remplirent de larmes. 

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Etienne Ycart
Posté le 14/07/2025
Un enterrement, c'est pas drole !
mais c'est bien raconté
le grand frére pense qu'on a escamoté la veillée, comme c'est d'usage
la narratrice pense que c'est mieux comme ça !
c'est vrai que c'est lourd une veillée... mais ne lui devait-on pas ça ?

Moi je pense que grand-père aimait sa maison…Mais c’était pour y vivre. Pas pour y mourir. Pas pour y rester entre deux mondes. Soit l’un, soit l’autre.

Oui, ça se défend ! jolie reflexion au passage

le chapitre se termine par une interrogation, qu'y a t'il dans ce papier... l'histoire commencera enfin !
AnastasiaBasile
Posté le 22/07/2025
Merci beaucoup pour ce retour!

C'est vrai que l'enterrement est un moment lourd, et j’ai essayé de l’aborder de manière un peu détachée tout en gardant l'authenticité de ce genre d'évènements. J’aimais l’idée d’entre-deux sur le grand-père et sa maison, pour marquer cette ambivalence. Et pour la fin du chapitre, celle-ci ouvre effectivement la porte à de nouvelles réponses et j'espère que la suite saura tenir cette promesse !

Encore un grand merci :)
Bleiz
Posté le 07/07/2025
Salut Anastasia,

Je continue ma lecture douce-amère, dans ce chapitre chargé en émotions. Tu les retranscris bien, toujours avec précision et sans en faire trop, et c'est pour ça qu'on ressent aussi bien ce que tu essayes de nous transmettre. C'était un beau chapitre, très visuel, avec une fin surprenante ! Je ne m'attendais pas à ce que soit une histoire à cliffhanger, tant l'atmosphère est "complète" à chaque fois. J'ai hâte de voir ce que tu nous réserves.

Mes remarques au fil de la lecture :

"Comme si la lumière elle-même avait perdu son éclat". --> plutôt "s'était ternie"? Même sentiment mais ça me paraît plus correct

"Je te comprends, Raffaele. Ou du moins, j’essaye," --> Un peu trop écrit pour un dialogue entre personnages modernes

"Chaque fragment de son corps et de son esprit absorbait le moindre détail " --> Peut-être dire qqch du style "tout son corps/esprit absorbait les moindres détails" : ça fait le tout qui absorbe la multitude

"Moi, je ressentais en silence, mais en entier. " --> J'aime beaucoup cette phrase

La scène de la messe est bien écrite, là aussi ça réveille des souvenirs en moi. Tu manies bien les descriptions, j'ai l'impression d'y être.

"Elle était âgée, presque recroquevillée sur elle-même, flottant dans une robe noire trop grande pour son petit corps osseux." --> Pareil, je connais plusieurs personnes comme ça, et là encore j'ai l'impression de les voir.

"Je sentis pourtant quelque chose de pointu et rugueux glisser lentement dans ma paume. " --> Tu dis "remettre le bout de papier" un peu plus tard, du coup ce serait bien de préciser qu'il y a un bout de papier dès le début, même si on comprend.

Une belle lecture, une fois de plus j'ai hâte de lire la suite :)

À bientôt !
AnastasiaBasile
Posté le 08/07/2025
Salut !
Merci infiniment pour ton retour si complet, riche et bienveillant. Tes remarques sont très justes et m’intéressent, je vais les relire attentivement pour affiner le texte lors de la réécriture. Je suis ravie que l’émotion et l’atmosphère t’aient parlé.
À très vite pour la suite, et un grand merci d’accorder autant de temps et d’attention à mes écrits :)
À bientôt!
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