Chapitre 1

Un bal au château de l’empereur ; une jeune fille en pleurs sur un banc dans les bosquets des jardins du palais.

“Eh bien, voici une petite fleur bien seule et bien triste…”

Elle cesse, étonnée et honteuse d’être ainsi surprise. L’homme s’approche, dans la semi obscurité des lanternes clairsemées dans les allées. Elle n’aperçoit que les contours de sa silhouette massive et athlétique ; elle devine des épaulettes, des fourragères - ou des aiguillettes ? - sur un uniforme sombre ; il a une cigarette à la bouche, dont la fumée s’élève dans le crépuscule, mais la lumière de la pointe incandescente ne suffit pas à distinguer clairement ses traits.
Il s’approche doucement, ses pas sont souples et tout son être semble prêt à bondir, tel un fauve.

“Je ne… Je vous prie de m’excuser…” balbutie-t-elle, prête à s’en aller.
Il s’approche encore, flegmatique, tout en disant : “Mais non, voyons, restez donc et expliquez-moi plutôt quelle méchanceté vous a ainsi touchée”. Il est assis près d’elle à présent ; l’odeur de son tabac se mêle à celle, subtile, de son corps parfumé : une odeur musquée, masculine.
Elle se trouve interdite et muette, devant cet homme si imposant : la lumière diffusée par les photophores près du banc est suffisante maintenant pour distinguer sa mâchoire carrée et virile, son nez aquilin et ses yeux verts, vifs et perçants. Une fine moustache sombre cache à peine un petit sourire, qui semble presque ironique.
“Comme vous êtes délicieuse, ainsi qu’une jeune biche traquée par un effrayant prédateur… N’ayez pas peur, et laissez-moi plutôt deviner ce qui vous chagrine ainsi.” Sa voix est basse, suave, sereine, quelque peu indolente.
Elle n’ose piper mot, ses yeux toujours emplis de larmes se baissent sur son mouchoir qu’elle tient entre ses mains posées sur ses genoux.
“Voyons, ce ne peut être une querelle d’amoureux, vous êtes trop jeune ; ni une dispute amicale, je ne vous vois pas de ce genre-là.” Elle le regarde, surprise : comment sait-il ?
“Je suis très observateur et j’ai un bon esprit de déduction, répond-il à sa question muette, mais vous êtes un sujet encore facile à décrypter : votre jeunesse et votre apparente naïveté m’amènent à ces conclusions. Non, vous êtes plutôt peinée… par une cruelle attitude…”
Elle hoche la tête, ses larmes coulant à nouveau silencieusement et son regard se porte cette fois sur le taffetas bleu nuit qui l’enveloppe.
“Ah… Votre robe ne fait pas l’unanimité, apparemment ?” Sa voix a pris des intonations mécontentes mais est toujours veloutée.
“Vous devez me trouver bien ridicule, monsieur. Une insupportable coquette…” La jeune fille retient ses sanglots, sa voix mélodieuse est saccadée.
“Que dites-vous là ? Certes, non. Toute jeune femme à son premier bal souhaite que l’on trouve sa robe jolie.”
Elle ne prend plus la peine de relever que l’homme a encore deviné juste. Elle se sent trop triste et comprend que son air ingénu ne trompe personne.
“C’était une robe de ma mère, je l’ai reprise pour la mettre au goût du jour, mais je ne suis pas assez douée pour… Enfin, tout le monde a compris qu’elle n’était pas neuve. J’ai entendu une des jeunes princesses… Elle parlait assez fort pour que j’entende…”
“Qu’a-t-elle dit ?” Il restait assis, bien droit, il n’était pas nécessaire qu’il se penchât, sa voix superbe suffisait à faire sentir sa sympathie.
“Elle est fagotée comme une bourgeoise endimanchée…” Elle eut un petit rire accompagnant son sanglot. “La formule est plutôt bien trouvée, en somme.”
“Ridicule… Vous avez un port de reine, et cette robe, bien que simple, vous va à ravir. Cette péronnelle n’est que jalousie, croyez m’en.”
“Vous êtes bien bon, monsieur, mais vous plaisantez, sans doute. Vous ne m’avez vue qu’affalée sur ce banc à pleurer comme une madeleine …” Elle semblait retrouver un peu de gaieté, par cette pointe d’auto-dérision.
“Je dois vous avouer que non, je vous ai aperçue lorsque vous sortiez par les portes-fenêtres de la galerie. Mais, croyez-le ou non, je ne vous ai pas suivie, seul le destin a guidé mes pas.”
Elle le regarda à nouveau, prête à voir un sourire railleur, mais l’homme avait tourné la tête et regardait droit devant lui, impassible. Elle discernait ses iris verts, immobiles, son nez se découpait nettement sur le paysage et ses cheveux d’un noir de jais reflétaient les lumières environnantes.
Soudain, les trompettes retentirent : l’empereur arriverait sous peu. La jeune femme bondit, soudain inquiète.
“Je vous demande pardon, monsieur, je dois vous laisser. Je vous remercie de toutes vos bontés.” Il s’était levé également, avec une rare élégance et la regardait.
“Je dois avoir les yeux rouges et bouffis, songea-t-elle alors que sa main, trahissant son inquiétude, passait sur son visage.”

“J’ai vu une fontaine toute proche, permettez-moi de vous y mener” lui dit l’homme, sans lui présenter son bras.
Elle trouva cela étrange, puis comprit : il ne pouvait lui offrir cet appui, puisqu’ils étaient encore étrangers l’un pour l’autre. Il la devança, ce dont elle lui fut reconnaissante, car elle put ainsi remettre sa robe en ordre et vérifier sa coiffure. À quelques pas de là, il lui montra la fontaine, et trempant son propre mouchoir, il le lui présenta afin qu’elle puisse passer le tissu frais sur son visage et ainsi l'apaiser.
“Que vous êtes bon, monsieur. Je ne sais comment vous remercier, balbutia-t-elle après lui avoir rendu son mouchoir.
- Accordez-moi une danse, alors, dit-il d’une voix nette et ferme.
- C’est que… l’étiquette… Nous n’avons pas été présentés…
- Nous le serons tout à l’heure, dit-il nonchalamment. Et une autre danse suffira à ce que je garde le secret de vos larmes, charmante petite fleur.
- Je… Certes… Mais…
- Mais ? Une note d’impatience se faisait sentir.
- C’est que… Je n’ai pas… Je ne danse pas… très bien, avoua-t-elle, tout honteuse.”
Il rit délicatement, elle reconnut qu’il ne se moquait pas d’elle, mais semblait plutôt soulagé de l’explication de son hésitation.
“Vous me laisserez mener, vous verrez que la danse vous viendra tout naturellement. Promettez, petite fleur.”
À nouveau, les trompettes.
“Je dois rejoindre ma tante, ou elle s’inquiétera…” dit-elle en courant lestement vers le palais, tandis qu’il la hélait “À très vite, exquise petite fleur !”. Il finit sa cigarette et revint d’un pas détendu vers la terrasse.

 

L’empereur entra, l’impératrice à son bras. Les révérences et les saluts sur leur parcours étaient plus ou moins prononcés, selon les quartiers de noblesse des invités du bal. Le couple impérial rejoignit les trônes postés sur l’estrade et tous se relevèrent, attendant la suite des événements.

 

“Son Excellence l’ambassadeur de l’Empire Allemand ; le fils de son Excellence, le Capitaine Olstrik !”

Elle reconnut aussitôt l’homme qui s'avançait derrière l’ambassadeur : altier, nullement gêné par les regards que la foule posait sur lui. Il avait ajouté à son uniforme vert sombre, qu’elle avait deviné plus que vu au dehors, un dolman qu’il portait nonchalamment sur l’épaule, et une épée pendait maintenant à son côté ; les brandebourgs dorés étincelaient, contrastant avec la couleur sombre du vêtement.
Il paraissait plus jeune que sa voix ne le laissait entendre dans les jardins. Ses cheveux de jais, coupés courts sur les côtés, étaient disciplinés par une pommade qui renforçait leur noirceur ; ses yeux verts parcouraient discrètement la pièce, la cherchant peut-être, mais elle devait être trop éloignée pour qu’il la vît. Il se tint derrière son père, et tous deux s’inclinèrent devant le couple impérial, dans un même mouvement plein de noblesse et de prestance. Elle crut discerner sur ses lèvres bien dessinées comme un petit rictus, mais celui-ci avait disparu lorsqu’il se redressa.
“Bienvenue, Excellence, dit l’empereur qui s’était levé, ainsi que sa dame.
- Je remercie son Altesse Impériale de l’accueil qu’elle nous a réservé, et la prie de bien vouloir croire à ma profonde reconnaissance pour tous ses bienfaits.
- Il est de coutume ici que l’invité d’honneur lance la première danse, Excellence, si vous voulez bien nous faire l’honneur ?
- Je remercie son Altesse et prie sa Grâce l’impératrice, si l’étiquette le permet, et si son Altesse y consent, de bien vouloir m’accorder cette danse.”
L’impératrice descendait déjà les quelques marches, tandis que son époux l’accompagnait de la main, dans un geste d’assentiment.
“Le capitaine votre fils nous fera-t-il également ce plaisir ? demanda l’empereur.”
Pour toute réponse, celui-ci s’inclina profondément devant l’empereur et se dirigea aussitôt - et sans hésitation - vers l’endroit où se trouvait Sophie ; son regard scrutateur l’avait bel et bien repérée plus tôt. Elle rougit tandis qu’il s’avançait, ignorant les autres jeunes femmes, pleines d’espoir, qui se pensaient visées par ce regard impérieux ; il se dirigea vers la vieille tante :
“Madame, bien que nous ne soyons présentés officiellement, me permettez-vous de demander une danse à la charmante demoiselle que voici ?”
La tante hocha la tête avec roideur : elle ne pouvait causer d’esclandre devant l’empereur mais désapprouvait de toute évidence. N’en ayant cure, Sophie tendit sa main au capitaine Olstrik, le cœur battant, rougissant de l’attention qu’on leur portait. Elle n’osait regarder que sa main dans celle, si grande et puissante, de cet homme, tandis qu’elle le suivait au milieu de la salle. Des murmures s’élevaient dans la foule, mais sur un geste de l’empereur, l’orchestre entamait déjà une valse. Aussi n’entendit-elle rien de ce qui se disait. Mais elle le devinait.
Comme il la saisissait par la taille, elle ne put se résoudre à rencontrer ses yeux et fixa son col, à hauteur de son regard ; il menait la danse avec aisance, elle suivait sans peine ses pas, et tandis qu’ils évoluaient souplement, d’autres couples se formaient tout autour d’eux.
“Eh bien, petite fleur, vous voilà toute nerveuse à nouveau …
- C’est que … Monsieur … Capitaine, vous ne remportez pas l’unanimité en m’invitant, parvint-elle à lui dire, toujours sans oser le regarder.
- Ah tiens ? Dites-moi donc pourquoi, cela ne peut qu’être divertissant.
- Sans doute l’étiquette aurait voulu que vous invitiez une des princesses, ou une duchesse, pour le moins. Vous avez froissé beaucoup de familles opulentes, car… Voyez-vous… Je ne suis que…”
Elle rassembla son courage et leva les yeux vers lui ; elle lui devait la vérité.
“Je suis issue de la petite noblesse, mon père n’était que baron, et ma mère était d’une famille de nobliaux français.”
Il rit de bon coeur, dévoilant ses dents blanches et bien alignées ; une bonne partie de la foule put l’entendre malgré la musique ; nullement gêné, il baissa les yeux vers elle, et de sa voix de baryton, lui dit :
“C’est donc cela qui vous inquiète, délicieuse petite fleur ! Vous pensez que je cours la dot ou les quartiers de noblesse. Vous êtes charmante de naïveté et de franchise.”
Elle sentait qu’elle rougissait de plus belle, sous le regard viril de cet homme qui la traitait comme une enfant. Elle voulut le contester, sans trop savoir pourquoi.
“Je ne suis pas naïve, Capitaine, je viens de vous expliquer quels ennemis vous vous êtes fait en me choisissant pour cavalière. Les ducs, comtes, princes vont s’offusquer : pour eux, je ne suis pas loin d’une roturière. En dansant avec une demoiselle de basse extrace, à moitié étrangère qui plus est, vous les offensez gravement.
- Oh, mais voilà que la petite fleur sort ses épines… Pour me défendre, comme c’est grâcieux de votre part ! Laissez-les dire, maintenant que le fils de l’ambassadeur vous a choisie, leurs propres rejetons seront à vos pieds, ce soir, pour me plaire ainsi qu’à mon père. Les demoiselles qui vous ont si mal traitée avalent maintenant leur venin et viendront vous complimenter à leur tour.
- Ma tante ne sera pas contente, dit-elle, soudain inquiète.
- Pourquoi cela ? Est-elle votre chaperon pour votre premier bal ?
- C’est que… Elle est ma seule parente. La belle-sœur de mon père, elle m’a recueillie après la mort de mes parents. Malgré l’absence de liens du sang, elle m’a élevée, prélevant sur sa pension de veuvage pour me donner une éducation.
- Voilà qui explique l’absence de robe neuve pour un premier bal à la cour… Pourquoi désapprouverait-elle votre hypothétique succès ?
- Elle trouve que je suis trop coquette, comme ma mère, finit-elle par dire à voix basse, détournant le regard.”
La valse allait bientôt finir, elle avait peur de la suite. Il rompit le court silence.
“Dites-moi votre nom, ravissante petite fleur, je vous prie.
- Sophie von Laudon.
- Voilà un prénom qui vous sied. La sagesse… Vous avez raison d’être inquiète pour la suite, mais n’ayez crainte, vous me devez une autre danse. Les jeunes gens qui viendront, traitez-les gentiment mais quelque peu fraîchement, prétextez la soif et la fatigue pour ne pas danser trop souvent. J’irai me présenter à votre tante sous peu.
- Sont-ce des ordres, Capitaine ? dit-elle avec humour.”
Il rit encore.
“Seulement des conseils.”
La danse se finit, il se saluèrent et il la raccompagna auprès de sa tante face à laquelle il s’inclina en la remerciant fort correctement, puis partit rejoindre son père qui se mêlait à un groupe de messieurs. La tante faisait la moue. Sophie ne comprenait pas pourquoi elle la désapprouvait ainsi, mais son bon cœur lui fit faire le premier pas :
“Désirez-vous un sorbet ou bien un thé, ma tante ?
- Merci, petite, rien. Tâchez de ne plus vous faire remarquer. Cet officier vous a sans doute choisie car il vous a prise en pitié, on voit bien que votre robe n’est plus de la première fraîcheur.”
Glacée, la jeune fille baissa les yeux : le taffetas bleu tombait en longs plis sur sa silhouette menue et elle avait modifié le col et les manches pour qu’ils paraissent plus modernes. Elle avait passé plusieurs heures sur cet ouvrage, l’agrémentant de quelques discrets rubans de soie ivoire, trouvés dans les affaires de sa défunte mère, pour lui donner plus d’allure, car elle était fort simple. Elle ne souffla mot, se sentant trop peinée.
Un homme corpulent et d’un certain âge s’approchait, c’était le vicomte von Mencken, que sa tante tenait en grande estime et qui était déjà venu quelques fois chez elles pour le thé. Veuf et irascible, il n’hésitait pas à dire pis que pendre de la jeunesse. Il glissait des compliments maladroits à l’égard de Sophie, qui remerciait mais trouvait prétexte à se soustraire à sa présence dès que la bienséance le permettait.
“Ah, Madame la baronne ! Mademoiselle von Laudon ! Quel plaisir de vous voir ici. Ce jeune blanc-bec ne vous a point importunée, j’espère ?
- Non pas, monsieur le Vicomte, je vous remercie.
- Il n’a pas un air qui me plaît, celui-là. Qu’en pensez-vous, Helga ?
- Un coquin de la pire espèce, glissa la tante, assez bas pour que seuls le Vicomte et Sophie l’entendissent.”
Celle-ci, encore plus chagrinée, regardait les danseurs qui évoluaient gracieusement au centre de la salle de bal. Elle sentait encore l’odeur du Capitaine, un parfum subtil et quelque peu grisant. Son nom la sortit de sa rêverie.
“Mademoiselle von Laudon, vous ne connaissez pas Heiko, le fils de mon cousin, le Vicomte von Simmeln ?”
Revenant à elle, elle s’aperçut alors qu’un nouveau membre s’était joint à leur petit groupe : malingre et souffreteux, le jeune homme se remarquait par une allure apprêtée, qui ne cachait malheureusement pas son absence totale de menton et ses épaules tombantes. Il lui fit un baise-main tandis qu’elle exécutait une révérence, se forçant à ne pas retirer sa main gantée de celle, molle et fine, qui appartenait au jeune Heiko.
Elle ne participa guère à la conversation, ne pouvant s’empêcher de comparer le capitaine Olstrik au jeune homme devant elle ; la comparaison n’était pas heureuse pour le fils du vicomte.
C’est alors que deux autres jeunes gens s’approchèrent, sous prétexte qu’ils avaient fréquenté la même académie pour jeunes nobles que le dénommé Heiko. Celui-ci ne semblait guère en joie de les revoir, mais les présenta par respect du protocole.
L’un deux, Hans, finit par se tourner vers Sophie pour lui demander une danse. Celle-ci regarda avec inquiétude sa tante qui ne semblait pas approuver l’idée. Elle prétexta alors avoir grand-soif, comme le lui avait conseillé Olstrik plus tôt dans la soirée. Aussitôt, les jeunes gens se précipitèrent au buffet et revinrent après de longues minutes avec des boissons pour la demoiselle et son chaperon. Elles remercièrent ; Sophie but lentement tout en écoutant Hans, Heiko et le troisième larron, Dieter, lui raconter toutes sortes de choses sans intérêt : leurs nombreux trophées de chasse (certainement doublés), leurs exploits sportifs divers et variés (certainement exagérés), leurs amitiés (certainement imaginaires) avec les grands de ce monde. Elle inclinait poliment la tête, souriait gentiment, restait quelque peu distante, tout en prenant soin de ne pas vider sa coupe trop vite.
Puis, de jeunes demoiselles s’approchèrent alors des jeunes gens, l’une cousine germaine d’un de ces messieurs, l’autre rencontrée lors d’un bal précédent, une troisième expliquant qu’elle était là lors de la dernière chasse à courre donnée par le Comte von Harken, certainement, vous vous en souvenez ?
La foule grossissait peu à peu, ainsi que l’avait prédit le capitaine. Sophie prétendit alors avoir un peu chaud et alla sur la terrasse ; elle y fut rejointe rapidement par deux puis trois jeunes gens, dont elle avait tout à fait oublié les noms. Les jeunes filles suivirent alors. Sophie répondait gracieusement, sans se départir de sa sérénité apparente, mais bouillait intérieurement d’impatience contenue. Cette jeunesse-là ne lui plaisait décidément pas : les demoiselles étaient coquettes et minaudaient, les jeunes hommes parlaient fort, essayant de se faire valoir, de surpasser les autres à n’importe quel sujet ; la cacophonie et le désordre régnaient autour d’elle, et elle savait que tous les membres de ce groupe n’étaient là que pour plaire à l’ambassadeur, ainsi que le lui avait prédit le capitaine.


Finalement, à force de se faire prier, elle accepta de danser avec le nommé Hans, lequel menait fort mal, et lui marcha sur les pieds plusieurs fois. Elle cherchait Olstrik du regard, mais ne le trouvait pas et commençait vaguement à s’inquiéter. À la fin de la danse, elle prétendit avoir oublié son châle quelque part, et, refusant poliment l’aide de son cavalier très empressé, parcourut la longue salle par les côtés, et arriva dans un salon adjacent où un petit groupe de vieilles dames et de vieux messieurs prenaient le thé et discutaient loin de la cohue de la grande salle.
Elle continua, s’approchant cette fois-ci des portes-fenêtres, pour avoir un peu d’air et se dissimula aux regards derrière un large rideau. Elle fit quelques pas vers le jardin quand la voix suave se fit entendre :
“Ah voilà, la charmante petite fleur. Alors, ces hommages ont-ils été de votre goût ? Un sourire ironique se dessinait sous sa moustache.
- Une salve de mousquets aurait été plus discrète et moins meurtrière que les soi-disant civilités de ces jeunes gens, siffla-t-elle. Ils sont tout bonnement épuisants de suffisance. Et l’un d’eux a confondu mes pieds avec le sol pendant une polka.”
Il rit, son porte-cigarette à la bouche.
“Allons, du courage, douce petite fleur, je viendrai me présenter à votre tante et nous danserons à nouveau.
- Vraiment ? Vous promettez ? dit-elle pleine d’espoir.
- Parfaitement. J’y vais de ce pas, retrouvez-moi donc auprès d’elle ensuite, qu’elle ne se doute pas que nous ayons fomenté.
- Cela n’est pas très honnête, laissa-t-elle échapper.”
Il la considéra quelques instants et sourit encore.
“J’oubliais cet aspect moral de votre caractère. Vous avez raison. Allons-y ensemble, en ce cas. Quoi qu’il en soit, votre tante ne m’aimera en aucun cas.”
Sophie se demanda si elle devait répéter les mots blessants de sa tante au capitaine. Celui-ci, pendant qu’ils marchaient vers la terrasse menant aux portes-fenêtres du palais, lui demanda :
“J’imagine, à voir votre air, qu’elle vous a dit quelque chose de déplaisant sur ma personne, petite fleur ?
- Que vous êtes un coquin de la pire espèce, souffla-t-elle, effrayée des conséquences que pourraient avoir les paroles de sa tante.
- Oh ? Fort bien, voilà qui est nouveau… Jusqu’ici, j’ai eu manipulateur, menteur, arriviste, tyrannique… Coquin manquait à ma collection.
- Vous ne le direz pas à Monsieur votre père ? supplia-t-elle, inquiète. Les conséquences pourraient être gravissimes pour nos deux pays si son Excellence…
- Ne vous en faites pas, la coupa-t-il. Madame votre tante ne pensait certainement pas à cela. J’ai plutôt idée…” Mais il s’arrêta, et elle n’osa pas le questionner.
Ils arrivèrent ensemble près de la sévère tante, toujours en conversation avec le Vicomte von Mencken, lequel ne laissa rien voir de son animosité envers le Capitaine, et se répandit en commentaires mielleux mais de piètre qualité. Olstrik, bien que n’étant pas dupe, n’en laissa rien paraître. Il conversa gracieusement avec la rombière et le barbon, vantant l’air pur et sain du pays, les beautés des paysages entrevus jusqu’ici, les prévenances du couple impérial, etc.
Sophie ne pipait mot, et admirait l’aisance et la courtoisie du capitaine, qui semblait réellement charmé de l'accueil, pourtant visiblement mitigé, que lui réservaient les deux courtisans âgés. Les jeunes gens s’étaient dispersés depuis quelque temps déjà, voyant que ni Sophie ni le Capitaine ne revenaient, et avaient formé des couples de danseurs ou des groupes de jaseurs. La tante, femme du monde malgré tout, complimenta elle aussi le pays du Capitaine, mais ses louanges sonnaient faux.
Une autre valse démarra, et Olstrik demanda à nouveau que Sophie lui accordât cette danse. La tante, visage fermé, face-à-main sur l’arête du nez, acquiesça de mauvaise grâce. Sans attendre, Olstrik saisit la main de la demoiselle et l’amena au milieu des autres danseurs.
Quand il la saisit à nouveau par la taille, elle sentit que sa main était plus ferme qu’auparavant, et qu’il se tenait plus près. Elle résistait à cette pression, tant bien que mal car le capitaine, plus grand et plus fort, sortait certainement victorieux de ce combat. Impatienté, il dit tout bas :
“Eh bien, délicate petite fleur, que vous arrive-t-il ? Vous me défiez ?
- Capitaine, je vous en prie, respectez les convenances, nous ne devons pas être si proches !
- Allons, personne ne verra rien, et je ne suis pas si près.
- Écartez-vous à une distance respectable ou bien je cesserai immédiatement de danser ! Et je crierai !” Elle reconnaissait à peine sa propre voix, et elle regrettait déjà son audace : cet homme avait été bon pour elle, mais il dépassait les bornes.
Il augmenta la distance entre eux, certainement mécontent qu’elle lui ait parlé sur ce ton. Elle n’osait observer son visage, son regard cette fois-ci détaillait les brandebourgs dorés du dolman. Il eut un petit rire.
“Décidément, vous avez du courage, chère petite fleur. Vous me plaisez beaucoup ; je m’attendais à ce que vous vous laissiez faire, mais cette petite révolte est charmante. Il arrive rarement que l’on s’oppose à ma volonté.”
Un coup d'œil rapide lui révéla qu’Olstrik avait retrouvé son petit sourire ironique ; il la regardait avec un regard à la fois moqueur et intrigué.
“Je vous demande pardon, monsieur, je me suis laissée emporter, mais j’étais trop mal à l’aise. Et puis on aurait jasé. On jasera de toutes façons, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, mais j’aimerais autant qu’on épargne ma réputation pour quelques temps encore.
- Allons, délicate petite fleur, n’ayez crainte, je ne ferai rien pour ternir votre honneur. Vous êtes encore tout effrayée, une biche prise au piège par un chasseur, comme plus tôt dans les jardins.
- Je n’ai pas peur, dit-elle un peu trop brusquement pour que cela soit l’entière vérité. Mais je ne vous connais pas. Personne ici, d’ailleurs. Mis à part son Excellence votre père, bien sûr.
- Fort bien ; que dites-vous de ceci : chacun de nous posera trois questions, et l’autre donnera deux réponses, une vraie et une fausse. J’aime garder une part de mystère.
- L’orchestre entame les dernières notes, ce ne sera hélas pas possible”, répondit Sophie, malgré tout soulagée. Elle savait qu’il lisait en elle comme en un livre ouvert et sentait le combat trop déséquilibré.
Comme la première fois, ils se saluèrent à la fin de la danse, mais cette fois, Olstrik suivit seulement des yeux Sophie qui retournait vers sa tante. Celle-ci semblait à nouveau mécontente que le capitaine ait invité sa pupille ; le Vicomte de Mencken était parti se mêler à un autre groupe, lassé de l’humeur revêche de la baronne. Une autre dame de la petite noblesse, la baronne von Tranner s’était jointe à elle, accompagnée de son fils, Oskar, un grand dandin dégingandé que Sophie avait déjà rencontré lors d’une visite, et qui lui déplaisait somptueusement.

“Mademoiselle von Laudon, quel plaisir ! lança-t-il aussitôt qu’il la vit. Sa voix nasillarde et traînante la rebutait toujours autant, et elle eut grand-peine à détacher ses yeux d’un énorme furoncle qui lui avait poussé près de l’aile du nez.
- Monsieur von Tranner, comment allez-vous ? demanda-t-elle, essayant vaillamment de ne pas fixer le bulbe disgracieux qu’il arborait.”
Il commença de l’entretenir sur divers sujets : lui-même et sa santé, ses parents et leur félicité, sa propriété et sa prospérité, son cheval et son impétuosité, sa nouvelle automobile et sa célérité… Elle acquiesçait, tandis que sa tante et l’autre dame bavardaient de leur côté, et tentait de cacher son ennui. Secrètement, elle souhaitait qu’Olstrik l’invitât à nouveau, mais il devait être loin.
Soudain, le jeune homme se tut, regardant derrière elle avec quelque stupeur. Elle se tourna et se trouva face à l’ambassadeur, un monsieur vieillissant mais toujours digne et distingué, portant monocle et favoris, qui s’inclina devant ces dames. Elles firent une révérence, un peu roide chez les deux vieilles dames, et l’ambassadeur expliqua :
“Pardon, Mesdames, je vous dérange, et suis sans doute en pleine infraction du protocole ; mais selon les usages de mes lointains ancêtres baltes, il est de coutume de venir saluer toutes les dames présentes, sans compter que la ravissante demoiselle que voici a déjà eu l’extrême amabilité de bien vouloir danser avec mon fils.
- Vous êtes trop bon, Excellence, et bien que l’étiquette soit légèrement différente ici, cette tradition est des plus charmantes, répondit la baronne von Tranner, qui n’était jamais désarçonnée bien longtemps.
- Merci, Excellence de cette délicate attention, répondit la tante, bien que son air pincé indiquât qu’elle était tout sauf touchée.”
Sophie inclina la tête pour remercier à son tour et sourit à son Excellence, embarrassée que sa tante ne soit plus amène.
“Quelle charmante enfant vous avez là, madame, complimenta l’ambassadeur.
- Mademoiselle von Laudon n’est que ma nièce, Excellence, répondit sèchement la douairière. Vous êtes bien aimable. Mais veuillez nous excuser, je vais me retirer, car la fatigue se fait déjà sentir, à mon âge. Saluez son Excellence, Sophie, et demandez à ce qu’on amène la voiture.
- Oui ma tante, répondit Sophie, toute tremblante de l’affront fait au représentant de l’Empire allemand, et peinée de devoir déjà partir.”
Elle salua gracieusement, se retira et trouva un valet pour qu’on amenât la voiture devant l’entrée. Elle y retrouva sa tante qui l’avait de toute évidence suivie, sans doute pour la surveiller. Lorsqu’arriva la vieille automobile, leur domestique ouvrit les portes et prit le volant. Il ne semblait pas ravi de partir si tôt, sans doute s’amusait-il bien à l’office.
Chagrinée, Sophie se rendit compte qu’elle n’avait même pas fait ses adieux au capitaine ; elle regardait le paysage défiler, sans rien dire, attendant que l’irascible tutrice prît la parole.
“Ce jeune capitaine a dépassé bien des limites ce soir ! N’inviter personne à part vous ! Quelle impudence !”
Sophie ressentit une joie immense, qu’elle dissimula du mieux possible :
“Ah ? Il n’a dansé avec personne d’autre ? demanda-t-elle, feignant l’indifférence.
- Personne ! Quel malotru ! Il allait discuter avec tout un tas d’officiers, ou que sais-je. C’est la baronne von Tranner qui me l’a dit, elle l’a beaucoup observé. Et vous, pourquoi avez-vous accepté ?
- Je n’osais dire non, ma tante ; l’ambassadeur aurait pu être offensé par mon refus.
- Ah oui, celui-là, alors, avec ses coutumes de marchand de vin enrichi, à venir saluer tout le monde comme un tavernier !”
La discussion s’arrêta là, au grand soulagement de Sophie. Elles arrivèrent bientôt au manoir familial, lequel avait connu des jours meilleurs ; la végétation envahissait peu à peu les allées, s’infiltrait dans les murs, et commençait à menacer de-ci de-là quelques structures délaissées : le vieux puits, la grille menant au potager, quelques pans des murs d’enceinte de la propriété …
Sophie se souvenait que, du temps de son père, l’ensemble était entretenu avec soin, et les parterres de fleurs, plantés pour son épouse, étaient luxuriants. Aujourd’hui, la quasi-ruine menaçait le domaine, malgré les efforts des rares domestiques encore au service de la famille von Laudon.
La voiture cahota jusqu’à l’entrée et le valet leur ouvrit les portes, puis remonta garer l’engin dans la remise un peu plus loin. Le vestibule baignait dans la pénombre et était tout bonnement lugubre. La femme de chambre vint prendre leurs mantes, tout en s’enquérant de la soirée de ces dames. La tante dit simplement que l’empereur avait belle mine, que l’impératrice était superbe, et demanda qu’on lui monte une bouillotte et un chocolat chaud. Puis elle se retira, sans même souhaiter bonne nuit à sa nièce.
Sophie remercia la bonne Joséfa et monta se coucher en lui souhaitant bonne nuit. Dans sa chambre, simple mais d’une propreté impeccable selon ses soins méticuleux, elle se regarda dans la glace de sa coiffeuse et se trouva, un peu honteuse de sa vanité, jolie. Elle défit son chignon et ses nattes, et ses longs cheveux blonds tombèrent en cascade jusqu’à sa taille, ondulant naturellement. Ses yeux bleus ressortaient sur sa peau laiteuse. Après avoir soigneusement enlevé et suspendu sa robe de bal, elle mit sa chemise de nuit, puis se mit au lit, mais peina à trouver le sommeil.
Elle repensait sans cesse au capitaine Olstrik : sa voix, envoûtante, lui revenait à l’oreille ; son parfum emplissait encore ses narines ; ses mains fermes qui la menaient dans cette valse si enivrante ; son sourire en coin, laissant paraître ses dents si blanches ; et puis ses yeux, si verts, si impénétrables qui la scrutaient et devinaient jusqu’à ses pensées … Il avait dû la trouver bien sotte et ingénue, et il l’avait sûrement prise en pitié.
Elle songea alors, peinée, à l’attitude à peine correcte qu’avait eue sa tante lors de ce bal. Elle avait pourtant insisté pour qu’elles y allassent, alors pourquoi partir si tôt ? Et repousser les cavaliers qui se présentaient ? Elle eut un frisson en revoyant la scène avec l’ambassadeur : espérons qu’il ne soit pas trop froissé… De toutes façons, finit-elle par se dire, elle ne les reverrait sans doute jamais plus, ni l’un ni l’autre, aussi il était inutile de se mettre martel en tête. Mais il n’avait invité qu’elle à danser, et cette pensée lui donnait une bouffée de félicité que rien ne pouvait étouffer.
Elle finit par s’endormir, mais se réveilla un peu plus tard que d’habitude : elle se pressa pour faire sa toilette et s’habiller d’une simple robe gris foncé en toile épaisse ; elle se coiffa : un simple chignon sobre, qui lui permettrait de mener ses tâches à bien sans qu’elle soit gênée. Revêtant un tablier, elle descendit à l’office pour aider Joséfa dans ses corvées. Le valet, Pieter, qui servait également, en plus de chauffeur, de palefrenier, de maçon, de charpentier, et autre…, lui proposa de venir chasser avec lui après le déjeuner. Elle accepta avec joie. Pieter et Joséfa étaient un couple de braves et bonnes gens, un peu rustres et vieillissants, mais qui lui enseignaient tout ce qu’ils savaient ; ils essayaient d’adoucir la vie de la jeune fille, car sa tante était stricte et relativement acariâtre.
Les rares dépenses faites étaient pour les études de Sophie, car elle devrait plus tard devenir gouvernante ou préceptrice pour subvenir à ses besoins. Aussi avait-elle suivi une éducation rigoureuse, disciplinée et sévère sous l’égide de sa tante, elle-même fort cultivée. La froideur de sa tante à son égard était un sujet de chagrin pour la fillette qu’elle était alors, mais en grandissant et en mûrissant, elle commençait à en prendre son parti : certains caractères n’étaient tout bonnement pas faits pour être tendres et aimants.
Elle apporta le plateau elle-même à la table de la salle à manger. Sa tante s’y trouvait déjà, lisant sa correspondance. Elle ne fit aucun commentaire quand la jeune fille apparut, et commença son déjeuner en silence. Sa nièce l’imita, prenant garde de ne commettre aucun impair, car les yeux perçants de la vieille dame repéraient toute maladresse et les remarques désobligeantes pleuvaient. Le repas se fit sans conversation aucune, et Sophie en fut plutôt soulagée ; elle pensait avec plaisir à sa sortie de chasse avec Pieter, d’autant plus que ce début de printemps était superbe.
Elle aimait à parcourir les bois alentour, en toutes saisons. Sa tante ayant déclaré que cet exercice était bienséant pour son rang, elle autorisait ces escapades, mais ignorait que Sophie grimpait aux arbres, traquait le gibier avec Pieter et posait des pièges aussi bien que le vieux valet. Ce mensonge par omission lui coûtait, mais l’appel de la liberté était trop fort.
Une fois le repas fini, Sophie débarrassa, et ayant attendu que sa tante se retire dans son boudoir pour écrire sa correspondance, elle monta quatre à quatre et sans bruit se changer en vieux pantalon et veste d’homme, que Pieter lui avait un jour donnés. Elle redescendit tout aussi silencieusement et retrouva le domestique, qui avait déjà préparé les fusils et les gibecières. Joséfa lui mit une écharpe autour du cou, en lui disant de ne pas prendre froid et de ne pas traîner. Sophie promit et, suivant Pieter, ils s’engagèrent vers les bois qui jouxtaient le domaine.
Il était délicieux de se délasser ainsi les jambes, de courir et de sauter si l’envie lui en prenait. Pieter laissait faire, sachant que le gibier se trouvait encore loin. Elle reprit son sérieux lorsqu’il lui fit signe qu’on approchait du territoire habituel des petits cervidés qui peuplaient la forêt. Tous deux silencieux comme des chats, ils aperçurent une jeune biche. Cela rappela à Sophie la conversation qu’elle avait eue la veille avec Olstrik. Elle en devint toute confuse et rougit.
Heureusement, Pieter ne remarqua rien. Il lui fit signe qu’il ferait le tour, sous le vent, et qu’elle n’aurait qu’à l’abattre quand l’animal serait à portée. Elle acquiesça, la gorge un peu serrée malgré tout, comme à chaque fois qu’elle devait ôter la vie à une si jolie bête. Mais il fallait bien manger. Elle s’accroupit, mit en joue et attendit patiemment, retenant son souffle. La biche venait vers elle à présent, rabattue par Pieter. Elle mit en joue et la gracieuse créature, touchée en pleine tête, stoppa nette, tuée sur le coup.
“Mais… c’est vous, surprenante petite fleur ! s’exclama une voix qu’elle aurait reconnue entre mille. Voilà un magnifique coup de fusil !”
Elle se retourna, toujours accroupie, abasourdie. Il se tenait là, debout et détendu, cette fois-ci vêtu d’un sobre mais coûteux costume sombre. Elle ne l’avait pas entendu arriver, depuis combien de temps l’observait-il ?
“Je viens d’arriver, je suivais la biche, répondit-il, devinant sa question muette. La résidence attribuée à mon père se trouve de l’autre côté du bois et je me promenais. Je vous avais prise pour un jeune paysan dans cet accoutrement.”
Elle rougit, confuse : elle n’était décidément pas présentable. Elle hésitait à se mettre debout mais Pieter l’appelait, déjà près de la carcasse :
“Bravo, Mademoiselle, vous l’avez eue ! Un très joli coup !”
Elle se leva, et, embarrassée, expliqua au capitaine :
“Veuillez m’excuser, je dois partir.
- Cette fois, au moins, vous me saluez lors de votre départ, s’amusa-t-il.”
Sophie pensait que jamais de sa vie elle n’avait eu aussi honte. Elle ne voulait pas incriminer sa tante, mais comment expliquer son départ soudain hier soir ?
“Vous êtes si jolie quand vous êtes confuse, c’est un ravissement. Laissez-moi donc voir le produit de votre chasse, jeune Artémis.”
Elle le mena jusqu’à Pieter, qui commençait de dépecer la bête ; il se redressa en enlevant son chapeau quand il vit le capitaine.
“Bonjour, mon brave, continuez donc votre besogne, je venais admirer la proie de votre Diane chasseresse.
- Le capitaine Olstrik est le fils de l’ambassadeur d’Allemagne, qui vit de l’autre côté du bois, nous avons fait connaissance au bal d’hier, expliqua Sophie rapidement à Pieter.”
Celui-ci ne fit aucun commentaire et continua sa tâche ; lorsque Sophie voulut l’aider comme elle le faisait d’habitude, il lui dit bien vite :
“Laissez, Mademoiselle, ne vous en faites pas, je m’en débrouille. Donnez-moi simplement votre gibecière, que je la remplisse. Vous devriez sans doute rentrer, vos leçons ne vont pas tarder.
- Merci, mon bon Pieter, répondit-elle, débordant de reconnaissance.”
Elle se tourna vers Olstrik :
“Capitaine, veuillez croire que je suis navrée de ne pas vous avoir salué hier soir. Vous avez été bien bon pour moi.
- Je me permettrai de vous accompagner sur une partie du chemin, mademoiselle. Au revoir, mon bon monsieur, dit-il à Pieter.”
Elle se dirigea vers le sentier qui menait non loin de l’arrière du domaine : il ne fallait pas que la tante la vît vêtue de la sorte et en compagnie d’un homme qu’elle désapprouvait de toute évidence.
“Vous avez fait sensation en partant hier soir, savez-vous ? Tout le monde cherchait la charmante Sophie à la robe si simple mais si seyante, dit-il nonchalamment en allumant une cigarette.
- Je suis bien désolée d’avoir disparu si vite… Ma tante… ne se sentait pas bien.
- Petit mensonge, mais vous êtes pardonnée. Mon père m’a dit qu’il vous trouvait tout à fait adorable.
- Son Excellence est trop bonne. Lui-même est très aimable et affable d’être venu saluer toutes les dames selon la coutume balte.
- Ah, c’est ce qu’il vous a raconté ? Très ingénieux de sa part. Voyez-vous, cette coutume n’existe pas, mais il l’a inventée pour venir vous voir de plus près.
- Comment ? Mais… Pourquoi se donner cette peine ?
- Il est d’une insatiable curiosité. Je danse rarement, et plus rarement encore deux fois avec la même dame. Cela a piqué son intérêt.”
Elle resta silencieuse, tout étonnée et secrètement ravie : Olstrik lui avait donc fait une grande faveur hier soir, et son père avait voulu en savoir plus. Étrange famille.

“Oui, nous sommes de caractère insolite, je le sais bien, dit-il, lisant à nouveau sur son visage ou dans ses pensées.” Elle se promit de s’entraîner à mieux dissimuler ses états d’âme.

“Alors, racontez-moi vos exploits au fusil, Diane chasseresse. Surtout avec cette arme d’un autre siècle, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à la vieille carabine.
- Vous ne direz rien sur ma tenue et les circonstances de notre rencontre, n’est-ce pas, capitaine ?
- Ah ! Des négociations, parfait, j’y suis plutôt adroit. Que m’offrez-vous en échange de mon silence, délicate petite fleur ?
- Je… Eh bien, je… Je ne dirai rien sur la fausse coutume de son Excellence, proposa-t-elle, ne voyant rien d’autre à monnayer.
- Mmmhh… On voit que vous débutez dans le domaine du marchandage, aussi, je vais vous proposer le marché suivant : je ne dirai rien de vos prouesses en forêt, vous ne direz rien sur la fausse coutume et vous me donnerez… une pochette de costume brodée de vos mains.
- Mais… C’est à dire… 

- Quoi donc ? La voix d’Olstrik se durcit ; de toute évidence, il s’impatientait.
- Je n’ai pas le droit de prendre… Je veux dire, je n’ai pas de quoi… Ma tante ne permet pas…”
Sophie sentait ses yeux se remplir de larmes et se détourna, furieuse de laisser paraître ainsi sa faiblesse, sa pauvreté, sa détresse. Elle ne vit pas qu’Olstrik la regarda avec pitié, penaud d’avoir ainsi brusqué la jeune fille. Il reprit d’une voix apaisante :
“Laissons cela, voulez-vous ? Je plaisantais. Rentrez vite avant d’être punie.
- Au revoir capitaine, merci, répondit Sophie.”
Elle fit quelques pas puis au premier détour du sentier, se pensant hors de vue, elle se mit à courir à perdre haleine, les larmes aux yeux, le cœur lourd. Son pied léger la mena vite au manoir, elle passa par l’office, monta se changer, et se lava le visage. Il ne fallait plus pleurer, plus y penser, elle devait descendre dans la salle de musique pour y faire ses exercices de piano, sa tante exigeant qu’elle s’entraîne tous les jours. “Une gouvernante musicienne aura une place dans une famille de bonne noblesse, et vos gages seront un peu plus élevés, lui avait-elle dit. J’ai peur que votre caractère faible ne suffise pas à éduquer des enfants comme il le faudrait, mais peut-être pourrez-vous les amadouer par la musique…”
Elle s’installa au piano, choisit au hasard une partition et commença par des exercices d’assouplissement, de simple mécanique, pour détendre ses mains et retrouver sa concentration. Avec quelque peine, elle parvint à calmer ses nerfs et s’appliqua à jouer le morceau de Bach qu’elle avait pris au hasard. Sa tante vint voir dans la pièce, ne lui fit aucun compliment sur son application, lui ordonna sèchement de se tenir plus droite et de faire des mouvements de poignets plus amples.
“Il vous faut davantage de mouvement et de grâce. N’oubliez pas que l’interprète compte presque autant que l’œuvre, votre prestation doit être impeccable.”

Sophie s’appliquait pour exécuter les conseils, mais la tante ne dit plus rien. Elle n’avait pas trouvé d’autres défauts, sans doute. Au bout d’une heure, la vieille dame lui dit d’aller aider au repas, et qu’ensuite, elle lui donnerait quelques leçons : “Votre latin et votre grec sont délaissés depuis trop longtemps ; et les mathématiques, que vous dédaignez malgré mes recommandations.”

L’après-midi s’écoula ainsi que l’avait ordonné la tante ; après ses leçons, où Sophie avait été vertement tancée pour son manque de maîtrise des sciences mathématiques, elle partit faire ses corvées, toujours dans sa robe grise et en tablier. Elle aida à la lessive, au repassage, et se rendit au potager pour l’inspecter et désherber les parcelles. Après le souper, elle monta se coucher et s’endormit, épuisée.

Les jours suivants s’écoulèrent plus ou moins de la même manière : des leçons, des tâches ménagères, des soins au jardin, des remontrances de la part de la tante et des gestes d’affection discrets de la part de Pieter et Joséfa. Elle n’avait pas fait de longue escapade en forêt, par manque de temps, et ne pouvait que contempler l’orée du bois, le soir, visible depuis sa fenêtre.
La monotonie fut rompue un matin, lorsque sa tante prit connaissance de son courrier. Elle eut un hoquet de surprise, qui fit sursauter la jeune fille : la cuillère qu’elle tenait s’échappa de sa main et vint tinter contre sa tasse pleine de thé. Elle resta coite, attendant le reproche qui ne vint pas, cette fois. Sa tante lisait un carton d’invitation monogrammé d’un emblème que Sophie ne connaissait pas ; elle ne distinguait que deux renards roux sur fond bleu.
“L’ambassadeur d’Allemagne organise un concert à sa résidence dans deux semaines ; ce butor a même ajouté à la main qu’il comptait expressément sur votre présence : “Nous espérons avoir l’honneur et la joie de revoir la charmante demoiselle à la robe bleue rencontrée lors du bal donné par son Altesse Impériale.” Quel toupet !”
Elle tourna un air soupçonneux vers sa nièce.
“De quoi parliez-vous, avec ce capitaine, en dansant ?
- Des autres danseurs, de la musique, du temps déjà doux pour la saison, rien d’extraordinaire. Je lui ai aussi donné mon nom quand il me l’a demandé.
- Petite sotte, vous avez dû certainement faire des coquetteries, et voilà le résultat.
- Je vous assure, ma tante…
- Taisez-vous, je dois y réfléchir… Pieter, appela-t-elle soudain, préparez-vous à porter une missive à la baronne von Tranner. Je voudrais la voir cet après-midi, vous attendrez la réponse et me la donnerez.”
Elle alla s’installer à son secrétaire dans son boudoir, et revint avec le message à porter.
“Hâtez-vous, prenez la voiture, partez à l’instant.”
Pieter partit aussitôt, tandis que la tante houspillait Sophie :
“Débarrassez donc, et puis vous prendrez vos leçons ce matin, au cas où la baronne me reçoive plus tard.”
Les leçons furent encore plus pénibles qu’à l’accoutumée ; cette fois, la tante raillait sévèrement la jeune femme : d’abord, son jeu au piano était atroce, puis son écriture trop serrée, ses raisonnements absurdes dans toutes les matières abordées. Avec patience, Sophie corrigea au mieux ce qu’elle pouvait, et enfin Pieter revint avec la réponse. La tante lut le billet et déclara qu’elle partirait dès le déjeuner fini. Elle mit fin à la séance de torture et Sophie partit aider Joséfa.
En arrivant dans la cuisine, elle avait les larmes aux yeux : elle avait dissimulé tant bien que mal la peine infligée par les remarques malveillantes de la baronne, mais elle ne pouvait plus lutter. Joséfa, peu psychologue, ne lui dit rien, pensant que le chagrin finirait par passer en étant occupée.
Le repas se fit en silence, comme souvent, et dès son assiette vide, la tante monta se préparer, après avoir ordonné à Pieter d’avancer la voiture. En redescendant, elle enjoignit sèchement à Sophie de finir ses corvées et de ne pas se laisser aller à sa paresse naturelle. Puis elle sortit.
Se calmant quelque peu après cette dernière pique, la jeune fille alla demander à Joséfa ses tâches.
“Si vous pouviez inspecter le potager, mademoiselle, puis relever les pièges de Pieter, ce serait parfait. Je m’occuperai de l’intérieur.”
Sophie l’embrassa avec reconnaissance : Joséfa savait combien elle aimait être au dehors. Elle revêtit donc son tablier, ses vieux gants de cuir, prit un panier, la gibecière, et partit vers le potager entouré de murs en briques pour préserver les cultures du vent. L’air était doux, le soleil printanier parait la nature d’un manteau de gaieté, elle entendit même quelques oiseaux. Tout en désherbant les parcelles, elle se laissa aller à chanter, ce qui lui arrivait souvent quand elle se savait seule. C’était une petite ballade paysanne, guillerette, où une jeune fille rencontrait les douze mois de l’année, chacun lui offrant un cadeau, car elle avait proposé de les aider.
Son panier rempli, la chanson finie, elle enlevait ses gants quand elle entendit des applaudissements et se redressa subitement, cherchant du regard la provenance de l’ovation. Le capitaine, en uniforme simple, se trouvait à la porte du potager, nonchalamment adossé à l’embrasure de la grille.
“Décidément, vous avez tous les talents, petit rossignol. Toute rencontre avec vous est une nouvelle source de découvertes inattendues.
- Je… Je me croyais seule…
- Et j’en suis bien content, vous me pardonnerez d’avoir attendu la fin de la chanson pour vous indiquer ma présence, j’ai entendu une voix ravissante depuis l’orée du bois, et je suis venu voir qui chantait. J’aurais dû me douter que c’était vous.”
Il s’avança vers elle, lui prit doucement le panier des mains.
“Veuillez me confier ce fardeau, précieuse petite fleur, et montrez-moi où le déposer.”
Elle remercia, rougissante, et le mena vers le tas d’humus avec lequel Pieter fabriquait ses engrais. Elle voulut reprendre le panier pour jeter elle-même les mauvaises herbes, mais il refusa.
“Mais, capitaine, votre uniforme…
- Laissez donc, je me suis habitué à faire ces travaux quand j’ai fait mes classes, lui dit-il un peu vivement.
- Je vous demande pardon, capitaine, je…
- Vous êtes trop habituée à côtoyer des civils malingres.
- C’est vrai… Malingres et maladroits, qui plus est, lui dit-elle avec un sourire, en reprenant le panier vide.”
Il rit doucement et ses yeux verts se portèrent sur la gibecière qu’elle portait.
“Vous partez chasser ?
- Seulement relever les pièges posés par Pieter et moi ; il est parti amener ma tante chez une de ses amies et rentrera sans doute tard.
- Puis-je vous accompagner ?
- Ce ne sera pas très divertissant pour vous, capitaine.
- Fariboles, tout ce que vous faites me réjouit. Nous pourrons bavarder un peu.”
Il eût été impoli de refuser, aussi le mena-t-elle vers les collets disséminés dans les bois. Le premier était vide, aussi le refit-elle ; au second, un lapin était pris, mais bougeait encore. Avec répugnance, elle l’acheva d’un coup de couteau, et glissa la carcasse dans la besace. Elle refit le piège.
“Je ne pense pas que je m’habituerai un jour à cette besogne, dit-elle en grimaçant et en essuyant sa lame.”
Au piège suivant, un faisan s’était fait prendre.
“Permettez, dit Olstrik en passant devant elle et, de son propre coutelas, il finit la bête, puis la lui tendit.
- Merci, capitaine.”
Encore deux autres pièges, hélas vides, et elle annonça qu’on arrivait au dernier. Dans celui-ci, un renardeau était pris par la patte.
“Oh, c’est affreux, il est si jeune. Je vais le relâcher, dit-elle résolument.
- La mère ne doit pas être loin, restez sur vos gardes.”
Tout en s’approchant doucement, elle émettait des sons apaisants pour calmer le petit goupil. À force de patience, elle parvint à défaire le lien et la gracieuse petite bête fila à toute allure. Elle refit ce dernier collet, et se tourna vers le capitaine :
“On ne peut pas dire que ce fut un franc succès, dit-elle gaiement. Mais cela améliorera le quotidien.
- Vous avez trop bon cœur, ce renardeau aurait pu vous mordre.
- Sans doute, mais je ne pouvais me résoudre à le tuer. Il était trop joli.
- Donnez-moi donc la gibecière, dit-il en tendant la main.
- Oh, ce n’est pas lourd, vous savez, mais je vous remercie, car l’odeur de sang qui en émane est très forte et me donne un peu mal au cœur, avoua-t-elle en lui tendant le sac.”
Ils commencèrent à rentrer vers le domaine, le capitaine menant la marche sur le sentier étroit.
“Je m’en doutais. Vous n’êtes pas très raisonnable de vous surmener ainsi, délicate petite fleur.
- C’est que… nous ne sommes pas nombreux pour effectuer toutes les tâches, expliqua-t-elle, embarrassée.
- Ah ? Qui d’autre avez-vous, à part Pieter ?
- Sa femme, Joséfa.
- Et puis ?
- Et puis… moi.
- Je vois, dit-il simplement.”
Un silence s’installa, qu’elle était trop gênée pour rompre. Le capitaine reprit la parole : 

“Avez-vous reçu l’invitation au concert ? Mon père m’a dit les avoir envoyées.
- Ma tante l’a lue ce matin ; je ne vous cache pas qu’elle était irritée. Elle est allée chez la baronne von Tranner pour lui en parler.
- Pensez-vous pouvoir venir ?
- Je pense que non, capitaine, ma tante trouvera sûrement une raison de refuser. Et puis…
- Et puis ?
- Encore une fois, vous allez me trouver ridiculement coquette, dit-elle avec quelque gaieté. Je n’ai pas d’autre robe que celle que vous avez vue, et je ne pense pas que ma tante me laissera le temps d’en faire une à partir de celles de ma mère.

- Votre mère était française, m’avez-vous dit ?
- Oui, Louise d’Âpremont. Elle est morte quand j’avais cinq ans, suite à une pleurésie ; mon petit frère Charles a suivi, il n’avait que quelques semaines.
- Je suis navré, dit le capitaine, qui marchait un peu devant elle. Sophie ne voyait que son dos, mais sentit une certaine compassion dans sa voix.
- Je ne m’en souviens pas beaucoup, pour tout vous dire. J’étais plus triste à la mort de mon père, il y a dix ans.
- Quel âge aviez-vous ?
- Neuf ans. C’est alors que ma tante, déjà veuve du frère de mon père, est venue s’installer au manoir pour s’occuper de moi.
- Elle n’est pas bien commode, votre tante.
- Elle est sévère, c’est vrai, mais elle souhaite mon bien, je pense. Elle a fait une grande partie de mon éducation, et, grâce à cela, quand elle ne sera plus là, je chercherai une place de préceptrice.
- Vous pourriez vous marier…
- Je ne pense pas que mon parti soit très exaltant. Mais ce n’est pas grave, je travaillerai.
- Nous voici arrivés chez vous.
- Déjà ? laissa-t-elle échapper, déçue. Elle souhaitait en savoir davantage sur le capitaine.
- Eh oui, déjà, répéta-t-il, amusé.
- Je ne peux hélas vous inviter à prendre un thé, ma tante en serait trop contrariée.
- Bien entendu. Eh bien, exquise petite fleur, avant de nous quitter, permettez-moi de vous offrir cette primevère trouvée plus tôt.
- Oh merci, elle est ravissante ! J’aime beaucoup les fleurs, mais mes préférées sont les primevères et les hortensias, lança-t-elle, tout heureuse.
- J’espère vous voir au concert.
- Moi aussi, capitaine, dit-elle sérieusement. Mais n’y comptez pas trop, hélas. A bientôt, dit-elle en reprenant la gibecière et se dirigeant vers l’office.
- J’y compte bien, dit-il, trop bas pour qu’elle l’entendît.”
Quand elle se retourna pour lui faire un dernier signe de la main, il était déjà reparti. Elle alla donner le gibier à Josefa et finit quelques tâches pour l’aider, quand sa tutrice revint. Elle appela Sophie dans son boudoir, qui vint aussitôt. Sa tante lui fit une remarque sur le tablier sale qu’elle portait encore, aussi l’ôta-t-elle rapidement.
“Petite, avec Adélina, la baronne von Tranner, veux-je dire, nous sommes arrivées à la conclusion que nous devons nous rendre à ce concert.
- Comment ! Mais… Pourquoi ?
- Nous songeons à la suite de votre avenir, petite. Il faudrait envisager dès maintenant de vous trouver une place avec mon aide, pour que vous puissiez ensuite vous faire engager avec de bonnes références, au cas où il m’arriverait malheur. Ce concert, et surtout le thé qui suivra, seront une bonne occasion de rencontrer des familles de la noblesse qui pourraient faire l’affaire.

- Je vous suis très reconnaissante, ma tante, mais mon instruction est-elle suffisante pour assurer les leçons ?
- Il le faudra bien, mais nous trouverons certainement des enfants encore jeunes, auquel cas vous serez qualifiée. Nous pourrons ainsi convenir que vous partirez dès septembre, cela nous laissera le temps de préparer le nécessaire.
- Septembre, répéta Sophie d’une voix blanche. Cela lui paraissait tout proche.
- En effet, petite, septembre sera idéal. Ce concert est finalement une bénédiction déguisée, il me sera plus facile d’approcher des famille qu’aux bals. Il faudra encore vous trouver une robe, soupira-t-elle après un temps de réflexion.
- Si vous me donnez du tissu, je pourrai la faire moi-même, offrit Sophie, tout en pensant que la tante était bien cynique, vu que la première robe ne lui avait absolument rien coûté.
- En plus de vos tâches ?
- Je trouverai le temps de tout faire, je vous assure.
- Il faudra un tissu sobre et une coupe simple, que vous fassiez sérieuse. Je vous donnerai le nécessaire demain, aujourd’hui il est trop tard pour aller le chercher au grenier.”
Le dîner et la soirée passèrent en un éclair pour Sophie, qui hésitait entre l’inquiétude et la hâte : inquiétude quant au choix du tissu et de la coupe, sa tante ayant parfois des idées archaïques en matière de mode, mais la hâte de revoir le capitaine était tout aussi forte. Après tout, il l’avait vue dans une tenue d’homme à la chasse, et en tablier lors de leur dernière rencontre. Le pauvre n’était plus à ça près.
Elle alla se coucher avec quelque appréhension : pourvu que la tante choisisse une jolie couleur. Elle redoutait le violet et le vert qui ne lui allaient pas du tout. Avec un peu de chance, elle choisirait du bleu ou du gris perle. Elle se retourna dans son lit : on pouvait toujours rêver, après tout cela ne coûtait pas grand-chose.
Elle se souvint soudain de la primevère offerte par le capitaine et laissée dans son tablier ; bien vite et à pas de loups, elle alla la chercher à l’office et remonta sans qu’on l’ait remarquée. Elle mit alors la fleur dans un mouchoir, soigneusement, et la pressa sous une pile de dictionnaires et de grammaires pour la faire sécher. C’était la première fleur qu’on lui offrait, et elle voulait la conserver pour toujours. Satisfaite, elle retourna se coucher et s’endormit rapidement.

Le lendemain fut une épreuve de patience pour Sophie, qui brûlait de curiosité quant au choix du tissu ; la vieille baronne ne semblait pas pressée et attendit la fin de la matinée pour emmener Joséfa dans le grenier où se trouvaient diverses malles contenant robes et tissus ; la jeune fille n’avait pas le droit d’y aller. Déjà pour la tenue du bal, c’était la tante qui avait choisi la robe et Joséfa avait trouvé les rubans pour l’agrémenter. Sur des charbons ardents, elle s’occupa de remettre en ordre la cuisine et le petit salon, quand enfin, les deux femmes descendirent.
Joséfa précédait la tante, aussi put-elle faire un sourire encourageant à Sophie sans que sa maîtresse ne la voie. Elle portait un paquet brun, qu’elle alla déplier sur la grande table de la salle à manger. Sophie suivit sa tante et regarda impatiemment tandis que Joséfa sortait la toile. Au grand soulagement de la jeune fille, la couleur, bien qu’un peu terne, était jolie : une sorte de gris bleuté, sans fioriture. L’étoffe était simple : une toile de coton, certainement de la popeline. Elle s’en sortait bien, et soupçonnait que la bonne Joséfa avait peut-être usé de sa petite influence sur la tante pour qu’elle choisisse ce tissu parmi d’autres.
“Voilà, petite, vous pourrez commencer les découpes ce soir, après souper. Ensuite, l’assemblage ne devrait pas vous prendre trop de temps. Vous avez des aiguilles et du fil dans la bonnetière du petit salon, comme vous le savez. Ne gaspillez rien !”
Et elle s’en alla, ignorant les remerciements de Sophie.
“J’ai eu quelque mal à la convaincre pour prendre cette teinte, c’était la meilleure parmi ce qu’elle avait sélectionné. J’ai dû lui rappeler que vous deviez avoir l’air en bonne santé pour faire meilleure impression.”
Sophie lui donna un baiser reconnaissant sur la joue : elle avait du mal à parler.
“Allons, mademoiselle, avançons dans les tâches, pour que vous ayez du temps ce soir. Je vous aiderai après le coucher de madame.”
Et la journée s’écoula, bien remplie. Après le souper, Sophie était éreintée mais heureuse de commencer son ouvrage. Aidée de Joséfa et d’un patron, elle découpa le tissu avec soin, mais garda une chute assez grande, à l’insu de la domestique. Il était plus de minuit quand elles allèrent se coucher, après avoir soigneusement rangé et nettoyé : la maîtresse de maison ne supportait aucun désordre.
Après avoir fait sa toilette et brossé ses cheveux, Sophie se trouva au lit et contempla la chute de tissu : elle voulait en faire une pochette de costume pour Olstrik, et réfléchissait à un plan. Il y avait du gros fil blanc dans la bonnetière, dont la tante ne se servait pas, car il était trop rustique. Elle pourrait s’en servir pour broder, mais quel motif ? Elle cacha la chute sous son oreiller, et quand elle se réveilla, elle pensait avoir une idée qui, elle l’espérait, plairait au capitaine.
Les jours suivants furent tout aussi éprouvants, et sans l’aide de Joséfa et de Pieter, elle n’aurait pu terminer la robe à temps. Elle avait aussi travaillé à la pochette du capitaine, où elle avait brodé un renard et une primevère, tout en fil blanc. Ne connaissant pas le prénom du capitaine, elle mit un simple “O.” pour initiale. Elle regrettait que son ouvrage n’ait pas plus d’allure, mais elle avait fait de son mieux, avec la limite du matériel à sa disposition.
Le jour du concert arriva : il se déroulerait l’après-midi, et l’on servirait un thé ensuite. Sophie se regarda dans la glace : la couleur était un peu triste, mais rehaussait la blancheur de son teint. La coupe longue et serrée à la taille lui allait assez bien, et les manches arrivaient jusqu’aux poignets ; elle avait réussi à faire un ourlet original, en vaguelettes, au col et aux emmanchures. Elle se coiffa d’un chignon entouré d’une natte et prit le châle qu’elle portait lors du bal : couleur crème et fort simple, il allait avec la plupart des tenues.
Sa tante l’appela : il fallait partir. Un dernier coup d'œil au miroir et elle descendit la rejoindre. La vieille dame, comme souvent, portait une toilette mauve et avait sorti son affreux bibi vert, assorti à sa bourse. Elle déclara que sa nièce avait mauvaise mine, et lui pinça fortement les joues pour y faire venir un peu de couleur. La douleur resta tout le temps du trajet en voiture jusqu’à la résidence de l’ambassadeur, qui était plus long qu’en coupant à travers bois, puisque la route contournait la forêt. Elles arrivèrent à la grille de la propriété, et Sophie remplissait ses yeux de la beauté du domaine.
“Petite, vous prendrez garde de ne pas commettre de bévue, lui asséna sèchement la rombière. Et vous éviterez ce capitaine le plus possible. N’oubliez pas que nous sommes là pour vous trouver un emploi avant tout.
- Bien, ma tante.
- Espérons que vous plairez assez à une mère de famille pour qu’elle vous engage sans trop vous poser de questions.”
Et sur ces sèches paroles, elle sortit de la voiture car Pieter venait de lui ouvrir la portière. Puis il vint ouvrir celle de Sophie et lui serra discrètement la main. Cette petite pression, qu’elle rendit, redonna du courage à la jeune fille et elle s’engagea derrière l’aïeule, qui montait les marches vers l’entrée. Il y avait déjà du monde, aussi attendirent-elles leur tour dans le vestibule pour saluer l’ambassadeur. Nerveuse, Sophie voyait les regards se porter sur elles, notamment sur l’infâme chapeau de sa tante. Elle préféra contempler discrètement les splendides peintures ornant les murs, ainsi que les quelques charmants bibelots posés sur les guéridons. Bien que n’ayant qu’une très vague idée de la valeur des œuvres qui l’entouraient, elle les trouvait admirables de bon goût.
“Mesdames, veuillez croire que je suis charmé de vous voir ce jour, vint les saluer l’ambassadeur. J’espère que ce concert sera pour vous un plaisir aussi grand que celui que j’ai de vous recevoir.
- Son Excellence est trop bonne, veuillez accepter nos remerciements les plus sincères pour cette invitation, dit la tante tandis qu’elle s’inclinait et que Sophie exécutait une révérence.
- Veuillez entrer dans le grand salon, Mesdames, c’est là que se déroulera le concert. Ah, mais voici mon fils, le capitaine Olstrik, qui se fera un plaisir de vous y conduire.”
Le capitaine, en grande tenue, salua ces dames et offrit son bras à la tante, qui l’accepta de mauvaise grâce. Très cérémonieux, il les amena jusqu’au grand salon, pièce somptueuse où une petite estrade était déjà disposée pour les musiciens, ainsi que quelques sièges pour les invités âgés. Il fit asseoir la tante, demanda si ces dames avaient besoin de quoi que ce soit, et quand elles lui répondirent par la négative, il repartit d’un pas vif. Il avait à peine regardé Sophie, qui se sentit snobée et peinée.
Sa tante ayant repéré la baronne von Tranner, elle demanda à sa nièce d’aller la chercher, afin qu’elles assistassent ensemble au concert. Oskar, son fils, se trouvait là aussi, au grand ennui de Sophie, mais elle vint tout de même les voir pour leur demander qu’ils prennent place près de sa tutrice. Les deux dames se lancèrent alors en grande discussion, sur les personnes présentes, les absentes, et sur les familles potentielles d’employeurs.
Oskar, niaisement, regardait Sophie, sans rien dire. Elle lui demanda s’il avait vu le programme de ce qui allait être joué, à quoi il répondit :
“Vous savez, c’est toujours un peu la même chose, ce genre-là : du crin-crin, du cuivre et boum-boum.”
Choquée, Sophie ne répondit même pas. Comme elle aurait aimé savoir quels morceaux elle allait entendre. Elle soupira silencieusement. C’est alors qu’elle remarqua un valet en livrée, qui proposait des sortes de feuillets aux invités ; intriguée, elle le vit s’approcher, lui tendant un livret en s’inclinant. C’était justement le programme ! Quelle chance ! En prenant le sien, elle remarqua qu’il différait légèrement des autres : plus rigide et comportant un emblème au dos qui n’apparaissait pas sur celui des ses voisins : elle reconnut les deux renards roux sur fond bleu qu’elle avait vus sur l’invitation ; il y avait également deux fléaux d’armes croisés. Ce devaient être les armoiries de la maison d’Olstrik. Elle ouvrit le livret avec précaution et y vit une primevère séchée glissée dans la première page. Elle rougit de plaisir, de confusion, et, cachant au mieux son émotion, elle glissa vite, mais avec soin, la fleur dans sa bourse pour ne pas la perdre.
Elle lut ensuite le programme et son visage montrait à quel point elle était ravie : il n’y avait là que des compositeurs qu’elle aimait. Les incontournables Bach, Mozart, Beethoven, bien sûr, mais aussi du Berlioz, du Dvořák, du Tchaïkovski, du Boccherini… Ces deux heures promettaient d’être un délice auditif. Elle avait hâte que l’orchestre s’installe. Pourvu que personne ne la dérange… Mais Oskar semblait justement se trouver en verve et donnait son avis tout à fait philistin sur les œuvres à venir :
“Oh, mais c’est du vieux, tout cela ! ricanait-il. On va s’ennuyer à mourir…”
Prise d’une idée lumineuse, elle lui dit : 

“Vous pourriez visiter les jardins, pour y fumer et peut-être me montrer ensuite les endroits que vous trouvez bucoliques !
- Bonne idée, ça m’occupera. Et puis il y aura sûrement de la jeunesse dehors. Vous ne venez pas ?
- Non, ma tante ne me le permettrait pas, mais cela ne fait rien, plus tard, dit-elle, impatiente qu’il parte.”
Et elle se trouva seule, près des deux vieilles dames, dans un petit recoin où elle était peu visible, à son grand contentement. Le petit orchestre s’installa, et elle put écouter tout à loisir les différents opus ; son visage reflétait ses émotions, son visible enchantement. Quand le concert fut fini, elle essuya discrètement ses yeux pleins de larmes. Mais sa tante, la cherchant du regard, l’aperçut et mécontente, lui siffla :
“Cessez cette ridicule émotivité, ce n’est pas le moment de vous donner en spectacle. Suivez-moi, nous allons nous présenter à quelques connaissances de la baronne von Tranner.
- Oui, ma tante.”
Elle passa l’heure suivante à rencontrer des dames, généralement grand-mères, qui assurèrent à sa tante qu’elles parleraient de “cette charmante enfant” à toutes les familles qu’elles connaissaient. C’était surtout l’aïeule qui parlait, et Sophie s’ennuyait à mourir. Oskar revint sur ces entrefaites, ce qui augmenta son déplaisir. Il demanda à sa mère et à la tante s’il pouvait montrer les jardins à la jeune fille, et elles permirent. Elle se dit qu’un peu d’air lui ferait du bien, après tout, et qu’il y aurait, avec un peu de chance, assez de promeneurs pour qu’Oskar la laissât tranquille.
“Alors, vous avez supporté cet interminable spectacle ? lui demanda-t-il
- Vous savez, c’était ravissant. Ce concert m’a beaucoup plu, au contraire.
- Vous avez des goûts de vieille fille, ma pauvre petite, dit-il en riant méchamment.
- En effet, répondit-elle, imperturbable.”
Voyant que sa plaisanterie tombait à plat, il fit signe à un groupe de ses amis et l’entraîna vers eux. Tous ces jeunes gens étaient présents au bal, aussi furent-ils relativement aimables, malgré sa toilette simple, et le bruit qui courait déjà qu’elle cherchait une place de gouvernante. Pour ces rentiers, il était inconcevable qu’on s’abaissât à travailler, mais ils parlèrent des différents voyages qu’ils projetaient, aussi écoutait-elle, assez intéressée. Elle aurait souhaité, elle aussi, aller de par le monde, mais ne le ferait sans doute que par procuration, comme elle parcourait son atlas, imaginant se rendre dans diverses contrées plus ou moins lointaines.
De jeunes demoiselles s’étaient aussi jointes au petit groupe, et, leurs encombrantes toilettes leur donnant chaud, les jeunes messieurs coururent leur chercher des rafraîchissements. Sophie se sentit soudain en terrain hostile, toutes les jeunes filles la détaillant plus ou moins discrètement, jusqu’à ce qu’une petite coquette, enhardie par le champagne qu’elle venait de finir, lui lança :
“Vous avez donc déjà revêtu votre uniforme de domestique pour vous habituer ? C’est une bonne chose, remarquez.
- L’habit ne faisant pas le moine, je peux dire qu’en effet votre coûteuse crinoline ne fait pas de vous une gracieuse dame du monde, riposta Sophie, furieuse.”
Et elle partit, au hasard du jardin, regrettant déjà son geste. Qu’allait dire sa tante ? Nul doute qu’elle la tancerait sévèrement. Tant pis. Elle alla s’asseoir près d’une fontaine, refoulant ses larmes de rage et eut l’idée folle de couper par la forêt toute proche pour rentrer. Mais la réaction de la tante serait impitoyable, aussi s’abstint-elle. Elle fit les cent pas, tenta de se calmer et y parvint progressivement.
Il serait sans doute temps de partir bientôt, espéra-t-elle, et peut-être que la tante n’aurait pas entendu son esclandre. Il fallait faire vite, alors. Elle fit un détour pour éviter le groupe qu’elle venait de quitter, comptant rejoindre sa parente par un autre chemin. C’est alors qu’au détour d’un bosquet, elle tomba sur le capitaine Olstrik, en grande conversation avec un homme un peu plus âgé, portant un uniforme très différent de celui du capitaine : une veste noire, un pantalon rouge à bande noire.
“Mademoiselle von Laudon, la héla Olstrik aussitôt qui l’avait vue, puis-vous présenter le Commandant Vidal ?
La mère de mademoiselle était française, commandant, ajouta-t-il en se tournant vers son interlocuteur.”
Ce dernier salua la demoiselle, lui demanda comment s’appelait sa mère, et quand Sophie lui répondit, il eut une fugace expression de stupéfaction, que la jeune fille ne fit qu’entrevoir. Olstrik reprit l’ascendant sur la conversation, et proposa que tous trois allassent chercher des rafraîchissements. Sophie n’osait suivre son plan initial, de peur de paraître impolie, et craignait que la jeune pimbêche ait déjà répandu ses propos. La fureur de la tante allait être effroyable. Cependant, ces quelques minutes passées près du capitaine lui paraissaient trop précieuses pour les écourter. Le commandant Vidal, courtois et cultivé, demandait à Sophie si elle avait apprécié le concert.
“Oh oui, c’était extraordinaire, l’exécution était magistrale, il m’a semblé que le temps fuyait à toute vitesse. J’aurais voulu qu’il durât plus longtemps encore.
- Vous êtes musicienne vous-même, sans doute ? demanda le commandant.
- Je joue un peu de piano, mais suis loin d’être virtuose. En comparant avec la maîtrise grandiose des concertistes que nous avons entendus, je me rends compte de ma pauvre prestation, répondit-elle en souriant.”
Ils arrivaient au buffet et le commandant, ayant aperçu sa femme, vint la leur présenter. Elle était fort jolie et son visage aimable plut tout de suite à la jeune fille. Olstrik et Vidal revinrent avec des boissons pour ces dames, et quand le capitaine lui tendit sa coupe, elle rencontra enfin son regard. Elle se sentit rougir, et remercia, espérant qu’il comprendrait aussi que le remerciement était également pour la fleur séchée trouvée dans son programme. Elle voulait tant lui donner ce qu’elle avait confectionné, mais comment ? Il y avait trop de monde, et c’eût été impoli vis-à-vis des Vidal.
Elle regardait autour d’elle, cherchant nerveusement sa tante et espérant que sa remarque acide n’avait pas déjà été répétée - sûrement amplifiée et déformée - dans l’assistance. Après quelques phrases échangées sur la beauté du concert, et des remerciements chaleureux, les Vidal s’excusèrent pour aller parler à d’autres connaissances.
“Enfin nous voilà seuls, gentille petite fleur. Vous voudrez excuser ma froideur apparente plus tôt, mais il valait mieux que je montre cette facette à votre tante, dit-il d’une voix basse.
- Je comprends à présent, mais dois vous avouer que j’ai eu peur de vous avoir déplu, chuchota-t-elle à son tour.
- Billevesées, chère petite fleur, je suis navré de vous avoir causé cette frayeur.
- Capitaine, merci pour le programme et la primevère, j’ai aussi conservé l’autre. Et je voudrais vous donner quelque chose, mais je ne sais pas comment, murmura-t-elle.
- Regardez donc mon livret, dit-il plus fort, je suis assez content de la calligraphie choisie.”
Elle comprit, accepta le livret, et avec dextérité, elle y glissa la petite enveloppe dans laquelle elle avait mis la pochette.
“En effet, capitaine, l’effet est magnifique, dit-elle, assez fort également, puis elle le lui rendit.”
Il glissa le programme dans une poche intérieure de sa veste, mais ne put continuer la conversation. La tante de Sophie arrivait à toute vitesse, disant d’une voix pleine d’aigreur mal dissimulée :
“Petite, il nous faut rentrer.”
Elle salua le capitaine, lui demanda de transmettre ses compliments à l’ambassadeur et, attrapant fermement la jeune fille par le coude, qui eut juste le temps de saluer Olstrik, elle ordonna à un valet de faire avancer la voiture, qu’elle attendit sur le perron. Le bras douloureux, pris dans l’étau de la vieille dame, elle attendit en silence, sachant que les remontrances ne tarderaient pas. Pieter arriva, ouvrit les portières et remonta. Le silence régnait dans l’habitacle, mais Sophie sentait que sa tante bouillait de rage.
Quand elles arrivèrent, elle la mena au petit salon, ferma la porte et attrapa la cravache posée sur le piano, et dont elle se servait pour punir Sophie quand elle était plus petite. Blême, la jeune fille attendait la sentence.
“Alors ? Vous ne savez donc pas vous tenir en société ! Vous avez gravement insulté une des jeunes comtesses, dans un excès de votre vanité mal placée. Vous m’avez couverte de honte quand je l’ai appris.
- Je me suis défendue, ma tante, elle avait…
- Taisez-vous donc. Présentez vos mains, puisque vous voila redevenue une gamine insolente, je vous traite comme telle.”
Tremblante, la jeune fille tendit ses mains, paumes vers le sol et les coups de cravache s’enchaînèrent, pendant ce qui lui parut être un temps considérable. Elle serrait les dents, les lèvres, ne laissant échapper aucun son, les yeux baissés sur ses mains qu’elle voyait de plus en plus meurtries. Au bout d’un moment, la tante fatigua et cessa la punition.
“Montez immédiatement dans votre chambre, vous serez privée de dîner, et demain, vous enverrez vos plates excuses à la jeune comtesse, sous ma dictée. Hors de ma vue, impossible coquette !”
Sophie monta au plus vite, entra dans sa chambre et, maladroitement, du fait de ses mains douloureuses, elle versa l’eau du broc dans la vasque et s’y trempa jusqu’aux poignets pour apaiser quelque peu la souffrance. Elle gémit faiblement au contact de l’eau fraîche mais savait que le soulagement arriverait ensuite. Des larmes coulèrent de ses yeux, causées par la douleur, la frustration et l’injustice, et elle conclut avec tristesse que cette journée se terminait bien mal.
Au bout d’un moment, les doigts engourdis, elle parvint à se déshabiller, à ouvrir la bourse contenant le programme et la précieuse fleur. Elle alla chercher l’autre, mit ces trois possessions chères à son cœur sur son lit et les contempla : la première primevère était blanche, celle donnée aujourd’hui était d’un rose pâle délicat. Elle décida de les conserver dans le livret du concert, qu’elle cacha dans un grand atlas de sa bibliothèque. La tante ne le consultait jamais, il serait ainsi à l’abri.
Elle se mit au lit, et lut un peu, voulant tromper sa faim et détourner son esprit de la douleur lancinante de ses mains. Leur dos était rouge et portait nettement les marques de la cravache, ses doigts étaient raides et gonflés. Assez tard dans la soirée, elle entendit du bruit à sa porte et paniqua quelque peu : venait-on la punir à nouveau ? Mais ce n’était que Joséfa, qui, silencieusement, referma la porte, s’approcha du lit en chuchotant, la voix désolée :
“Oh mademoiselle, pardon de ne pas être venue plus tôt, je n’ai pas pu. Tenez, je vais vous mettre cet onguent et vous bander les mains, cela vous soulagera. J’ai pris un bout de pain et de fromage, mais il faudra les manger doucement.
- Merci, ma bonne Joséfa, chuchota Sophie à son tour. Que ferais-je sans vous ?”
Elle se laissa panser et puis, son souper fini, Joséfa partie, elle s’endormit, brisée d’émotion. Le lendemain, elle défit ses bandages : ses mains étaient toujours raides et rougies, mais elle ressentait les effets bénéfiques de l’onguent. Elle assouplissait ses doigts en descendant à l’office, où Joséfa lui donna des tâches faciles à effectuer. Puis elle apporta le plateau pour le déjeuner à la salle à manger où l’attendait sa tante, le regard froid, les commissures des lèvres au plus bas.
Elle servit sa tante, puis s’assit, n’osant rencontrer le visage de sa tutrice. Après un repas dans un silence pesant, la tante se leva, lui dit de débarrasser et de la rejoindre au petit salon. Ce qu’elle fit. Un nécessaire à écrire se trouvait sur la table, la tante lui désigna la chaise où elle dût s’asseoir, et commença de dicter la lettre à adresser à la comtesse. Les yeux humides de larmes de colère, Sophie écrivit des formules d’une bassesse servile qui la rendaient malade. Elle voulait se révolter, mais que faire ? Sans situation, sans argent, sans famille… La tante relut, et, satisfaite, fit porter la missive par Pieter, lequel avait ordre de ne pas attendre la réponse de la comtesse offensée.
Quand il revint, il la rejoignit dans le potager où elle désherbait.
“Je suis bien désolé, Mademoiselle, d’avoir eu à porter ce message, mais si je ne l’avais pas fait, Madame nous aurait sans doute renvoyés.
- Je sais bien, Pieter. Ne vous en faites pas. C’est ma faute, après tout. Vivement septembre, en ce cas, que je puisse gagner ma vie. Mais je vous regretterai bien, tous les deux.
- Et nous donc, Mademoiselle. Mais vous serez certainement plus heureuse loin d’ici, c’est bien net. Après vos leçons, vous irez vous promener un peu en forêt pendant que je relèverai les pièges, cela vous fera du bien.
- Vous êtes gentil, Pieter, oui, je pense que la quiétude des bois me sera bénéfique. Peut-être découvrirai-je les plants de menthe et de verveine, ils seront mûrs dans quelques semaines.
- Bonne idée, si vous les repérez, ça nous facilitera la récolte.”
Après les leçons, où la tante fit pleuvoir les reproches comme souvent, elle s’éclipsa dans les bois, vêtue de sa robe grise, et dès qu’elle fut hors de vue, elle défit son chignon, qui lui faisait mal à la tête. Ses longs cheveux blonds, libérés, ondulaient et la paraient comme un châle aux reflets dorés. Elle courut pour se délasser, trempa ses mains encore marquées dans un ruisseau proche pour les apaiser, respira et sentait le poids des regrets et des remords s’alléger. Après tout, la jeune comtesse pouvait penser ce qu’elle voulait. Les autres jeunes gens aussi. Il lui fallait pour l’instant apprécier ses rares instants de liberté, car septembre viendrait vite.
Sur quel genre de famille sa tante porterait-elle son choix ? Certainement, elle viserait la haute noblesse, mais seraient-ils seulement intéressés par une jeune femme qui n’avait jamais eu l’occasion de prouver ses aptitudes ? Les seuls espoirs de Sophie étaient que les enfants fussent gentils et les parents honnêtes. Elle pourrait s'accommoder du reste.
Son caractère malgré tout optimiste et gai reprit le dessus : elle écouta les chants des oiseaux, et fermant les yeux, exécuta quelques petits pas de danse, chantant un des airs entendus lors du concert de la veille. Que n’aurait-elle donné pour qu’il se prolongeât ! Une branche craqua, et surprise, rouvrant les yeux, elle se retourna et ses pieds se prirent dans une racine. Trébuchant, elle reprit son équilibre tant bien que mal, et aperçut alors le capitaine.
“Eh bien, petit rossignol des bois, quelle bonne fortune de vous voir. Vous ne vous êtes pas fait mal en titubant ?
- Je n’ai blessé que mon amour-propre, dit-elle en souriant. Vous arrivez toujours à me surprendre dans les pires moments pour ma fierté, capitaine.”
S’avançant vers elle, il lui tendit une primevère :
“Je l’ai ramassée au cas où, et j’en suis bien aise.
- Cette couleur bleue, quelle splendeur ! Je vous remercie.
- Et moi, je vous remercie pour cette exquise pochette, dit-il en la sortant de sa veste d’uniforme. Comment avez-vous réussi ?”
Elle lui expliqua les divers larcins du tissu et du fil.
“C’est pourquoi je n’ai pas pu lui donner plus de couleurs, j’en suis bien désolée. J’ai fait de mon mieux…
- Elle est ravissante, assura-t-il de sa voix profonde.”
Il baissa les yeux sur les mains de la jeune fille, qui tenaient encore la délicate primevère. Saisissant l’une d’elles, il l’examina de plus près :
“Que vous-est il arrivé ?
- Je… Rien… Les travaux ménagers, répondit-elle, embarrassée.
- Dites-moi la vérité, exigea-t-il, sa voix sourde d’irritation contenue.”
Et, très vite, sans le regarder, elle lui conta tout : pourquoi sa tante avait accepté de venir au concert, les présentations à des employeurs potentiels, et puis… la remarque de la jeune comtesse sur sa tenue de domestique, sa réponse cinglante, sa fuite, le retour hâté, la punition physique, et puis, la dictée de formules serviles pour la lettre d’excuses… Les larmes coulaient de ses yeux baissés, et sa voix tremblait d’amertume, face à l’injustice dont elle était victime.

“Ma tante veut que je trouve un poste pour le mois de septembre, peu importe où. Je ne pourrai plus profiter de ma chère forêt, je serai loin de Pieter et Joséfa…”

Il l’avait écoutée, sans rien dire, tenant toujours sa petite main meurtrie dans la sienne, grande et vigoureuse.
“J’imagine que votre tante cherchera quelque famille opulente et poseuse, ma pauvre petite fleur.
- C’est sans doute le plan, en effet. Tant que les enfants sont gentils, je m’en contenterai. Mais j’ai si peur.”
Il esquissa un mouvement vers elle, qu’il stoppa net. Il relâcha sa main et reprit, plus durement :
“Je ne peux rien faire. Tout ce qui viendra de moi sera refusé par votre tutrice.
- Je le sais, capitaine. Je ne vous demande rien. Vous êtes si bon pour moi, à m’écouter me plaindre sans cesse…
- Calembredaines, si je n’en avais pas envie, je serais déjà reparti, mignonne petite fleur aux cheveux d’or, dit-il, son sourire ironique revenu.”
Au loin, une cloche sonna. À ce bruit, Sophie bondit vers le sentier :
“C’est la cloche du manoir, Joséfa s’inquiète et je serai en retard.
- Quand vous reverrai-je ?
- Je ne sais pas, capitaine, vraiment. J’essaierai de revenir dans les bois le plus souvent possible, mais peut-être serai-je empêchée de quelque façon.
- Je passerai par ici dès que je le pourrai, promit-il.
- Au revoir, capitaine.
- Au revoir, chère petite fleur.”
Elle courut à la maison, refit un chignon à la va-vite dès qu’elle arriva à l’office, où Joséfa lui faisait signe de vite mettre son tablier.
“Tout va bien, j’ai dit que j’appelais Pieter avec la cloche, Madame ne sait pas que vous êtes sortie.”
Sophie la remercia vivement, cacha soigneusement la primevère donnée plus tôt et vaqua à ses occupations du soir. Le souper fut encore une fois silencieux, et la tante avait un air plus sévère encore que d’habitude. Après le repas, Joséfa et Sophie finirent les tâches de la journée, et la bonne servante repansa les mains de la jeune fille pour la nuit. Prenant en cachette son trésor, elle monta afin de faire sécher la fleurette, vérifia que les deux autres et le livret étaient toujours en sûreté, et se coucha.


Quelques jours passèrent, et un matin, quand Sophie apporta le déjeuner à la tante, celle-ci lui adressa enfin la parole :
“J’ai une excellente nouvelle, petite ; la baronne von Tranner vous a trouvé une place dans une famille très distinguée : le Vicomte von Vengels et son épouse, qui vivent près de Bernsgen ; nous irons leur rendre visite, puis ils vous attendront au premier septembre pour leurs deux enfants de six et quatre ans.
- Bien ma tante, dit-elle d’une voix blanche. La ville de Bernsgen se trouvait à plus de cent kilomètres du domaine, ce serait un assez long trajet, en train et en voiture.
- Le temps de vous préparer un trousseau, nous irons les visiter fin juin, pour une petite semaine. Puis vous passerez deux mois ici, ensuite vous vous rendrez définitivement au château du Vicomte pour commencer votre emploi.”
Le sort de Sophie était scellé ; elle espéra de toutes ses forces que les deux bambins étaient doux et affectueux. Elle finit son déjeuner en silence, débarrassa, fit ses tâches, prit ses leçons l’après-midi, comme d’habitude. Elle se sentait agir en automate, et quand elle alla se coucher, elle contempla à nouveau les trois primevères offertes ; elle s’en fit un petit rituel pour les jours suivants, attendant avidement cet instant de grâce où elle pourrait repenser tout à son aise au capitaine, et à sa bonté.
La tante ne lui laissait pas de répit : tout d’abord, elles allèrent rendre visite à la baronne von Tranner pour la remercier de sa charité et de s’être démenée pour trouver cette place. Elle avait tout simplement entendu une de ses bonnes amies en parler à une petite réception, et avait adroitement proposé son aide. Par chance, Oskar était absent ce jour-là, aussi attendit-elle patiemment que la conversation prît fin.
Puis, la tutrice décida qu’il fallait qu’elle soit mieux habillée pour la visite au Vicomte, et lui fit faire deux robes par une vraie couturière. La jeune fille n’y croyait pas : jamais cette dépense n’avait été faite pour elle. La fin mai arriva à toute allure, et elle n’avait pas revu le capitaine, n’ayant pu se rendre que trois fois dans la chère forêt. La tante faisait durer ses leçons plus longtemps et lui en donnait maintenant le matin et l’après-midi pour qu’elle soit préparée au mieux.

Ensuite, Sophie n’eut pas un moment de liberté ; sous divers prétextes, la tante la confinait dans la maison : entre les leçons et les diverses corvées, il fallait sortir les malles, les nettoyer de fond en comble, puis aérer, laver et repriser diverses pièces de vêtements pris des malles du grenier par la tante et Joséfa, pour compléter le trousseau de la jeune fille. Elle regardait avec envie les bois alentour, se demandant si Olstrik s’y trouvait, l’y attendait. Elle en était désolée, et espérait qu’il comprenait son absence.
Et puis, un beau matin de juin, le vingt plus précisément, elles firent les bagages, partirent le lendemain en automobile, prirent le train jusqu’à la ville de Bernsgen où les attendait un laquais en livrée, qui les conduisit dans une voiture luxueuse jusqu’au château, à une vingtaine de minutes de la gare. Sophie était étourdie par le voyage, et regardait le paysage par la vitre : des champs bien tenus, une forêt verdoyante, un charmant village au pied du château. Jusqu’ici, tout lui plaisait beaucoup, même la demeure du Vicomte, qui semblait une forteresse modifiée au goût du jour : les tours étaient élancées, mais non menaçantes, de grandes fenêtres donnaient un sentiment aérien à la bâtisse.
Le domestique les conduisit jusqu’au perron, leur ouvrit les portières, et repartit garer l’auto, tandis qu’un autre valet sortait les accueillir, et les mena au petit salon où les attendaient le Vicomte et sa femme. Sophie détaillait discrètement l’intérieur, richement décoré mais un un peu “tape-à-l’œil” à son goût, surtout quand elle le comparait avec la résidence de l’ambassadeur. Le couple les attendait, et les salua aimablement, tandis qu’elles les remerciaient de toutes leurs prévenances. La vicomtesse appela la bonne pour qu’elle fît venir les enfants.
“Voici Walter et Liese, saluez donc votre préceptrice, mes petits.”
Les deux enfants étaient très beaux et saluèrent très correctement Sophie, qui les gratifia d’un gentil sourire en les saluant à son tour. Puis la bonne les ramena à la nursery. La vicomtesse appela deux femmes de chambre, pour qu’elles montrassent où seraient logées les von Laudon. Puis elle leur dit que le dîner se tiendrait à sept heures.
La chambre de Sophie, de bonnes dimensions et confortable, était proche de la nursery et d’une salle d’étude, comme le lui montra la jeune domestique ; elle pourrait ainsi veiller sur les enfants plus facilement. La tante avait eu droit à une chambre d’amis dans la même aile que sa nièce, et semblait ravie d’ête entourée de tous ces objets luxueux et voyants. Toutes deux se préparèrent pour le dîner et descendirent rejoindre leurs hôtes. La grande salle à manger semblait quelque peu démesurée pour quatre convives, les enfants ayant déjà dîné dans un petit salon adjacent. 

Le couple semblait désireux de connaître leur future employée, et lui posèrent diverses questions auxquelles elle répondit volontiers : grâce à sa tante et divers professeurs, indiqua-t-elle, elle avait une bonne maîtrise de l’allemand, du français, de l’anglais, du russe, de bonnes notions d’italien, de latin et de grec. L’histoire et la géographie étaient des matières qu’elle aimait, de même que les sciences naturelles. La tante prit alors la parole pour déplorer le manque de compétences dont faisait montre sa nièce en mathématiques, mais leur hôtesse dit en riant :
“Elle saura bien leur enseigner que deux et deux font quatre. Quand il sera temps de passer aux choses sérieuses, Walter ira en pension, et Liese n’est pas destinée à des résolutions de problèmes, on lui trouvera un mari qui réfléchira pour elle.”
La baronne sourit avec indulgence, et dit qu’en effet, les talents de Sophie étant limités, elle ne resterait pas plus d’une dizaine d’années avec les enfants. Le vicomte, pour alléger l’atmosphère, tourna ses questions vers la baronne, qui fut enchantée qu’on s’intéressât à elle, et en oublia de lancer des remarques mordantes à sa nièce. Le dîner fini, ils se rendirent à la bibliothèque pour un chocolat chaud. Il était très nouveau pour Sophie de ne pas avoir à débarrasser après le repas, et elle but sa tasse avec délice.
Elle discutait des enfants avec la vicomtesse, et lui demanda si elle pourrait passer les jours à venir avec eux, pour qu’ils s’habituent à elle. La jeune mère trouva l’idée excellente, lui demanda si elle avait déjà un programme en tête, et Sophie lui proposa qu’elle se promène dans le parc avec les petits pour une leçon de botanique déguisée. L’après-midi pourrait être une occasion de commencer l’alphabet, sous forme de jeu avec les cubes qu’elle avait vus dans la nursery. Enchantée de ces initiatives, la vicomtesse lui donna toute latence quant à ces plans.
“De mon côté, je resterai avec votre tante pour lui montrer le domaine, dit-elle à voix basse. Je ne devrais sans doute pas vous le répéter, mais les petits m’ont dit qu’elle leur faisait peur.”
A raison, pensa Sophie. Elle remercia la jeune femme pour toutes ses bontés, et puis arriva l’heure de se retirer. Elle monta dans sa chambre, se mit en chemise de nuit, plutôt heureuse de cette journée pleine de promesses pour la suite : si les enfants étaient aussi doux que jolis, les leçons seraient facilitées. Leurs parents semblaient aimables et la traitaient avec bien des égards. Elle avait emporté avec elle le livret et les fleurs séchées, bien cachés dans sa malle ; elle les sortit, les contempla longuement, et les remit dans leur cachette.
Le lendemain se déroula au mieux : le temps était superbe et les deux bambins étaient très attachants. Ils suivirent bien vite Sophie dans le parc, écoutant ses explications, tandis qu’elle s’agenouillait pour leur montrer les différentes fleurs et plantes trouvées en chemin. Elle leur demanda de lui montrer les endroits qu’ils préféraient dans le domaine, ce qu’ils firent avec empressement.
Elle leur demanda s’ils aimaient la musique et leur proposa d’apprendre une chanson sur les mois de l’année. Walter s’extasiait :
“J’aime beaucoup votre voix, Mademoiselle. Elle est toute douce, comme … comme une plume ! lança-t-il, satisfait de sa comparaison.”
Liese babillait : 

“Vous avez des yeux tout bleus, comme ma poupée. J’aime beaucoup ma poupée, elle s’appelle Hilda, je m’en occupe bien.”
La matinée se passa tranquillement, Sophie était charmée par les deux petits. Ils rentrèrent déjeuner et elle les confia à la bonne tandis qu’elle remontait mettre de l’ordre dans sa tenue pour ensuite se rendre à la salle à manger. Le repas fut plaisant, le vicomte occupant la tante tandis que la vicomtesse demandait à la jeune fille comment se déroulait ce premier contact avec les petits.
“Ce sont de délicieux enfants, madame, qui s’expriment très bien pour leur âge. On sent leur curiosité naturelle et ils sont charmants.
- J’en suis bien contente, il est vrai que je les trouve aussi très aimables, mais, étant leur mère, je ne suis pas impartiale, sourit la vicomtesse.”
Quand vint l’après-midi, Sophie retrouva les enfants dans la nursery et, sous forme de jeux et de dessins, elle leur enseigna l’alphabet, que Walter connaissait déjà un peu, leur fit compter diverses choses, additionner et soustraire des billes. La vicomtesse apparut alors, et ses deux enfants se précipitèrent vers elle.
“Maman, je sais tout mon alphabet, dit fièrement Walter.
- Et moi je sais compter les billes ! ajouta Liese, ravie.”

Satisfaite de ce compte-rendu enthousiaste, elle complimenta ses petits, et leur proposa de prendre une collation. Tandis qu’ils allaient gaiement vers le petit salon où on les servait d’habitude, la vicomtesse sourit à Sophie :
“Je pense que vous êtes adoptée, Mademoiselle.
- Merci, Madame, j’en suis très heureuse !”
La semaine s’écoula sans événement particulier. Le vicomte et la vicomtesse employaient des trésors de patience vis-à-vis de la vieille baronne ; il y eut quelques excursions dans les bois et le village proche, les leçons avançaient bien, et puis vint la veille du départ. Ce fut un crève-cœur pour Sophie de voir Walter et Liese en larmes quand elle le leur expliqua, et, malgré sa promesse de revenir en septembre, ils furent d’une humeur lugubre jusqu’au coucher.
Ces dames partirent après le déjeuner, les enfants s’accrochant à la jupe de Sophie, qui leur dit de bien compter les jours avant son retour. La tante s’impatientait dans le vestibule, aussi, après un dernier baiser aux deux petits, Sophie la rejoignit.

“Nous vous attendons le premier septembre, Mademoiselle, lui dit la vicomtesse d’un ton aimable.
- Oui, Madame. Je suis impatiente de revenir.”
Ses remerciements furent reçus avec force paroles aimables, certainement sincères ; la tante avait déjà salué et s’installait dans l’automobile. Pendant tout le trajet, en voiture, puis en train, elle vanta le château, les meubles de prix, les toilettes et les bijoux de la vicomtesse, mais ne demanda à aucun moment si les enfants étaient gentils, ni ne parla du caractère aimable de leurs hôtes ; quand elles virent Pieter qui les attendait à la gare, Sophie courut vers lui :
“Mon bon Pieter, comment allez-vous ? Et Joséfa ?
- Tout va bien, Mademoiselle, et vous ?
- Tout s’est bien passé, je vous remercie. Vous m’avez manqué, vous savez.”
Elle aida le domestique à charger la voiture. Elle était contente de revoir Joséfa, le domaine et sa chère forêt. Elle eut une pensée fugace, un vain espoir qu’elle pourrait aussi rencontrer Olstrik une dernière fois, lui faire ses adieux … Il était tard quand elles arrivèrent, aussi, après un rapide souper, la tante se retira. Sophie offrit son aide à la bonne Joséfa, qui refusa, lui disant d’aller vite se reposer, ce qu’elle fit.
Le lendemain, il faisait un temps radieux, et Sophie se leva pour venir aider à l’office. Apportant comme toujours le déjeuner à table, elle vit sa tante lire sa correspondance, de toute évidence contrariée. Évitant les gestes brusques, pour ne pas l’irriter davantage, elle la servit puis commença son repas. La tante la regarda longuement, une bataille évidente se livrait sous son crâne ridé. Elle lui annonça :
“Vous allez devoir dire adieu à nos voisins et connaissances, il serait malséant que vous partiez sans saluer personne. Il faut laisser une bonne impression, au cas où le vicomte et la vicomtesse vous renverraient, on ne sait jamais avec votre caractère …”
Sophie laissa passer la pique, trop impatiente de savoir la suite : qui irait-on visiter ? Quand ? Aurait-elle le temps d’aller en forêt comme elle le souhaitait si ardemment ?
“Je vais demander à ma bonne amie la baronne von Tranner si elle veut bien organiser un thé dansant pour nous, je n’ai pas les moyens d’en organiser un ici, et ce serait trop de travail de rouvrir les grandes pièces de réception. Comme elle reçoit souvent, elle a tout ce qui convient …, réfléchissait tout haut la tante.”
Sophie souriait, cachée derrière sa tasse de thé : pauvre baronne von Tranner, elle allait faire les frais de la pingrerie de sa tante ; cette amitié à sens unique intriguait beaucoup la jeune fille, se demandant quel ascendant avait son aïeule sur cette brave dame, dont les seuls défauts étaient son amour des commérages et d’avoir un fils parfaitement stupide. Elle songeait qu’il n’y aurait pas grand-monde qui répondrait à l’invitation, mais il était vrai que les usages exigeaient un adieu convenable.
L’après-midi, la tante fit une visite à la fameuse baronne von Tranner, qui l’avait invitée. Sophie sauta sur l’occasion, prévint Joséfa qu’elle sortait cueillir ce qu’elle trouverait en forêt, et courut avec son panier vers ses bois bien-aimés, le cœur battant. Elle suivit le sentier, ramassant de-ci de-là de la menthe, de la verveine, tout ce qui pourrait servir, et se retrouva dans la petite clairière où elle avait vu le capitaine pour la dernière fois. Il ne s’y trouvait pas, hélas, et, même si elle s’en doutait, la déception fut cruelle. Elle remarqua alors un amas de branches et de pierres qui n’était pas là avant : cela formait une sorte de minuscule hutte.
“Une maison pour des lutins faite par des enfants ? se demanda-t-elle, intriguée.”
Elle inspecta la petite structure, et y vit une ouverture. Elle glissa un bâton d’abord, pour ne pas être piquée ou mordue par une bestiole nichée là, mais ne dérangea rien de vivant. Le bout de la branche semblait coincé dans quelque chose. Précautionneusement, elle parvint à sortir l’ensemble, sans détruire la minuscule cabane. C’était un sac en toile épaisse, un coton ciré pour le rendre imperméable. Dedans se trouvait une petite boîte ravissante, de bois noir, orné de primevères et d’hortensias.
Elle en avait le souffle coupé … Se pouvait-il que … ? Elle défit le délicat petit fermoir et découvrit un magnifique nécessaire à broderie. Des aiguilles, des ciseaux, un dé, des fils chamarrés, étaient soigneusement agencés sur un fond de velours bleu. Elle n’en croyait pas ses yeux. Elle souriait, des larmes de reconnaissance roulaient sur ses joues, tandis qu’elle caressait doucement le magnifique bois laqué.
Il faudrait le dissimuler dans sa chambre, mais elle chercherait une cachette en temps voulu. Il fallait laisser un message pour montrer au capitaine qu’elle avait trouvé son cadeau. En quelques minutes, elle se décida : le temps était compté, si elle tardait trop longtemps, la tante reviendrait à la maison. Piquée d’une soudaine impulsion, elle prit les petits ciseaux à couture, défit sa natte, saisit une mèche de cheveux au-dessus du cou, et la coupa. Elle noua la longue mèche dorée avec un bout de l’attache de son tablier, qui était trop longue, et disposa des bouts de bois en forme de flèche vers l’entrée de la petite cabane, où elle avait déposé son présent.
Elle rentra, prenant soin de cacher la boîte sous sa jupe, et remonta, sous prétexte de se recoiffer. Arrivée dans la chambre, elle regarda autour d’elle : où dissimuler son trésor ? Le sac en toile ne payait pas de mine, heureusement, aussi se décida-t-elle pour le bas de sa commode, où elle remisait ses vieux jouets d’enfant : une grande poupée, un bilboquet, une toupie, un petit cheval à roulettes … Elle mit la boîte tout au fond et la recouvrit des joujoux.
Quand sa tutrice rentra, elle appela la jeune fille dans le petit salon :
“Excellente nouvelle, petite. La bonne baronne von Tranner organisera un thé dansant chez elle dans huit jours. Vous serez priée de la remercier chaudement, et de vous comporter comme il faut. Vous prendrez une des robes que j’ai fait faire, personne ne les a vues ici.
- Oui, ma tante, je vous remercie.
- Ah, et une dernière chose : vous devrez m’aider à écrire les invitations, je dresserai la liste.”
Elle s’arrêta, et reprit après un court silence :
“J’imagine qu’il nous faudra aussi inviter l’ambassadeur d’Allemagne et son fils, ils sont nos voisins et nous ont déjà conviées.
- Cela serait plus séant, en effet, dit Sophie d’une voix neutre, exultant intérieurement.
- Bien, nous commencerons le travail ce soir.”
Et, d’un geste, elle renvoya la jeune fille, qui se retint de crier de joie. Une fois le souper achevé, elles s’installèrent dans le petit salon, et commencèrent d’écrire les cartons. Elles en avaient fait près d’une trentaine quand la tante annonça enfin qu’on pouvait arrêter. Elles reprirent le lendemain matin, puis l’après-midi, quand, enfin, toutes les invitations furent écrites. Pieter fut chargé de la distribution, et il revint fort tard. Le croisant le lendemain, Sophie lui demanda si tout s’était bien passé.
“Oh, oui, Mademoiselle. Je suis même tombé sur le jeune monsieur que nous avions rencontré lors de la chasse ; très correct, il m’a offert une cigarette et m’a dit qu’il enverrait sa réponse au plus tôt.”
Sophie était extatique. Les réponses seraient envoyées directement à la baronne von Tranner, puisque c’était elle qui recevait après tout. Aussi n’avait-elle aucune idée de qui serait présent à la petite fête. Mais si le capitaine était là, peu lui importait les autres invités. 

 

Le jour de la réception arriva enfin, et Sophie passa un peu plus de temps qu’à l’accoutumée devant son miroir ; elle voulait essayer une nouvelle coiffure, qu’elle avait vue sur la vicomtesse : une grande natte relevée, formant une sorte de couronne. Bien sûr, la vicomtesse avait une femme de chambre, et Sophie se demanda si elle réussirait, mais à force d’épingles, elle y parvint. Elle mit la robe gris perle que lui avait offert sa tante, qui avait - pour une fois - suivi les conseils de la couturière, au grand bonheur de la jeune fille. Prenant également son petit châle et sa bourse, elle descendit et attendit sa tante. Elle ne pouvait rester en place et erra du petit salon à la salle à manger, regardant par les fenêtres, la bouche sèche et la gorge serrée. Et s’il n’était pas là ?
Quand sa tante descendit, elle ne fit pas de remarque sur la coiffure de sa pupille, ni sur sa mise en général, ce qui était plutôt bon signe. Pieter les amena en voiture jusqu’à la demeure de la baronne von Tranner, à quelque quinze minutes du domaine. Elles étaient les premières arrivées, bien entendu, et Sophie remercia sincèrement la vieille dame pour toute la peine qu’elle s’était donnée, laquelle lui répondit qu’elle prenait grand plaisir à recevoir de toutes façons.
Quand apparut la silhouette longiligne d’Oskar, Sophie comprit comment sa tante avait manigancé la chose : ce thé serait l’occasion pour ce grand dadais de rencontrer un parti convenable. Il devenait urgent de commencer à prospecter la noblesse locale pour y trouver une potentielle fiancée. Le départ de Sophie avait été un simple prétexte à cette petite “sauterie”.
“Formidable, songea-t-elle, il ira casser les pieds d’une autre, cette fois.”
Mais Oskar, profitant qu’ils étaient seuls, lui demanda la première danse. N’étant pas engagée, elle ne put refuser, mais était très ennuyée de son initiative. Elle avait hâte que d’autres demoiselles arrivassent, pour qu’il aille les importuner, elles. Elle se dit qu’elle n’était pas très charitable de penser cela, sa bonne nature reprenant le dessus. Après tout, Oskar n’était pas méchant.
Peu à peu, le salon se remplit, d’abord de personnes assez âgées, qui avaient connu les parents de Sophie et venaient lui souhaiter bonne chance. La plupart de ces dames et gentilshommes avaient été déclarés persona non grata par la tutrice de Sophie quand elle était plus jeune, et n’avait plus été invités au domaine, aussi ne se souvenait-elle pas bien d’eux. Beaucoup la complimentèrent sur sa coiffure, lui dirent qu’elle ressemblait à sa mère, qui était si aimable, mais qu’on retrouvait aussi chez elle des détails rappelant son père, Franz. Elle était très émue d’entendre cela, car sa tante ne parlait jamais de ses défunts parents, ni même de feu son époux, Karl. Les tableaux et rares photographies les représentant avaient été remisés au grenier, où elle avait interdiction de se rendre.
La jeunesse arriva un peu plus tard, selon la nouvelle mode qui consistait à se faire désirer lorsque l’on était invité. La baronne von Tranner disposait d’un gramophone et fit commencer les danses. Oskar vint aussitôt rappeler à Sophie sa promesse et l’entraîna, assez adroitement d’ailleurs, dans une petite gigue où les partenaires se séparaient, puis se retrouvaient. Elle le remercia à la fin, et lui dit qu’elle avait besoin de souffler un peu avant de danser à nouveau. Elle alla prendre une tasse de thé au buffet, et, en passant, proposa aux amis de ses parents s’ils souhaitaient boire quelque chose. Ils la remercièrent, mais n’avaient besoin de rien.
Elle guettait anxieusement les différentes arrivées, attendant, espérant voir apparaître la silhouette si reconnaissable du capitaine. Elle se trouva idiote : il avait plus important à faire, certainement ; ses fonctions prenaient le pas sur une petite réception. Elle revint au grand salon, regardant les couples évoluer au rythme de la musique, reconnaissant quelques têtes entrevues au bal et au concert de l’ambassadeur. Elle fit un petit tour, sa tasse pleine indiquant qu’elle n’était pas prête à retourner danser, décourageant aimablement les quelques jeunes messieurs qui venaient la saluer, dans l’espoir de l’inviter.
Elle hésitait à retourner près des amis de ses parents, quand un bruit de verre brisé, accompagné de cris, attira son attention ; il y avait du grabuge vers l’entrée de la salle où était disposé le buffet. Elle posa sa tasse et alla voir avec d’autres curieux : tous comprirent que deux jeunes hommes, manifestement ivres - ils avaient déjà dû se saoûler avant leur arrivée - commençaient à s’empoigner violemment.
La rixe commençait à s’envenimer, les deux rivaux, contrôlant mal leur mouvement, risquaient de blesser quelqu’un. Sophie avança, mûe par un instinct qui lui disait de s’interposer, de faire quelque chose, peu importait quoi, mais la foule fut fendue soudain par un homme qui saisit les deux blancs-becs par le col, les sépara aisément, et les mena de force vers la porte-fenêtre toute proche menant au jardin.
Toute la scène s’était déroulée si vite que les autres hommes, abasourdis, vinrent alors seulement l’aider. Deux petits groupes se formèrent pour mener chacun des larrons cuver ailleurs. Le capitaine Olstrik, car c’était lui, revint alors vers la maison, déclarant d’une voix forte à la maîtresse de maison :
“Veuillez excuser mon emportement, Madame, j’ai grand mal à supporter les frasques d’ivrognes.”
Sidérée, la baronne balbutia quelque chose qui ressemblait à :
“Maicommentmaivoyonmainonmaidutoutmaipensezdon …”
Le capitaine lui proposa son bras et l’accompagna au buffet, où il lui mit une coupe de champagne entre les mains, pour qu’elle se remît de ses émotions. Puis il continua de saluer ses connaissances dans l’assistance, comme si de rien n’était. Sophie était paralysée d’émotion, clouée sur place quand il vint la saluer à son tour : il portait un complet de flanelle claire, et, visible, la pochette qu’elle lui avait offerte, complimentée par une cravate de même teinte. Il lui demanda si elle voulait bien lui accorder cette danse, et, incapable de parler, elle tendit simplement sa main.
“Je suis en train de rêver, se dit-elle. Voilà, je vais me réveiller à tout instant, maintenant. Mais quel songe délicieux, et si vivace ! Je sens même le parfum du capitaine, sa pommade pour cheveux, l’odeur de son tabac, ma main dans la sienne …”
“Mais vous ne rêvez pas, courageuse petite fleur, lui dit le capitaine d’une voix basse. Tout ceci est bien réel. Voulez-vous que je vous marche sur les pieds pour vous le prouver ? demanda-t-il en découvrant ses dents blanches dans un sourire ironique.
- Je suis si ravie de vous revoir que cela me serait égal, avoua-t-elle en riant doucement.
- Moi aussi, je suis heureux de vous revoir. Comment s’est passé votre séjour chez le Vicomte von Vengels ?
- Mais, comment le savez-vous ?
- Je dois vous avouer une petite ruse concoctée par mes soins : il se trouve que je connais très bien le Vicomte, qui est un cousin éloigné du côté de ma mère, et nous avons été pensionnaires dans le même collège. Je lui ai téléphoné : il comptait attendre quelques mois encore pour chercher une préceptrice, mais j’ai réussi à le convaincre. Puis, j’ai fait courir le bruit de cette recherche dans les réceptions ici, jusqu’à ce qu’elles atteignent les oreilles de votre tante, par l’intermédiaire de notre bonne hôtesse.”
D’abord muette de reconnaissance, elle réussit à articuler :
“Vous êtes si bon, capitaine, je ne sais comment vous remercier ; tous les mots sont trop faibles …
- Votre regard est pour moi la plus belle récompense, jolie petite fleur. “
La valse s’achevait déjà, à la grande déception de Sophie ; le capitaine lui proposa d’aller chercher des boissons et quand il lui tendit une tasse de thé, elle vit avec surprise qu’il était parvenu à glisser sur la soucoupe une petite primevère séchée, rouge cette fois. Elle la rangea dans sa bourse et en profita pour prendre quelque chose, qu’elle laissa tomber aux pieds d’Olstrik.
“Oh, vous avez perdu quelque chose, Capitaine, dit-elle précipitamment, se baissant pour le ramasser et le lui donner.”
C’était un petit marque-page, qu’elle avait brodé pour lui : elle avait copié l’emblème aux deux renards de gueules sur azur qui se trouvait sur le programme du concert. Le capitaine s’en saisit, le regarda, et dit d’une voix nette :
“Je vous remercie, c’est un objet qui m’est très précieux.”
Il le glissa dans la poche intérieure de son veston, ses yeux verts observant la jeune fille intensément. Elle rougit sous ce regard impérieux et porta son attention sur sa tasse de thé, décontenancée. Il reprit la conversation :
“Et donc … Votre séjour dans la famille du vicomte von Vengels fut-il agréable ? Vous n’avez pas encore répondu.
- Oh oui, le vicomte et la vicomtesse sont fort aimables, et les deux enfants sont charmants. Je serai ravie de les revoir tous en septembre. Bien que …, mais elle laissa sa phrase en suspens.
- Cette région vous manquera, ainsi que vos braves domestiques.
- Oui, exactement … Décidément, vous lisez en moi comme en un livre ouvert … !
- Sans vouloir me vanter, c’est un don inné, que j’ai cultivé. J’arrive rapidement à cerner les individus, mais vos pensées sont les plus agréables qu’il m’ait été donné de décrypter, charmante petite fleur.”
C’est alors que la vieille tante vint chercher Sophie, lui disant sèchement de ne pas monopoliser ce pauvre capitaine et qu’elle devait songer à remercier toutes les personnes présentes. Le capitaine en question commençait à rétorquer qu’il n’était nullement ennuyé, mais un tumulte s’éleva du salon où l’on dansait. C’était le moment qu’avait choisi le gramophone pour rendre l’âme, sans doute malmené par les diverses mains qui changeaient les disques. La pauvre Baronne von Tranner était dans tous ses états : entre la rixe précédemment, et maintenant, le décès de sa précieuse mécanique, on allait parler de son thé dansant dans tout le canton, mais, hélas, pas en bien.
Trois messieurs portèrent l’appareil hors d’usage à l’office, afin qu’il ne soit pas abimé davantage. Les jeunes gens se désolaient : comment allait-on danser, à présent ? Oskar, rendu plus exubérant par les quelques verres qu’il avait enchaînés pour se donner le courage d’inviter des demoiselles, s’exclama :
“Mais il y a le piano ! Il y en a bien parmi nous qui savent en jouer, non ?”
Il se tourna naturellement vers Sophie, dont il connaissait un peu les dons pour l’avoir déjà entendue, et celle-ci, mal à l’aise, hocha frénétiquement la tête en signe de dénégation. Mais sa tante bondit sur l’occasion :
“Ne soyez donc pas ingrate et rendez ce petit service à la baronne, on ne vous demande pourtant pas grand chose !”
Elle la mena jusqu’au piano, et sortant des partitions du panier qui se trouvait à côté, elle chuchota méchamment :
“Comme ça, vous ne danserez plus, j’aurai l’esprit tranquille.”
Sophie, la gorge serrée, sentant tous les regards converger vers elle, aurait tout donné pour disparaître. Mais déjà, quelques jeunes lançaient :
“Jouez une musique entraînante ! Quelque chose de gai !”
Elle lut la première partition : une valse de Strauss, voilà qui remporterait l’unanimité. Par chance, elle la connaissait assez bien. Elle se lança donc et les danseurs reprirent leur virevolte. Elle passa plus d’une heure à jouer, certains invités venant lui réclamer tel ou tel morceau, déniché dans le panier à partitions. Les invités commençaient à partir les uns après les autres, les plus aimables venant souhaiter bonne chance à Sophie pour la suite. Elle remerciait tout en continuant la musique.
Elle sentit soudain près d’elle le parfum si reconnaissable du capitaine, qui profitait d’une absence de la tante pour lui demander si elle voulait bien jouer la valse en La Mineur de Chopin. Il posa la partition et, afin d’être laissé seul, alla s’installer dans un fauteuil un peu rencogné, d’où il ne la lâcha pas des yeux. Elle se concentra sur l’œuvre, devinant le regard d’Olstrik sur elle.
“Je dois être rouge comme un coquelicot, pensa-t-elle.”
Quand elle eut fini, elle osa regarder en direction du capitaine et lui faire un sourire, et leurs yeux se croisèrent ; mais voilà que sonnaient sept heures, tous les invités prenaient congé. La vieille tante vint fermer le piano, et ordonna à sa nièce d’aller immédiatement aider la baronne von Tranner et la remercier. Elle s’y rendit, tandis que sa tutrice souhaitait un bon retour au capitaine, ce qui était - plus ou moins élégamment - le signal qu’il devait partir. Il se leva, remercia la baronne von Laudon, la baronne von Tranner et son fils, et sortit. Les derniers invités qui s’étaient un peu attardés, voyant qu’on débarrassait, s’en allèrent également.
Sophie passa une bonne heure à aider la baronne von Tranner et ses domestiques à remettre son intérieur en ordre, pendant qu’Oskar, allongé sur un divan, se plaignait d’avoir mal à la tête. Quant à sa tante, elle avait disparu au moment des tâches complexes et réapparut enfin pour remercier sa bonne amie une dernière fois avant de partir. Pieter les reconduisit au domaine von Laudon, et la vieille baronne monta se coucher, déclarant seulement :
“Voilà une bonne chose de faite ! Nous allons enfin reprendre une vie normale.”
Sophie alla souhaiter bonne nuit à Joséfa et Pieter, et monta se coucher, tout à la joie de ces nouveaux souvenirs avec le capitaine : elle prit la petite primevère, il avait dû la cueillir en toute fin de saison, et la rangea soigneusement avec les autres. Elle se sentait étrange : extatique et nostalgique. Elle était trop inexpérimentée pour comprendre réellement, mais elle sentait, d’une façon inexplicable, que la vie commençait seulement. Elle s’endormit le sourire aux lèvres, prête à affronter toutes les vexations à venir de la part de sa tante.

Durant l’été, la tante reprit les leçons de sa nièce, mais une fois par jour seulement, aussi Sophie avait-elle un peu plus de liberté qu’auparavant. La tutrice semblait déjà se détacher des tâches lui incombant quant à l’éducation de sa pupille : la place était assurée chez le vicomte von Vengels, son devoir était terminé et elle ne cachait pas sa hâte de voir la jeune fille partir enfin. Émue malgré tout par ce visible manque de cœur, Sophie était tout de même satisfaite de ce nouvel arrangement : elle passait son temps libre avec Joséfa et Pieter, et se promenait dans sa chère forêt. Hélas, elle n’avait pas revu Olstrik depuis la réception, mais il avait pris la mèche de cheveux de la cachette ; il n’avait sans doute pas eu le temps de revenir depuis, car la petite hutte était vide. Elle pensa qu’il devait avoir du travail, et était reconnaissante du temps qu’il prenait pour elle, où qu’il la rencontrât.
Les deux mois passèrent assez rapidement, et elle n’avait pas revu Olstrik, ce qui l’inquiétait un peu : se tramait-il quelque chose ? Mais elle se rassurait en se disant qu’il connaissait ses employeurs, aussi, s’il le souhaitait, il pourrait la revoir lors d’une visite au vicomte. La veille du départ, ses malles prêtes - elle avait réussi à dissimuler tous les trésors offerts par le capitaine sous des piles de livres et de linge - elle contempla une dernière fois depuis sa fenêtre l’orée du bois, sentit le doux parfum de la fin de l’été parvenir jusqu’à elle, et enfin se coucha, songeant, un peu triste malgré tout, que c’était sa dernière nuit ici.
Le lendemain, seul Pieter l’accompagna jusqu’à la gare, où elle lui fit des adieux émus, ayant déjà embrassé Joséfa en partant de la maison. Avec sa tante, elle n’avait eu droit qu’à un regard froid, et à un ton coupant :
“Vous veillerez à garder ce poste le plus longtemps possible, vous trouverez difficilement mieux. Prenez garde à votre caractère. Je vous écrirai si besoin et vous ferez de même.
- Oui ma tante, merci. Au revoir.
- Au revoir, petite.”
Au sortir du train, un domestique l’attendait, et elle lui proposa de l’aide pour porter ses bagages. Ahuri, il lui répondit :
“Vous n’y pensez pas, Mademoiselle !”
Elle comprit alors qu’elle serait traitée avec beaucoup d’égards, et qu’elle devrait s’habituer à ne plus faire comme au domaine, où elle aidait Pieter et Joséfa tout naturellement. Elle se sentait vaguement mal à l’aise, comme si elle jouait la comédie, et qu’on allait découvrir son imposture. Arrivée à la demeure du vicomte et de sa femme, elle fut accueillie par le couple et les deux enfants, qui, selon leur mère, ne tenaient plus en place.
La vicomtesse lui expliqua les horaires de la maisonnée : elle descendrait déjeuner avec le couple au matin, puis commencerait les leçons avec les enfants ; ensuite elle prendrait un repas avec Walter et Liese, pour leur enseigner les bonnes manières à table, puis l’après-midi, selon les températures, des leçons, des jeux, des promenades, jusqu’au dîner des enfants, qu’ils prendraient avec la bonne. Sophie dînerait avec les maîtres de maison, sauf s’ils étaient sortis, auquel cas, elle serait avec les enfants.
Elle lui dit aussi que toute la famille se rendait à la messe dominicale de neuf heures, et lui demanda si elle souhaitait les accompagner.
“Madame, je dois vous avouer : baptisée catholique selon les souhaits de ma mère, je n’ai pas eu d’éducation spirituelle à proprement parler. Ma tante, allemande luthérienne, refusait que j’aille aux offices. Mais je voudrais beaucoup venir avec vous, si vous le permettez.
- Rien de ceci n’est un obstacle. Je vous mettrai en relations avec l’Abbé Mayer, il pourra sans doute vous éclairer si vous le désirez.
- Vous êtes trop bonne, Madame, ce sera avec joie.”

S’écoulèrent alors pour Sophie des semaines d’une vie heureuse et tranquille : elle mit du temps à prendre l’habitude de ne plus être houspillée, tancée, critiquée pour ses faits et gestes. Le vicomte et sa femme menaient une vie semi-mondaine, aussi prenait-elle souvent ses repas avec eux, et il était très plaisant de converser avec ce couple cultivé et informé ; elle apprenait beaucoup de choses, et ils lui avaient conseillé différents ouvrages de leur bibliothèque, lui enjoignant d’emprunter ce qu’elle désirait. Les deux enfants étaient tout bonnement adorables, et Sophie n’eut pas souvent recours à la punition pour les faire obéir. Ils aimaient apprendre, elle leur chantait des chansons, leur lisait des histoires, leur jouait du piano, leur enseignait au fur et à mesure ce qu’ils étaient capables de maîtriser.
Elle prenait grand soin de ne pas froisser les domestiques, et une jeune femme de chambre, Hannah, qu’elle avait prise en amitié, lui dit un jour :
“Vous savez, Mademoiselle, on aime bien vos manières, en bas, je veux dire à l’office ; on sent que vous n’êtes pas hautaine … et puis … on est contents de faire votre chambre : tout est déjà propre !
- Cela me fait plaisir, Hannah, car ici, j’ai l’impression de paresser par rapport à ce que je faisais avant. Je sais à quel point votre travail peut être éreintant.
- On est assez nombreux, heureusement, et nos maîtres sont franchement bons.
- Oh oui, vous avez raison !”

Elle recevait aussi de Monsieur l’Abbé Mayer la préparation aux sacrements, et son âme ravie goûtait pleinement ces nouvelles grâces : la messe devenait pour elle une parenthèse sacrée et nécessaire ; le vieux prêtre était d’une rare gentillesse, et quand, un jour, elle lui confessa honteusement ne pas réussir à aimer sa tante, malgré les sacrifices qu’elle avait faits pour elle, il lui dit très sérieusement :
“Chère enfant, nos pauvres qualités humaines ne peuvent tout accomplir ; vous verrez que l’amour prend différentes formes, et que nous ne pouvons être parfaits. Vous prierez chaque jour pour elle, et vous verrez que l’apaisement viendra. Patience et constance, voilà aussi des vertus chrétiennes à ne pas négliger. Il est facile d’être généreux avec des personnes douces et reconnaissantes, mais la vraie charité, celle pour nos détracteurs, que nous devons chercher chaque jour, ne vient qu’avec le temps et la prière.”
Rassérénée, elle suivit les conseils de Monsieur l’Abbé : désormais, elle priait tous les soirs pour la famille von Vengels et toute leur maisonnée, les bons Pieter et Joséfa - auxquels elle écrivait souvent -, sa tante, et en toute fin, pour le capitaine. Puis, son oraison terminée, elle contemplait les trésors qu’il lui avait offerts, qu’elle n’avait plus besoin de dissimuler, à présent. Avec ses premiers gages - assez élevés, d’ailleurs - elle avait acheté deux petits cadres où elle avait disposé les primevères, et le livret était dans sa table de chevet. Quant au nécessaire à broderie, elle l’avait mis dans sa petite commode : quoique naturellement confiante, elle pensait que la tentation pour un domestique d’y prendre quelque chose serait trop forte.
Elle ne disposait pas de jour de congé à proprement parler, mais la vicomtesse lui proposait parfois de descendre avec elle au village pour de menues emplettes, aussi était-elle parfaitement contente de ces arrangements. Ses deux élèves progressaient bien, étaient toujours ravis des excursions effectuées en forêt, où ils apprenaient énormément de choses sur la faune et la flore, mais aussi des jeux élaborés par leur préceptrice, qui étaient un moyen déguisé de leur enseigner diverses langues.
Le seul bémol était à table, où Liese refusait la plupart des aliments - sauf les desserts et les bonbons -, aussi Sophie eut-elle l’idée d’un stratagème. Un jour, elle mit la poupée à table, sur une chaise, lui noua une serviette autour du cou, et expliqua à la petite fille :
“Les poupées ont un pouvoir magique : elles mangent de façon invisible tout ce que mange leur petite maman. Si vous voulez qu’elle soit en bonne santé, il faut donc vous nourrir convenablement, sinon elle tombera malade, et nous serons très tristes pour la pauvre Hilda !”
Et Liese, inquiète pour sa petite poupée, devint très raisonnable. Walter regarda Sophie en souriant, d’un petit air de connivence, montrant bien qu’il avait compris, lui. Elle lui rendit un sourire complice, et il parut très fier d’avoir un secret avec Mademoiselle.

Dans l’ensemble, ces jours étaient heureux, paisibles, et l’automne passa à toute allure. Elle écrivit quelques missives à sa tante, qui ne répondait que rarement, lui enjoignant dans tous ses courts messages d’améliorer son caractère afin de ne pas perdre sa place. Heureusement, les lettres de Pieter et Joséfa étaient plus chaleureuses. Quelques fois, le vicomte et sa femme recevaient de proches voisins et amis, en petit comité, et demandaient à la jeune fille de dîner avec eux. La première fois, elle fut confuse, bredouillant :
“C’est que, je ne sais pas si telle est ma place, j’ai peur de commettre un impair.
- Billevesées, Mademoiselle, lança gaiement le Vicomte - Matthias de son prénom. Si nous avions pensé cela, nous ne vous aurions pas proposé. Vous êtes tout de même fille de baron !
- Et puis, ajouta la Vicomtesse Gabriella, si vous le voulez bien, vous jouerez un peu pour nous, je vous ai entendue sur le piano de la salle d’étude, et c’est un ravissement.”
Elle accepta donc, et fit la connaissance de quelques dames et messieurs, de tous âges, mais tous de la haute noblesse. Ils étaient cependant aussi ouverts d’esprit que le Vicomte et son épouse, et acceptaient la présence de la demoiselle très affablement. Beaucoup la complimentaient sur ses talents de musicienne, ce à quoi elle remerciait timidement et aimablement.
Vers le début de l’hiver, il commençait à faire très froid : Sophie emmenait les enfants, bien couverts, jouer avec la neige qui commençait à tomber, et songeait, reconnaissante, aux bonnes flambées du château, à son lit bassiné quand elle montait se coucher et à toutes les petites collations chaudes servies lorsqu’elle rentrait avec Walter et Liese. Cela n’avait rien à voir avec les hivers passés chez elle, où la température dans la maison était quasi-polaire, sa tante ayant décrété que le bois de chauffe était bien trop cher.
Vers le début de décembre, la vicomtesse Gabriella lui proposa de décorer la maison pour Noël, ce qui était une nouveauté pour la jeune fille : le sapin paré de toutes sortes de rubans, le houx et le gui disposés en couronne ou en guirlandes, elle était émerveillée de voir la maisonnée ainsi transformée. Elle avait commencé les petits présents qu’elle comptait offrir : un mouchoir brodé pour la Vicomtesse, une lavallière en soie pour le vicomte, une écharpe tricotée pour Liese - et une assortie pour sa poupée - , et un petit livre de contes dont elle avait réalisé les dessins pour Walter. Elle n’avait plus que quelques finitions à faire.
Elle proposa à Liese et Walter d’offrir quelque chose à leurs parents, et leur apprit un charmant chant de Noël, qu’ils interpréteraient devant le sapin pendant qu’elle les accompagnerait au piano. Enthousiasmés, ils eurent un mal fou à garder la surprise jusqu’au jour voulu.
Vers la mi-décembre, le vicomte et la vicomtesse lui annoncèrent qu’ils recevraient quelques personnes pour les festivités, et lui dirent de ne pas s’inquiéter quant à ses tenues :
“Certes, elles sont simples, mais n’ayez crainte du jugement de nos invités, nous leur expliquerons votre situation ; comme nous, ils pensent que certaines traditions trop rigides sont à moderniser. Nous sommes tout de même en 1913, plus au Moyen-Âge ! s’exclama la vicomtesse.
- Vous êtes trop bons pour moi, Monsieur le Vicomte, Madame la Vicomtesse ! Mais si ma présence dérange, il faudra me le signaler, je ne voudrais pas être une gêne, répondit Sophie, pleine de gratitude.
- Vous commencez à nous connaître, Mademoiselle, nous sommes si contents des leçons que vous donnez aux enfants, des manières que vous leur inculquez et de la bonne santé qu’ils acquièrent près de vous, l’encouragea le Vicomte. Vous n’êtes absolument pas une gêne.
- Vous verrez que ce ne seront que de petits comités, il y aura deux couples d’amis, avec leurs enfants, et un cousin de mon mari, que vous avez déjà rencontré, il me semble : le capitaine Olstrik.
- Oui, c’est grâce à lui que nous avons trouvé une perle quand nous cherchions une préceptrice, je l’invite depuis un moment pour le remercier, mais il a été débordé de travail.”
A la mention d’Olstrik, Sophie sentit son pouls se précipiter et fit de son mieux pour dissimuler son émotion ; comme ils étaient à table, elle en profita pour boire un peu d’eau et ainsi reprendre contenance.
“Je suis très reconnaissante au capitaine, dit-elle alors, car il savait que je devais trouver une position, et grâce à lui, je me trouve entourée des personnes les plus aimables qu’il m’ait été donné de connaître.”
Le couple lui sourit et le vicomte leva son verre vers elle en remerciement, puis reprit :
“Tout ce petit monde arrivera d’ici deux ou trois jours. Au fait, Mademoiselle, nous aurons besoin de vos talents pour occuper trois enfants supplémentaires pendant leur séjour : je ne sais plus leur âge, en revanche, et vous, ma chérie ? demanda le vicomte en se tournant alors vers son épouse.
- Voyons, Nils doit avoir sept ans, à présent, et sa sœur Karolina, cinq ; quant à Isabel, elle vient d’avoir neuf ans. Ils sont déjà venus et s’entendent bien avec Walter et Liese, mais, vous savez, les disputes enfantines peuvent arriver. Nous ne les laisserons pas toute la journée avec vous, bien sûr, mais quelques promenades et des jeux leur feraient du bien.
- Je chercherai des idées pour occuper tout ce petit monde, n’ayez crainte, leur assura Sophie.”
Dès qu’elle se fût retirée pour la nuit, elle fit une fervente prière et commença de noter sur un petit carnet les diverses activités qu’elle pourrait mener avec ces enfants de tous âges. Tandis qu’elle laissait errer son regard, à la recherche d’idées, elle contempla, comme chaque soir, ses primevères séchées et encadrées, et son cœur bondit jusque dans sa gorge, en pensant qu’elle reverrait le capitaine sous peu.
Elle alla se coucher ensuite et l’attente commença ; les couples arrivèrent en premier, tout d’abord le comte et la comtesse von Leiner, dont les enfants Nils et Karolina s’entendirent à nouveau très vite avec Walter et Liese, ainsi que l’avait prévu la vicomtesse Gabriella. Les von Leiner étaient un jeune couple très démonstratif dans leur affection : le comte embrassait souvent sa femme sur la joue et elle entourait volontiers son cou massif de ses bras fins. Ils étaient très loquaces, et très aimables. Ensuite vinrent le vicomte et la vicomtesse von Radnitz avec leur fille Isabel, qui posa d’abord sur Sophie de grands yeux apeurés mais, après un sourire de la jeune fille, elle sembla moins timide. Les von Radnitz étaient un peu plus âgés que les autres, plus réservés également, mais tout aussi affables.
Bien vite, Sophie s’occupa de tous les enfants, ils firent un énorme bonhomme de neige dans l’après-midi, cherchant des branches, du houx, et des cailloux pour l’enjoliver, puis elle leur fit apprendre un petit chant et une danse dans la salle d’étude - qui était assez grande - en attendant leur dîner. Tous étaient très gentils, et elle était ravie d’avoir apprivoisé tout ce petit monde dès la première journée. Quand ils vinrent dire bonsoir aux adultes, qui n’avaient pas encore dîné, tous les parents s’extasièrent sur leur bonne mine.
Le repas du soir fut un moment très agréable et Sophie prit plaisir à écouter les conversations animées des convives ; elle répondait adroitement, mais franchement, aux questions qu’on lui posait sur diverses choses : l’actualité politique, les progrès techniques, ce que l’on attendait pour ce XXe siècle plein de promesses dûes aux prouesses de l’ingénierie moderne.
Le lendemain matin, après leur déjeuner, elle emmena les enfants faire une bataille de boules de neige dans le parc, après les avoir bien couverts. Elle riait avec eux, souvent prise pour cible par les petits, mais très habile pour esquiver les attaques. Elle-même visait juste, mais prenait garde de toucher ses “petits chatons” - comme elle avait pris l’habitude de les appeler - aux jambes ou sur le torse : elle craignait de leur faire mal si ses projectiles les atteignaient au visage. La bataille les mena peu à peu vers l’orée des bois, leurs rires et leurs cris de surprise audibles à la ronde. Sophie se cacha derrière un arbre pour surprendre ses petits adversaires, riant sous cape et ayant préparé ses munitions, elle resta aux aguets, et envoya une salve sur tous les enfants dès qu’ils approchèrent de sa cachette. Tous touchés, ils roulèrent dans la neige en riant, et, tandis qu’elle sortait de sa cachette en disant :
“Eh bien, mes petits chatons ! Rendez-vous et je vous donnerai un chocolat chaud !
- Jolis tirs, entendit-elle soudain derrière elle, une voix suave et grave qu’elle aurait reconnue entre mille.”
Voulant se retourner, elle glissa sur une plaque de verglas, et sa chute fut amortie par la neige ; les enfants, inquiets, vinrent voir si elle était blessée, mais elle n’avait eu aucun mal - mis à part, peut-être, son ego, tout de même - et elle rit de bon cœur en se relevant, aidée du capitaine. En rencontrant ses yeux, elle se rendit compte qu’elle se moquait bien de s’être ridiculisée ainsi devant lui, plus rien d’autre ne comptait que sa présence.
Elle rassura les enfants, leur présenta le capitaine Olstrik, déclara que tout le monde avait bien gagné d’aller se restaurer au château et demanda aux petits de courir devant pour se réchauffer. Olstrik avait salué les enfants de loin, de toute évidence peu habitué à la présence d’êtres si minuscules. Il offrit son bras à Sophie, qui l’accepta et tous deux suivirent la joyeuse bande qui faisait la course.
“Je suis content de voir que l’air d’ici vous va à ravir, petite fleur ; vous avez belle mine.
- Merci, capitaine. Je n’oublie pas que c’est grâce à vous que je suis dans cette demeure, et j’y suis très heureuse. Je vous dois tant !
- Ce travail vous plaît-il ? demanda-t-il, manifestement peu enclin à recevoir des remerciements.
- Oh, énormément, je m’entends bien avec les enfants, qui sont charmants et obéissants. Les von Vengels sont très bons avec moi, et me traitent avec énormément d’égards. Vraiment, il ne me manque que Pieter et Joséfa pour être comblée, mais je leur écris souvent, cela compense un peu.
- Comment vont-ils ?
- Plutôt bien, je vous remercie, ils sont actifs du matin au soir, et sont, Dieu merci, en bonne santé. Ma tante leur semble moins…
- Acariâtre ? Revêche ? proposa le capitaine, légèrement acerbe.
- Exigeante, acheva-t-elle en levant vers lui un regard faussement irrité.”
Il eut un petit sourire narquois, et après un court silence, elle reprit :
“Comment se porte Monsieur votre père ?
- Je vous remercie, il est en pleine forme ; je crois ne l’avoir jamais vu malade de toute ma vie. Il a, bien sûr, une charge de travail assez intense, mais parvient à trouver des moments de détente.

- Vous-même étiez fort pris, d’après M. le Vicomte, dit-elle, notant son visage fatigué.
- Oui, je dois avoir l’air mal en point, d’après votre inquiétude. C’est surtout que j’ai pris le train de nuit, et qu’il m’a été impossible de dormir. Quand je suis arrivé, j’ai dit à Vengels que j’allais me promener, j’avais entendu les rires qui venaient d’ici et j’étais curieux de voir ce qui se passait. Je n’ai pas été déçu, vous visez toujours aussi bien, petite Artémis.
- Et vous, vous faites honneur à vos armoiries d’azur aux renards de gueules : je ne vous entends jamais arriver, et pourtant, j’ai l’oreille fine.
- Vous me flattez, mais là encore, c’est un don assez inné, qui, je le reconnais, m’est très utile.”
Ils arrivaient au vestibule, les enfants, déjà débarrassés de leurs manteaux, attendaient sagement qu’on leur apporte des boissons chaudes dans le petit salon ;  il restait un peu de temps avant le prochain repas, aussi la jeune fille leur dit qu’elle ferait un peu de musique avec eux, pour patienter. Elle se tourna vers le capitaine :
“Vous devriez peut-être en profiter pour vous reposer ?
- Non pas, vous entendre jouer est un plaisir qui m’est trop rare, je vais venir vous écouter, si vous le permettez.
- Certes, mais, je vous préviens que ce ne sera pas un grand répertoire. Nous préparons un petit spectacle avec les enfants, ce sera l’occasion d’une répétition.
- Ce sera parfait, je promets de garder le secret, dit-il en tournant un regard vers les enfants, qui restaient muets, fort intimidés par cet homme immense.”
Encouragés par le sourire de la jeune fille, ils montèrent avec elle jusqu’à la salle d’étude où se trouvait un piano droit, et le capitaine s’installa dans l’un des fauteuils, visiblement satisfait de se délasser enfin. Sophie et les enfants répétaient les chants de Noël du spectacle préparé : ils allaient jouer une saynète où deux angelots (joués par Karolina et Liese) suivaient les rois mage (joués par Isabel, Walter et Nils) et leur évitaient divers accidents et mauvaises rencontres sur la route. Les costumes et décors étaient réduits à leur portion congrue, vu le temps réduit pour la préparation, mais, agrémentée des divers chants, la petite scène promettait d’être charmante.
La répétition se déroula au mieux, puis les enfants allèrent déjeuner avec la bonne d’enfants : le Vicomte von Vengels avait déclaré que Sophie prendrait ses repas avec les adultes le temps du séjour des invités. Elle se tourna donc vers le capitaine, qu’elle n’avait plus entendu depuis qu’il s’était installé, et pour cause : les yeux fermés, la tête bien calée contre le dossier arrondi du fauteuil, il avait étendu ses longues jambes et croisé les bras. De toute évidence, il dormait du sommeil du juste, et Sophie hésita à le réveiller ; d’un côté, le déjeuner allait être bientôt servi, et peut-être voudrait-il se changer, mais de l’autre, elle s’en voulait de briser ainsi son paisible repos. Elle le dévisagea un peu : ses traits virils et détendus, sans trace d’ironie ; sa fine moustache et ses sourcils bien dessinés ; ses cheveux de jais, sans pommade cette fois, retombaient et encadraient son front.
Elle resta quelques secondes et finit par se décider à le réveiller en douceur : approchant la main de son épaule, elle sursauta quand il ouvrit subitement les yeux, semblant prêt à bondir. Elle recula, confuse, bredouillant des excuses.
“Je vous demande pardon, Capitaine, je ne voulais pas vous réveiller brusquement. Mais… le déjeuner…
- Vous êtes si jolie quand vous êtes embarrassée, délicieuse petite fleur, lui dit-il, souriant, sans bouger du fauteuil. Je suis toujours plus ou moins sur mes gardes, il est rare que je dorme profondément.”
Puis se levant lestement, il fut sur ses pieds, regarda sa montre.
“Vous avez bien fait de me réveiller, je vais aller me changer avant le repas. A tout à l’heure, donc.”
Il s’inclina, et, allant à grands pas vers la porte de la salle d’étude, passa sa main dans les cheveux pour les rediscipliner. Elle-même alla dans sa chambre pour vérifier qu’elle n’était pas décoiffée, et descendit ensuite rejoindre tous les couples, qui attendaient dans le grand salon que le repas soit servi. Ils prirent des nouvelles des enfants, déclarèrent qu’une bataille de boules de neige était une excellente idée, et qu’il faudrait à l’occasion aller patiner sur l’étang, qui devait être assez gelé à présent.
Olstrik arriva sur ses entrefaites, en costume trois pièces sombre et élégant, salua les invités qu’il n’avait pas encore croisés, et le repas fut annoncé. Le plan de table mettait Sophie en face d’Olstrik, et elle avait à sa droite le Vicomte von Radnitz ;  lorsque la conversation n’était pas générale, l’aimable Vicomte, qui lui avait déjà posé quelques questions relatives à ses études, lui demanda si elle avait beaucoup voyagé.
“Hélas, non, Monsieur, je n’ai pour ainsi dire quitté le domaine von Laudon que pour venir ici. Mais je caresse l’espoir de voir un jour toutes les villes et monuments qui me font rêver. Et vous-même, Monsieur ?”
Voyant qu’elle était intéressée par ses récits de voyage, il lui narra quelques anecdotes des nombreux pays qu’il avait visités : la France, l’Italie, la Grèce, et l’Égypte, notamment.
“C’est à la fois merveilleux et fascinant, ma chère, je vous souhaite absolument de pouvoir contempler un jour toutes ces splendeurs.
- Je vous remercie, Monsieur ; il est très plaisant de vous écouter.”
Olstrik, en face, se mêlait peu à la conversation générale, de toute évidence encore épuisé, mais souvent Sophie crut sentir qu’il écoutait sa conversation avec Radnitz, cependant, elle ne décela aucun indice en ce sens les quelques fois où elle le regarda. Après le déjeuner, un café fut proposé, et la Vicomtesse Gabriella demanda à Sophie de l’aider à servir, ce qu’elle accepta avec joie. Une fois son café pris, elle rejoignit les enfants et les fit étudier une heure, avant de déclarer qu’étant très satisfaite de leur travail, elle leur proposait quelques jeux, et l’après-midi s’écoula tranquillement.
Le dîner fut plus animé, Olstrik s’étant reposé, il participait plus volontiers aux causeries, et chacun divertissait les convives de quelques anecdotes, celles du capitaine étant particulièrement bien racontées : il avait un style mordant et acerbe qui mettait tout de suite son auditoire en situation. Sophie écoutait plutôt qu’elle ne parlait, n’ayant pas grand chose à raconter, et surtout trop curieuse d’en savoir plus sur ce monde qui lui était tout bonnement inconnu - si l’on exceptait ses lectures -, et riait discrètement des histoires savoureuses narrées par chacun.
Le dîner fini, la Vicomtesse Gabriella la pria de bien vouloir jouer un peu au piano :
“C’est toujours un ravissement, ma chère, de vous entendre ; vous nous faites tout simplement vivre la mélodie … !
- C’est tout à fait vrai, ajouta Olstrik, j’ai eu le plaisir d’entendre Mademoiselle von Laudon lors d’un thé dansant, suite à un chant du cygne du gramophone de notre hôtesse. Les danseurs étaient enchantés.”
Rouge de plaisir, Sophie remercia, balbutia qu’elle avait encore des progrès à faire, mais ils la coupèrent net :
“Vous êtes trop modeste, ma chère demoiselle, s’exclama la Vicomtesse Gabriella.
- Un grave défaut, dit Olstrik avec un sourire ironique.”
Et il la conduisit au magnifique piano demi-queue, lui demandant si elle souhaitait de l’aide avec les partitions.
“Non, je vous remercie, j’ai une technique pour tourner la page avant de la finir, je retiens les dernières notes.
- Vous avez une bonne mémoire.
- Cela dépend pour quoi, elle est assez sélective…, répondit-elle en riant.”
Elle se mit à jouer les airs favoris de ses employeurs, et les couples invités lui en demandèrent d’autres, vantant sa prestation. Il commençait à se faire tard, et Sophie finit par se tromper sur un accord. Elle se tourna vivement, dévastée :
“Je vous prie de m’excuser, je ne sais pas ce qui s’est passé…”
Les invités la dévisageaient anxieusement : elle semblait effrayée par cette petite erreur. La vicomtesse Gabriella, se souvenant de la tante, lui dit gentiment :
“Mais il ne faut pas vous inquiéter, ma chère enfant, cela arrive.”
Olstrik s’était levé et, refermant doucement - mais d’autorité - le piano, déclara :
“Il vaudrait mieux nous retirer, la journée fut longue.”
Sophie lui adressa un regard de reconnaissance, et tous se souhaitèrent bonne nuit. En montant se coucher et en se préparant pour la nuit, la jeune fille se rendait compte que certains réflexes malheureux seraient présents quelque temps encore : elle s’attendait presque à voir surgir sa tutrice. Après une rapide prière, elle s’endormit rapidement.
Le lendemain, vingt-quatre décembre, ce fut l’effervescence dans la maisonnée : la Vicomtesse Gabriella, d’origine anglaise, préférait la tradition de s’offrir des présents au matin du vingt-cinq. Le six décembre, jour de la Saint Nicolas, il n’y avait eu qu’une petite célébration et des douceurs distribuées à chacun. Aussi les enfants étaient-ils impatients de voir les surprises qu’on leur donnerait.
Sophie avait rapidement peint et orné quelques petits marque-pages pour les invités, n’ayant guère eu le temps de faire plus. Elle était contente du résultat : des motifs floraux pour les dames, et de petites scènes de chasse pour les messieurs ; pour Nils, elle avait dessiné le soldat Casse-Noisette de Tchaïkovski, pour Isabel, une belle princesse du Moyen-Âge et pour Karolina, des lutins faisant un cache-cache parmi des jouets d’enfants. Quant au marque-page d’Olstrik, elle avait choisi, avec quelque malice, de représenter une fable de la Fontaine, “Le Renard et le Buste”.
Les enfants demandèrent à donner leur petit spectacle avant la messe de minuit, trop empressés de montrer leur prestation à leurs parents, lesquels, ravis de cette bonne initiative, firent semblant d’être surpris - ils avaient malgré tout entendu les répétitions - et s’installèrent dans le grand salon pour profiter de la saynète.
Sophie au piano, les enfants commencèrent la petite comédie, et les spectateurs rirent des astuces déployées par les petits anges pour sauver les Rois Mages, lesquels étaient tout à fait inconscients des dangers pesant sur eux, absorbés par des théories savantes et trop occupés à suivre la bonne étoile : ils évitèrent des sables mouvants, des mirages, des bandits, s’arrêtèrent chez le roi Hérode à la grande désolation des anges gardiens, puis arrivèrent sans encombre à l’étable, où la poupée de Liese tenait le rôle du petit Jésus, et enfin repartirent par un autre chemin, au grand contentement des angelots, soulagés, qui conclurent qu’ils avaient bien mérité un peu de repos.
Le spectacle eut un grand succès : les intermèdes musicaux et les chants des enfants furent applaudis chaleureusement. Les parents, pleins de fierté, embrassèrent les enfants, remercièrent maintes fois l’organisatrice du spectacle. La Vicomtesse von Radnitz, la congratulant alors qu’ils prenaient tous une boisson chaude avant de partir à la messe de minuit, lui demanda où elle avait trouvé cette histoire, aux dialogues si savoureux et drôles.
“C’est que … Madame, je l’ai inventée …, admit Sophie, hésitante.
- Comment, tout ?! Les dialogues, également ?! s’exclama le Comte von Leiner.
- Vous avez un réel talent, et beaucoup d’humour, chère Mademoiselle, la complimenta le Vicomte von Radnitz. Il faut cultiver tout cela, et vous faire publier.
- Ce n’était qu’une petite comédie, dit humblement Sophie, je ne pense pas … ce n’est pas grand chose …”
Elle rougissait de toute cette attention, et les autres convives n’insistèrent pas, pleins de tact, voyant qu’ils la mettaient mal à l’aise. On se prépara alors pour la messe de minuit, et Sophie eut une grande joie : elle allait recevoir le sacrement de la communion pour la première fois, l’Abbé Mayer l’y ayant préparée ; elle lui avait demandé que ce soit ce jour-là, ne voulant pas que ses bons employeurs fissent une cérémonie spécialement pour elle. Le bon abbé avait accepté, prévenu le Vicomte et la Vicomtesse que leur jeune préceptrice serait trop gênée autrement, et, le couple, empreint de délicatesse, avait accepté.

Après l’office, alors que tous rentraient au château - à pied, comme à l’aller, la petite église étant toute proche - les enfants coururent devant, les couples mariés se tinrent naturellement par le bras, et Olstrik se retrouva à côté de Sophie : bonne dernière, elle était encore tout émue de cette belle cérémonie et avançait plus lentement que d’habitude.
“Puis-je vous offrir mon bras, Mademoiselle ? demanda-t-il aimablement.
- Merci, capitaine, et je presserai le pas, sinon j’arriverai demain !
- La messe vous a donc tant émue ?
- C’est que … j’y ai fait ma première communion, je me sens très heureuse et sereine.
- Je ne vous pensais pas bigote, dit-il, d’un ton légèrement mécontent.
- Je préfère ignorer ce que vous me dites là, dit-elle, fort peinée. Mais si ma déclaration de foi ne vous convient pas, alors, je préfère rentrer seule au château, ajouta-t-elle un peu froidement.
- Allons, ne nous fâchons pas, petite fleur, dit-il, une pointe d’ironie dans la voix et assez bas pour qu’elle seule puisse l’entendre.
- Vous avez raison, la colère n’est pas le sentiment qui convient par une si belle nuit, répondit-elle tranquillement.”
Ils firent le chemin en silence, et avant d’arriver au château, Olstrik reprit la parole :
“Je vous prie d’excuser mes paroles et mon attitude, plus tôt. Elles sont indignes de moi, mais surtout de vous.
- Ne croyez pas que je vous en veuille, capitaine. Je n’oublie aucune de vos bontés pour moi, et je vous serai reconnaissante pour toujours. Mais j’ai simplement de la peine à l’idée que… “
Elle n’osa aller plus loin. Ce n’était pas à elle de se mêler des idées du capitaine, après tout, il avait sa conscience pour lui. Lui-même resta silencieux : ils avaient rejoint les autres dans le vestibule et se préparaient à prendre une dernière collation avant de monter se coucher. Les enfants commençaient à dormir debout, aussi profita-t-elle de leur départ pour se retirer également, car elle se sentait épuisée. Après une fervente prière, elle s’endormit rapidement.
Le lendemain, les rires des enfants la réveillèrent : de toute évidence, ils attendaient qu’on les appelât pour la distribution des cadeaux. La Vicomtesse Gabriella avait eu pour idée qu’adultes et enfants prendraient ce premier repas ensemble, et que les cadeaux seraient disposés sous les chaises des plus jeunes. Quand Sophie descendit, elle vit que les sièges des enfants disparaissaient presque sous les présents, certains assez volumineux. 

Les couples étaient déjà descendus, comprenant l’impatience des petits et les appelèrent : ce fut une cavalcade dans les escaliers, et quand ils arrivèrent, ils s’arrêtèrent, émerveillés. Olstrik arriva sur ces entrefaites, manifestement réveillé plus tôt qu’il ne l’aurait souhaité, mais saluant gracieusement la compagnie présente. Les enfants eurent la permission d’ouvrir leurs présents dès leur assiette finie, et ce furent des exclamations d’émerveillement et de ravissement qui accompagnèrent la découverte des différents jouets.
Sophie fut enchantée de voir que les cadeaux qu’elle avait confectionnés remportaient beaucoup de succès ; tous les bambins, après avoir enlacé leurs parents avec gratitude, lui demandèrent s’ils pouvaient l’embrasser pour la remercier, et s’agenouillant, elle leur rendit leur baiser avec tendresse. Olstrik, observant la scène, déclara qu’il n’avait malheureusement pas eu le temps de chercher comment gâter les enfants, et leur offrit à chacun une belle pièce d’argent, leur disant de la dépenser comme ils le souhaitaient. Les petits remercièrent, mais osaient à peine s’approcher : de toute évidence, le capitaine leur donnait une peur bleue. Cela ne semblait pas déranger Olstrik outre mesure, il était sans doute peu habitué à être entouré d’enfants et ne se départait pas de son regard impérieux et flegmatique.
Quand ce fut au tour des adultes d’échanger leurs cadeaux, ils allèrent dans le grand salon et Sophie fut très heureusement surprise de tout ce qu’elle reçut : une ravissante petite toque de fourrure de la part du Vicomte Matthias et de la Vicomtesse Gabriella, de nouvelles partitions de musique du couple von Leiner, un livre illustré de contes orientaux des von Radnitz, et les enfants lui avaient tressé une couronne de lierre et de houx, certainement aidés par une des domestiques. Très touchée, elle remercia chacun, et eux-mêmes étaient enthousiasmés par ses talents artistiques :
“Ce mouchoir est une splendeur ! Et ces charmants marque-pages, comme vous dessinez bien, j’ai vu aussi ceux des enfants ! Vous avez bien des talents !”
Elle rougissait sous les salves de compliments, remerciait à nouveau et chacun se montrant ses présents, elle s’aperçut que le capitaine l’observait, nonchalamment accoudé au manteau de la cheminée, fumant une cigarette. Elle se dirigea vers lui afin de donner son marque-page et il lui signifia, d’un geste, de l’accompagner jusqu’au piano, un peu à l’écart. Elle lui tendit le petit paquet :
“Tenez, capitaine, c’est modeste mais j’espère qu’il vous plaira !”
Il l’ouvrit, et, souriant, lui demanda :
“Qu’est-ce donc ? Une fable ? Le Renard et le Masque ?
- Et le buste, dans la version de la Fontaine. Mais Ésope et lui arrivent à la même conclusion, répondit-elle avec un sourire.
- Vous ne cessez de m’étonner par vos multiples talents, dit-il en riant. C’est une excellente fable, en effet. Permettez que je vous offre à mon tour… “
Il n’acheva pas sa phrase, sa main fouillant dans les cordes du piano dont le couvercle était ouvert, et il sortit un objet empaqueté, avec un côté bombé. Elle l’ouvrit et découvrit un petit dôme de verre, dans lequel était encapsulée une tête d’hortensia séchée, aux tons nacrés, reposant sur un socle d’un bois exotique sombre, scellé au verre. Elle en restait muette d’admiration, hypnotisée par la finesse de l’ouvrage. Enfin, elle parvint à articuler :
“Encore une fois, les mots me manquent… Merci du fond du cœur, capitaine !
- Et encore une fois, votre expression est toute ma récompense, répondit-il.”
Ces dames annoncèrent qu’elles allaient remiser leurs différents présents, afin de ne pas les égarer, et leurs époux suivirent le mouvement, tous quittant le grand salon. Olstrik et Sophie firent de même, et, une fois arrivée dans sa chambre, elle mit simplement tout ce qu’on lui avait offert sur son lit et regarda ses nouveaux trésors. Elle les rangea ensuite soigneusement : les partitions et le livre dans sa petite bibliothèque, la toque dans son armoire, la couronne des enfants fut accrochée sur une poignée de fenêtre, et l’hortensia séché trôna bientôt sur sa commode, installé avec un soin particulier.
Puis elle alla voir les enfants qui jouaient à côté : des petits soldats, des poupées, un cheval de bois, un cerceau, des livres… Ils se prêtaient gentiment les affaires, et il n’y eut aucune dispute ni jalousie. Elle joua un peu avec eux, à la poupée avec les plus petites, notamment, et puis ils allèrent déjeuner et elle leur promit une promenade l’après-midi pour construire un autre bonhomme de neige s’ils continuaient à être bien sages. Ils promirent et allèrent prendre leur repas, tandis qu’elle-même descendait à la salle à manger.
La maîtresse de maison avait modifié le plan de table et cette fois, Sophie se trouva à la gauche d’Olstrik et en face du comte von Leiner. Encore une fois, les conversations furent très plaisantes, et la jeune fille suivit ce qui se disait avec beaucoup d’attention. Parfois les convives lui demandaient ce qu’elle pensait d’un sujet, et elle donnait un avis humble mais prudent et sensé. Olstrik rappela :
“N’oublions pas que le prénom de Mademoiselle von Laudon est Sophie, la sagesse grecque. Vous feriez une Athéna fort convaincante.
- Vous vous moquez de moi, capitaine, dit-elle en souriant, quid de la trêve de Noël ?”
Tous se mirent à rire, et la conversation reprit. Olstrik se pencha vers elle :
“Je suis allé trouver cette fameuse fable du renard et du buste, je dois vous avouer que j’avais oublié la morale de la Fontaine :
C'était un buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en louant l'effort de la sculpture :
«Belle tête, dit-il, mais de cervelle point.»
Combien de grands seigneurs sont bustes en ce point !

Je dois vous l’avouer, ce trait d’esprit m’a bien fait rire. Vous me surprenez souvent, ce n’est pas donné à tout le monde.
- Sans doute les autres sont-ils moins effrontés que moi, répondit Sophie.
- Peut-être, concéda-t-il, son sourire s’accentuant.”
L’après-midi, Sophie alla avec les enfants afin de bâtir ce qu’ils avaient prévu : un bonhomme de neige, qu’ils espéraient grandiose. Tout en riant et en chantant les comptines apprises avec la jeune fille, ils consolidaient, embellissaient et donnaient forme à leur construction, quasiment jusqu’à la nuit tombée. Ils rentrèrent se sécher, les enfants dînèrent et Sophie resta un peu dans sa chambre, découvrant avec plaisir le livre et les partitions.
Au dîner, elle parla des nouvelles musiques avec les von Leiner, notamment un morceau dont elle n’avait jamais entendu parler : le ragtime.
“Qui est ce Scott Joplin ? Un américain ? Un anglais ?
- Un américain, et figurez-vous qu’il serait descendant d’esclaves noirs, la renseigna la Comtesse. Nous avons eu la chance d’entendre ses compositions lors de notre dernier séjour à New-York. Vous devriez le jouer ce soir, ce serait formidable.
- J’essaierai, mais ce style est très nouveau pour moi, je ne sais pas si j’y arriverai.
- J’ai toute confiance en vos capacités, lui assura gentiment la comtesse. Vous verrez, c’est très entraînant !”
Et après le dîner, elle s’isola au piano pour déchiffrer le “Maple Leaf Rag”, étonnée du rythme particulier, et s’entraîna sur quelques passages. Les autres convives vinrent s’installer et quand elle fut prête, ils l’écoutèrent jouer ce curieux morceau, si moderne et si vif. Ils la complimentèrent pour une maîtrise si rapide d’une œuvre inconnue, mais elle trouvait qu’elle ne saisissait pas encore toutes les subtilités de la mélodie.
Le vicomte Matthias déclara qu’il était temps d’aller se coucher : l’étang était assez gelé selon les domestiques pour y patiner, et il faudrait s’y rendre dès le matin pour en profiter. Tous se souhaitèrent bonne nuit, et Sophie songea un peu tristement qu’elle n’avait pas de patins, mais la vicomtesse Gabriella lui glissa à l’oreille :
“J’ai une paire supplémentaire, chère enfant, elle devrait vous aller. Nous allons bien nous amuser.”
Et comme la jeune fille s’apprêtait à la remercier, elle lui fit signe en souriant de ne rien dire.

 

Le lendemain, on annonça aux petits la sortie sur la glace, et ils furent prêts en quelques minutes, attendant plus ou moins patiemment dans le vestibule que les adultes arrivassent enfin. Tous se rendirent à l’étang, à quelque vingt minutes de marche, et recommandant la prudence à leurs enfants, les parents s’élancèrent sur la glace. Sophie n’avait pour ainsi dire jamais patiné, sauf si l’on comptait les fois où elle glissait sur les plaques de verglas quand elle était plus jeune. Isabel, Nils et Walter, fort gentiment, l’aidèrent au début, et elle finit par les renvoyer, leur disant d’en profiter et qu’elle se débrouillerait fort bien.
“Merci, mes petits chatons, voyez, grâce à vous, je sais avancer. C’est l’essentiel, lança-t-elle gaiement.”
Mal assurée, elle se lança malgré tout, son équilibre naturel lui permettant d’être relativement stable. Le capitaine arriva devant elle, semblant aussi à l’aise sur ses patins quand dans ses souliers habituels, et lui prenant les mains d’autorité, il la fit évoluer tandis qu’il allait lui-même à reculons sans aucune difficulté. Il la saisit ensuite par le bras et glissa de concert avec elle, la guidant tout comme lorsqu’ils dansaient. Elle le suppliait de ne pas aller trop vite encore :
“Je tomberai et vous entraînerai dans ma chute !
- Rassurez-vous, vous ne craignez rien avec moi, dit-il simplement, d’une voix basse.”
Ils patinèrent ainsi un certain temps, la jeune fille riait, heureuse au-delà des mots, quand soudain, un cri effroyable se fit entendre : le petit Walter tombait dans l’eau, la glace étant trop fine à cet endroit. Sans réfléchir, Sophie jeta à terre sa toque et son manteau, tout en s’élançant vers l’enfant et criant aux autres :
“Vos ceintures, écharpes, faites une corde ! N’approchez pas, tout va céder sinon !”
Elle arriva à plat ventre, saisit les mains de Walter et tenta de reculer, mais le petit garçon, terrorisé et choqué par le contact glacial de l’eau, l’empêchait de bouger et fragilisait la glace autour de lui. Elle avait quasiment tout le buste immergé pour le maintenir à la surface.
“Ne bouge plus, mon poussin, tu vas sortir très vite, continue à battre des jambes seulement.”
La corde de fortune leur fut envoyée par le Vicomte Matthias et elle réussit à la passer à Walter.
“Enroule autour de ton coude et laisse-toi glisser sans lâcher.”
Il obéit et on réussit à le tirer de là, mais alors que Sophie commençait de ramper vers des parages plus sûrs, la glace, déjà entamée lors du sauvetage du petit garçon, céda sous elle et elle tomba à son tour dans l’eau glaciale. Luttant contre le choc de température, elle parvint à maintenir sa tête et son cou à l’air libre, entendit :
“La corde arrive, saisissez-la !”
Elle reçut violemment sur l’épaule la boucle d’un lourd ceinturon, ce qui la fit couler complètement, mais sans perdre sa présence d’esprit, elle s’agrippa de toutes ses forces une fois sous l’eau, espérant qu’on la sortirait vite de là, continuant de battre des jambes. Enfin, elle sentit une traction plus forte, sortit de l’eau, parvint à se hisser jusqu’à un endroit plus solide, et elle fut tirée, traînée à plat ventre, jusqu’à ses sauveteurs.
“Walter ? demanda-t-elle anxieusement
- Il va bien, Matthias l’a emmené au château.”
En voulant se lever pour rentrer à son tour, elle se rendit compte qu’elle ne parvenait plus à faire le moindre mouvement, haletant soudain et ressentant la peur qu’elle s’était efforcée de garder au loin tout du long de l’accident. Le capitaine, s’approchant, l’enveloppa de son long manteau sombre, en disant :
“Permettez.”
Et il la saisit dans ses bras, se releva et l’emporta vers le château d’un pas rapide. Elle ne put que murmurer ses remerciements et perdit connaissance. Elle se réveilla dans son lit, la comtesse von Leiner et la vicomtesse von Radnitz à ses côtés, soulagée de la voir ouvrir les yeux.
“Tout va bien, Walter est sain et sauf, le médecin devrait arriver sous peu. Le capitaine vous a amenée jusqu’ici, et la comtesse et moi vous avons dévêtue pour vous installer au chaud. Quasiment toutes les bouillottes ont été installées autour de vous, et nous vous avons massé les bras et les jambes avec du camphre afin d’éviter qu’ils ne soient paralysés.
- Mesdames, comment vous remercier ? parvint-elle à dire : les mots avaient du mal à sortir de sa bouche.
- Voyons, c’est tout naturel, et après votre acte d’un grand courage, cela semble la moindre des choses, répondit la comtesse. Avez-vous des douleurs quelque part ?
- Un peu à l’épaule, et je me sens très lasse, dit la jeune fille d’une voix rauque, j’ai aussi du mal à parler, je me sens essoufflée.
- J’imagine que c’est chose normale après ce bain glacé. Le docteur passera vous voir au plus vite, je vais descendre prévenir tout le monde que vous êtes réveillée.”
Sophie referma les yeux, épuisée, et fut réveillée par la Vicomtesse Gabriella qui venait avec le médecin : il l’examina, déclara qu’étant donnée sa constitution, la demoiselle ne risquait ni pneumonie, ni pleurésie, mais qu’il faudrait beaucoup de repos dans les semaines à venir, étant donné le contact prolongé qu’elle avait eu avec l’eau glacée. Il regarda son épaule, et Sophie parvint à lui expliquer que c’était là qu’elle avait reçu la corde salvatrice. Il mit un cataplasme pour apaiser la douleur, lui dit qu’elle devrait faire des exercices d’assouplissement dès qu’elle se sentirait mieux, mais qu’au vu des circonstances, elle s’en tirait fort bien. Il fit une prescription de diverses drogues, lui donna une mixture qui la ferait dormir rapidement et aiderait le corps à se remettre. Elle le remercia de ses soins et il sortit, allant voir le petit Walter, qui n’était pas en danger - étant heureusement assez couvert quand il était tombé - et s’en sortirait avec un bon gros rhume.
Le médecin sorti, la Vicomtesse Gabriella lui prit la main, lui exprimant par ses larmes toute la reconnaissance d’une mère qui avait entrevu le pire.
“Vous êtes une brave, chère enfant, moi j’avais perdu la tête, sans vous…
- N’y pensons plus, Madame, tout se finit bien. Je suis si contente que Walter n’ait rien de grave, et voyez, moi-même je suis indemne.
- Heureusement ! Dormez maintenant, je reviendrai vous voir plus tard.”
Les deux jours suivants furent pour Sophie comme nappés d’un brouillard qui finit par se dissiper. Elle prenait ses repas dans sa chambre, et se sentait lasse comme jamais elle ne l’avait été. Heureusement, elle n’eut qu’une petite fièvre qui ne dura qu’une nuit. Les dames et les domestiques se relayaient pour prendre soin de la demoiselle, qui était une malade docile et reconnaissante. Les enfants, sauf Walter encore alité, vinrent lui faire une visite quatre jours après l’accident, une fois tout danger écarté : ils furent impressionnés par son visage émacié et elle les rassura gaiement, les assurant qu’elle serait bien vite guérie.
Au bout d’une semaine, elle se sentit assez forte pour sortir de la chambre, et soutenue par une domestique qui l’avait aidée à s’habiller, elle s’engagea dans le couloir menant à l’escalier, où elles croisèrent le capitaine. Il la salua poliment, dit à la domestique qu’il s’occupait de Mademoiselle von Laudon, et, n’écoutant pas ses protestations, il la porta jusqu’au bas des escaliers.
“Vous ne devez pas vous fatiguer ainsi, lui dit-elle quand il l’eût posée.
- Et vous ne devez plus jamais me causer ce genre de frayeur, héroïque petite fleur. Votre remarquable sang-froid et votre bonne constitution vous ont sauvée, mais vous auriez pu être gravement malade.
- Il ne faut pas vous inquiéter, tout s’est bien terminé. Menez-moi plutôt au grand salon, voulez-vous ? Je voudrais saluer tout le monde, je sais que les familles invitées partent bientôt.”

Quand elle entra, tous se levèrent et vinrent l’installer dans le fauteuil le plus confortable, près du feu, lui donnèrent un repose-pieds, la couvrirent d’un châle supplémentaire et lui demandèrent si elle avait besoin de quoi que ce soit. Elle remercia et assura qu’elle était parfaitement bien, mais ne resterait pas longtemps et parlerait peu. Sa voix était toujours aussi douce, mais plus ténue qu’auparavant, tous comprirent qu’il lui faudrait encore du repos pour retrouver pleinement la santé.
Elle demanda des nouvelles des enfants, et les parents lui dirent qu’ils étaient tous en bonne santé, même Walter, qui avait été sorti assez rapidement de l’eau pour éviter le pire, et qu’ils demandaient souvent de ses nouvelles. Elle sourit, murmurant :
“Ils sont tous si gentils, il me tarde de les revoir plus longuement. Mais pour l’instant, ils seraient trop impressionnés par mon état.”
Les parents acquièscèrent, lui disant que l’important était qu’elle se reposât, et commencèrent de discuter un peu plus loin. Mais Olstrik s’était installé près d’elle, et lui proposa de lui lire quelque chose pour la distraire ; elle lui dit avec reconnaissance que cela lui plairait beaucoup, et il alla chercher un livre dans la bibliothèque bien fournie du château. Il revint quelques minutes plus tard :
“Je pense que cela vous plaira : j’ai pris le recueil des fables de la Fontaine, en français.”
Et il lui en lut quelques unes, sa voix suave et profonde donnant toute la richesse de la poésie ; il avait un léger accent en français, indéfinissable, qui rendait l’ensemble plus plaisant encore. Elle finit par somnoler, et, après avoir demandé aux dames de le suivre, Olstrik la porta à nouveau dans ses bras pour la conduire à sa chambre. Il la déposa sur le lit, et, elle parvint à lui sourire pour le remercier, trop épuisée pour articuler.
La vicomtesse Gabriella et la comtesse von Leiner lui enlevèrent ses souliers, la couvrirent d’un édredon, et, croyant qu’elle dormait, parlaient à voix basse en effectuant ces tâches :
“Je n’ai jamais vu le capitaine si prévenant envers qui que ce soit, commença la vicomtesse Gabriella. Pensez-vous que… ?
- Je ne pourrai vous dire… Mais elle est si charmante, si douce… Toute son antithèse à lui, en somme. Peut-être… Mais j’ai bien peur que l’ambassadeur ait d’autres ambitions pour son fils unique.
- En ce cas, Olstrik devrait prendre garde. Elle est encore très enfant de ce côté-là, et elle a tant souffert auprès de sa tante… Toutes ces attentions feraient tourner la tête à n’importe qui…”
Maintenant, elles avaient franchi la porte et refermé derrière elles, mais Sophie, malgré sa fatigue, avait entendu leurs paroles. Cependant, sa tête était si lourde, elle ne pouvait réfléchir à ce qu’elle avait entendu, il lui fallait dormir absolument…
Elle se réveilla en ayant terriblement soif, et se sentait assez forte pour se servir un verre d’eau de la carafe posée sur sa table de chevet. Elle ne savait pas quelle heure il pouvait être, les volets étant fermés, aussi fit-elle doucement, pour ne gêner personne. Cependant, sa vision se troubla, un vertige la prit soudain, elle lâcha le verre qui se brisa sur le sol tandis qu’elle-même essayait de se maintenir debout, mais finit par tomber sur le dos, se cognant le crâne contre le bois du lit ; la tête lui tournait atrocement, elle gémit en essayant de se mettre sur le côté afin de se relever, mais elle était complètement désorientée.
Elle vit soudain la porte s’ouvrir à la volée, faisant jaillir une lumière vive dans la pénombre, elle sentit qu’on la saisissait doucement pour l’asseoir. Elle grelottait, et ne parvint qu’à dire : 

“Soif…
- Vite, un verre d’eau, ordonna la voix du capitaine, qui la tenait assise, l’entourant de ses bras puissants.”
Quelques instants plus tard, elle sentit qu’on approchait le verre de ses lèvres, et délicatement, le capitaine la fit boire à petites gorgées, lui enjoignant d’aller doucement pour ne pas étouffer. Elle claquait des dents, articulait avec peine :
“Le plafond tourne, dit-elle péniblement.
- Elle a dû se cogner la tête, dit la Vicomtesse Gabriella. Je vais faire quérir un médecin. Il faut lui parler et la maintenir éveillée.”
Elle sortit, et Olstrik se mit à parler, mais Sophie ne comprenait pas ce qu’il disait : il utilisait une langue inconnue d’elle, aux inflexions harmonieuses ; il parla ensuite en allemand :
“Chère petite fleur, pourquoi n’avoir pas sonné ?
- … déranger… personne…
- Vous n’avez donc pas encore compris que vous devez vous ménager ? Que nous voulons tous votre guérison ?
- Pardon…
- Nous ne sommes pas fâchés, mais inquiets, comprenez-vous ?
- Oui…
- Avez-vous mal ?
- La tête…
- Je vais défaire votre coiffure et voir s’il y a une blessure.”
Et, doucement, épingle par épingle, il défit les nattes et le chignon, laissant libres les longs cheveux dorés, et tâta le scalp. Ses doigts tombèrent sur l’endroit où elle s’était cognée, et elle gémit de douleur à ce contact, pourtant délicat.
“Ah, ce doit être là. Il n’y a pas de sang, vous en serez quitte pour une grosse bosse, dit-il, soulagé.
- Quelle heure… ?
- Il est plus de quatre heures de l’après-midi. Les enfants et les autres adultes sont allés au village. La Vicomtesse et moi sommes restés pour veiller sur vous.
- Merci…
- C’est tout naturel, chère petite fleur. Je vais vous remettre sur le lit, mais je devrai garder votre tête surélevée.”
Il la transporta avec soin, la fit asseoir dans le lit, la recouvrit de l’édredon qu’elle avait rejeté plus tôt en se levant. Il se tint face à elle, assis sur le bord du lit, la maintenant éveillée par des questions auxquelles elle répondait par monosyllabes. Le médecin arriva alors, l’examina, lui fit sentir des sels, expliqua que les sauveteurs avaient eu les bons gestes et qu’elle n’aurait rien de grave. Il se tourna vers la jeune malade, qui avait peu à peu repris ses esprits et était tout honteuse du dérangement qu’elle avait causé :
“Écoutez-moi bien, ma chère, dit-il d’une voix qu’il voulait autoritaire mais qui vibrait de compassion, car votre santé dépend de vous, à présent. Cessez de penser que vous êtes un fardeau et acceptez l’aide que l’on vous offre. Ce n’est pas de la politesse, ni un respect du protocole. Toutes les personnes autour de vous veulent sincèrement vous rendre ces petits services. Sonner pour un verre d’eau n’est pas un caprice de votre part, tous le savent. Alors, vous allez me faire plaisir, et être enfin raisonnable, conclut-il en la pointant de l’index.
- Je vous demande pardon, dit-elle, les yeux pleins de larmes.
- Allons, mon enfant, je ne vous gronde que pour votre bien, répondit l’excellent homme. Vous ne devez plus vous lever sans que quelqu’un soit présent au cas où, vous êtes encore trop faible. Promettez-moi d’obéir sur ce point.”
Elle promit, et la Vicomtesse, qui était restée dans un coin le temps de la consultation tandis qu’Olstrik était sorti, vint la voir, et lui dit :
“Notre bon docteur Müller a raison, vous savez. Vous n’êtes pas un fardeau pour nous, pas du tout. Alors, demandez-nous ; laissez-nous prendre soin de vous. Vous n’êtes pas que la préceptrice des enfants, même avant que vous ne sauviez Walter, nous vous considérions, Matthias et moi, comme une amie.
- Vous êtes si bonne, Madame, dit-elle en sanglotant soudain, touchée par les mots de la vicomtesse.”
Et celle-ci la prit dans ses bras, et cette étreinte fut pour Sophie un rappel de celles de ses propres parents, si lointaines, et elle se calma dans cette embrassade maternelle. Elle remercia maintes fois, promit d’être raisonnable et de demander de l’aide.
“Y a-t-il quelque chose qui vous ferait plaisir ? demanda la vicomtesse. Je vais demander qu’on vous monte un dîner, si vous avez faim.
- Merci, madame, cela me ferait du bien.
- Et rien d’autre ? N’oubliez pas la promesse faite au docteur, lui dit-elle gentiment.
- Eh bien, je voudrais lire, mais cela me fatigue trop vite ; si vous pouviez vous libérer un petit quart d’heure pour cela…
- C’est chose facile, ma chère, mais si vous voulez du français, j’ai peur de ne pas être qualifiée, contrairement au capitaine…
- Ce ne serait pas convenable que nous restions seuls ici, dit Sophie en rougissant.

- En laissant la porte ouverte, et avec une femme de chambre, cela n’a aucune incidence. Je vais lui demander.”
Celui-ci attendait dans le couloir et était tout disposé à rendre ce service. On monta un plateau à la jeune fille, qui prit un repas léger, et le capitaine revint, accompagné d’une femme de chambre, tenant le recueil des Fables à la main. Elle dût s’endormir pendant la lecture, car quand elle se réveilla, tous deux étaient partis. La jeune domestique, Hannah, entra sans bruit, et la voyant réveillée, lui demanda si elle avait besoin de quoi que ce soit, puis, après une réponse négative, se mit à ouvrir les volets, lentement pour que les yeux de la jeune fille ne soient pas trop aveuglés.
Cette attention toucha beaucoup Sophie, et, obéissant aux ordres du médecin, elle demanda plus souvent de l’aide. Petit à petit, elle reprit assez de forces pour voir les enfants et descendre encore au salon. Le départ des familles approchait, mais le capitaine ne semblait pas pressé de donner une date de départ, car elle l’entendit déclarer au vicomte Matthias :
“Je ne prends quasiment jamais mes permissions, aussi vont-ils encore se passer de moi - sauf ordre exprès, bien entendu -, je vais encore un peu profiter de votre hospitalité, mon cousin.”

Après l’Épiphanie, le Comte et la Comtesse von Leiner partirent pour Budapest, où ils allaient résider quelques mois. Nils et Karolina étaient désolés de partir, et les adieux furent mélancoliques ; Walter, Liese et Isabel furent d’une humeur lugubre, d’autant plus que Sophie n’était pas assez remise pour les distraire de leur peine ; heureusement, leurs parents les occupaient, avec des promenades et des visites chez des voisins. La jeune préceptrice quittait plus volontiers la chambre, mais n’était pas encore remise. Un jour qu’Olstrik était près d’elle, dans le grand salon, il remarqua qu’elle délaissait son livre pour regarder au dehors, les yeux perdus dans le vague. Ils étaient seuls, les Vengels et Radnitz étant partis rendre visite à des amis pour la journée.
“Eh bien, vous voilà toute languissante, petite fleur, que vous arrive-t-il ?
- J’aimerais être assez forte pour aller me promener, je pense que l’air du dehors me ferait du bien, mais je me demande si le bon docteur en serait d’accord.
- Si je viens avec vous, je ne vois pas en quoi ce serait contre-indiqué.
- Mais vous préférez sans doute rester ici, ce ne serait guère distrayant pour vous.
- Voilà que vous recommencez à refuser l’aide que l’on vous offre, généreuse petite fleur. De toute façon, un peu d’exercice me ferait du bien aussi.”
Il demanda aux domestiques d’apporter manteaux, toques, écharpes, etc., et ils sortirent par l’entrée de service, qui menait plus directement aux bois environnants. Au bras du capitaine, Sophie se dirigea vers la forêt, humant l’air parfumé de ce mois de janvier. Ils allaient lentement, et ne parlaient guère, la jeune fille emplissant ses yeux du spectacle et ses poumons des effluves des conifères. Olstrik ne disait rien, sentant qu’au fur et à mesure de la promenade, Sophie s’appuyait de plus en plus sur son bras, manifestement déjà lasse.
“Il faut vous arrêter pour reprendre votre souffle, puis nous rentrerons ; si la promenade est trop longue, vous risquez de prendre mal, dit-il, une certaine autorité dans la voix.
- Vous avez raison, hélas, je me sens tellement… faible et impuissante, c’est très frustrant quand le corps n’obéit plus.
- Je sais.
- Comment cela ?
- J’ai déjà été blessé, lors d’entraînements ; un de mes hommes a paniqué pendant une manœuvre, son fusil était chargé, le coup est parti, me touchant au bras gauche. Heureusement, la balle a traversé le tout proprement, mais j’ai mis du temps avant de reprendre pleine possession de mes moyens.
- Comme vous avez dû souffrir !
- Étrangement, pas tant que je ne l’aurais cru quand j’ai été touché. C’est plus tard que la douleur est venue, et elle est restée longtemps.”
Quelques mètres les séparaient encore du château, et, après un court silence, Olstrik reprit :
“Maintenant, un thé et un fauteuil près du feu, nos amis ne devraient plus tarder.”
Quand les Vengels et les Radnitz rentrèrent, les trois enfants se précipitèrent vers Sophie, pour lui demander de ses nouvelles : elle répondit gaiement, caressant les cheveux et les joues des petits :
“Je vais mieux, mes chatons, vous êtes gentils. Comment était votre visite ?
- C’était bien, mais sans vous, ce n’est pas la même chose, lui dit Liese.

- C’est vrai, renchérirent Isabel et Walter.
- Je vous promets que je fais de mon mieux pour guérir au plus vite, leur dit Sophie.”

Quelques jours plus tard, les Radnitz quittèrent le château à leur tour, et la grande demeure parut plus vide et lugubre qu’avant : les décorations de Noël avaient été enlevées, ainsi que le sapin, et les deux jeunes Vengels s’ennuyaient ; quelques disputes arrivèrent, et les parents durent sévir pour la première fois depuis l’arrivée de la préceptrice. Celle-ci, désolée de ne pouvoir remplir ses fonctions, refusa les gages que lui donnèrent ses employeurs pour le mois ; ils protestèrent, elle leur expliqua, avec quelque véhémence, qu’elle ne pourrait accepter cet argent :
“Je ne mérite pas ce salaire, j’aurais l’impression de vous voler, alors que vous êtes si bons pour moi !”
Le couple n’insista pas, mais retint secrètement la somme qu’ils se promirent de lui verser plus tard, d’une façon ou d’une autre. Ils comprenaient les sentiments de la jeune fille et appréciaient la délicatesse dont elle faisait montre. Ils en parlèrent à l’Abbé Mayer lors d’une de ses visites : il était venu plusieurs fois donner la communion à Sophie pendant sa convalescence, et quand il en avait le temps, restait discuter avec les maîtres de maison. Il déclara que le couple avait bien fait de ne pas froisser la fierté de la préceptrice, et soutint leur décision de mettre la somme de côté.
“Cette jeune âme n’a pas encore fini de nous étonner, je pense, conclut-il.”


On approchait de la mi-janvier quand Sophie eut un regain soudain - et bienvenu - de santé, son corps et son esprit ayant lutté pour la guérison : des progrès nets et visibles furent constatés jour après jour, et elle reprit peu à peu sa place d’enseignante auprès des enfants. Les Vengels la suppliaient presque de ne pas se fatiguer outre mesure, lui disant que sa convalescence n’était pas finie. Elle obéissait, mais se sentait - enfin ! - bien plus énergique qu’avant.
Olstrik avait été appelé quelques jours par sa hiérarchie à ce moment-là, et quand il revint, constata que la jeune fille était sur la voie de la guérison complète. 

“Voilà qui fait plaisir à voir, dit-il simplement, la saluant alors qu’ils se croisaient dans le vestibule.
- Merci, Capitaine. J’espère que vous-même êtes en bonne santé.
- Physiologiquement, oui ; une simple fatigue morale de devoir lutter contre l’imbécillité de certains… Mais n’en parlons plus. Vous sortiez ?
- En effet, je vais rejoindre Walter et Liese ; nous allons prendre une leçon de sciences naturelles dehors, je trouve que c’est plus parlant qu’avec de simples illustrations. Et le bon air nous fait du bien à tous.
- Bonne promenade, en ce cas.”

Le soir venu, après le repas, ils allèrent prendre un thé dans le salon, et Olstrik vit sur un petit guéridon un jeu d’échecs, que Walter avait oublié là.
“Savez-vous jouer aux échecs, Mademoiselle von Laudon ?
- Walter m’enseigne très gentiment les règles, mais je suis encore novice ; jouer contre moi sera sans doute un ennui pour vous, si vous êtes doué - et j’ai idée que vous êtes un bon élève de Sun Tzu.
- Voyons comment vous vous en sortez, alors ; je suis d’un naturel curieux, comme vous savez.”
Ils s’installèrent de part et d’autre du jeu, remirent les pièces à leur place et Olstrik, fort galamment, lui laissa les blancs :
“Honneur aux dames, voyons comment vous ouvrirez.”
La première partie se déroula quasiment en silence, et Olstrik finit par l’emporter.
“Vous êtes audacieuse dans vos attaques, mais oubliez de protéger vos pièces, en faisant des cibles faciles. C’est une tendance très française d’espérer que le sacrifice d’un élément permettra une franche avancée, telle Jeanne d’Arc motivant ses troupes. Cependant, je décèle chez vous une certaine finesse d’analyse qui, en étant travaillée, vous permettrait de l’emporter.
- Je ne vous pensais pas si prudent, et je devine bien que vous aviez calculé à deux - voire trois - coups d’avance quand vous posiez une pièce, cette partie a été une bonne leçon pour moi.
- Que diriez-vous de tenter la revanche ?
- Je vais encore me ridiculiser, mais tant pis, c’est fascinant de vous voir jouer. À votre tour de prendre les blancs. Je voudrais voir moi aussi votre ouverture.”
Cette seconde partie fut plus longue, de toute évidence, elle avait réussi à mettre en péril les stratégies du capitaine, car il mettait un peu plus de temps à mouvoir ses pièces. Il gagna tout de même, mais le damier était quasiment vide.
“Ah, enfin, j’ai bien cru ne pas y arriver ! Vous êtes meilleure en défense et en contre-attaque, je pense qu’en vous entraînant et en lisant quelques méthodes, vous atteindriez un bon niveau.
- Vraiment ? Je suivrai vos conseils, en ce cas, lui répondit-elle en souriant.”

Le capitaine resta quelques jours encore, puis, lors d’un dîner, annonça son départ prochain :
“J’ai trop abusé de votre hospitalité, mes chers cousins. Et il me faut traiter quelques affaires urgentes, apparemment.
- Nous regretterons votre présence et votre conversation, mais nous serons à Vienne dès mars ; nous vous y croiserons, sans doute ?
- J’imagine que je pourrai me libérer. Je vous ferai savoir par télégramme.”
Quand il partit, les enfants ne cachèrent pas leur soulagement à la jeune préceptrice :
“Il me fait peur, et il a des yeux qui me glacent, lui avoua Walter.
- On dirait qu’il se demande quelle bêtise on va faire, abonda Liese.
- Allons, mes chatons, le capitaine Olstrik est très généreux, mais il ne le montre pas. Certains bons caractères sont parfois cachés sous une apparence inquiétante.
- Comme dans la “Belle et la Bête” ? demanda Liese
- Exactement !
- Je me demande si le capitaine a un palais magique, dit Liese, toute songeuse, tandis que Walter et Sophie riaient de cette réflexion enfantine.”

La fin de janvier et le mois de février passèrent à toute allure ; le vicomte et la vicomtesse expliquèrent à Sophie qu’en allant à Vienne, quelques habitudes changeraient par rapport à leur vie mondaine :
“Malheureusement, nous ne pourrons pas toujours vous emmener avec nous, certains individus de notre entourage étant trop guindés et accrochés à des traditions d’un autre âge, lui dit le vicomte Matthias.
- Cependant, je pourrai vous emmener quelques fois à l’Opéra, je pense que cela vous plairait, ajouta la vicomtesse Gabriella.
- Ce serait fabuleux, j’ai toujours rêvé de voir un opéra ; quant aux sorties mondaines, je préfère les éviter, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part, mais je ne me sentirai pas à l’aise dans des réceptions trop fastes.”
Les bagages préparés, ils se mirent en route pour Vienne, par le train ; la résidence Vengels était plus modeste à la capitale, mais tout aussi chargée de bibelots et de meubles. Sophie avait envoyé des lettres à sa tante et aux bons Pieter et Joséfa pour les informer de ce séjour, mais n’avait pas encore reçu de réponse. La routine fut un peu modifiée : elle emmenait les enfants en promenade dans les jardins et parcs publics en matinée et l’après-midi était consacrée aux leçons : langues, histoire, sciences, musique, etc. Elle dînait souvent avec les petits, les Vengels étant très appréciés et demandés, et prenait goût à cette tranquillité.
Quelques visites aux musées furent organisées : le Musée d’Histoire Naturelle et le Musée d’Histoire de l’Art, notamment, remportèrent un vif succès auprès des enfants, aussi Sophie les emmena-t-elle le plus souvent possible afin de parfaire leur culture et de satisfaire leur curiosité. Ils firent également une excursion à Salzbourg, visiter la maison natale de Mozart et rentrèrent ravis.
Mars puis avril arrivèrent et passèrent, sans incident notable ; un matin, la vicomtesse Gabriella demanda à Sophie si elle souhaitait toujours passer une soirée à l’opéra, car on donnait en ce moment “Orphée aux Enfers” d’Offenbach :
“Vous verrez, c’est très amusant, sans être immoral ni grossier.”
Sophie accepta, ravie, et demanda combien coûterait la place pour la rembourser, ce à quoi le vicomte répondit fermement : 

“Nous vous invitons ; considérez que c’est un cadeau d’anniversaire, en retard ou en avance.
- Les deux, je suis née fin novembre, dit-elle en souriant.
- Alors, cela couvrira les deux anniversaires, le passé et le prochain.”
Toute guillerette, elle se prépara pour la soirée, demandant conseil à la vicomtesse sur ce qu’il convenait de porter, piochant dans les modestes tenues qu’elle avait un peu étoffées grâce aux généreux gages de ses employeurs.
“Vous savez, j’ai une robe qui ne me va, hélas, plus du tout ; je voudrais vous la prêter, car je pense qu’elle est à votre taille. Elle est assez simple, vous verrez : blanche, une coupe droite, avec un surplis de soie bleu clair et une ceinture assortie.”
Elle la lui montra, c’était une splendeur de finesse, jusque dans les détails. La vicomtesse la lui fit essayer, et, ravie, constata qu’elle avait eu l’œil :
“C’est ravissant, cette couleur et cette coupe vous vont très bien. Pour vous coiffer, il faudra refaire votre joli chignon entouré d’une natte. Ce sera juste assez habillé, mais pas trop, ce qui convient pour un opéra-bouffe.”
Sophie se répandit en remerciements, demanda plusieurs fois à la vicomtesse si elle était bien sûre de vouloir lui prêter cette si jolie toilette, assura qu’elle en prendrait grand soin, et Madame lui répondait toujours, d’une voix tranquille :
“Vraiment, cela me fait plaisir, sinon, je ne vous l’aurais pas proposée, ma chère.”
Le soir prévu pour la sortie, les enfants vinrent dire bonsoir à leurs parents et s’extasièrent :
“Maman et Mademoiselle sont des fées, et Papa est si distingué !”
Les adultes leur souhaitèrent bonne nuit et sortirent, prirent la voiture qui les déposa devant l’opéra et entrèrent. Le vicomte avait pris une loge pour tous les trois, d’où ils avaient une superbe vue sur la scène et les autres loges. Le vicomte et la vicomtesse saluaient des amis et connaissances, et présentaient Sophie simplement comme “Mademoiselle von Laudon”, sans mentionner qu’elle était la préceptrice de leurs enfants ; ce tact toucha beaucoup la jeune fille. La société viennoise semblait moins s’encombrer des titres qu’elle ne l’avait pensé.
Ils s’installèrent dans la loge, car le spectacle allait bientôt commencer. Sophie attendait avec impatience que les lumières s’éteignissent, mais, juste avant, remarqua une loge où il y avait encore de l’agitation. La vicomtesse regarda aussi dans cette direction :
“Tiens, mais c’est le capitaine Olstrik ! Nous irons le voir à l’entr’acte. Je ne sais pas avec qui il est, en revanche.”

A la mention du nom du capitaine, Sophie avait senti son coeur bondir de joie, et elle scruta la loge, n’ayant que le temps d’apercevoir qu’il s’était assis près d’une jeune femme fort apprêtée et habillée d’une robe compliquée, scintillante. On baissa peu à peu les lampes, et elle le vit se pencher, souriant, vers sa jolie voisine, qui se mit à rire aux éclats, avant que seuls la scène et l’orchestre ne soient illuminés.
Elle ressentit un certain malaise, mais se concentra plutôt sur le spectacle, les premières notes attirant de suite son attention : ses oreilles musiciennes reconnaissaient là un maître, et elle ne pensa plus à Olstrik, contemplant les costumes, les interprètes. Elle se prit à rire plusieurs fois pendant ce premier acte, et quand il fut fini, avait hâte de voir le suivant. Pendant l’entr’acte, elle suivit les Vengels pour prendre un sorbet, et ils saluèrent davantage d’amis.
“Je ne vois pas notre cousin Olstrik, tant pis, nous le verrons à la sortie, remarqua le vicomte Matthias alors qu’ils reprenaient place.
- Je me demande qui est la jeune dame qui l’accompagne, dit pensivement la vicomtesse. Il est rare qu’il assiste à ce genre de représentations, d’autant plus avec quelqu’un.”
Encore une fois, un trouble s’insinua dans l’esprit de Sophie, mais elle le laissa de côté et se força à regarder ailleurs. Heureusement, le deuxième acte commençait, qu’elle apprécia fort, et elle applaudit la prestation des différents artistes avec chaleur. Il y eut un rappel, puis un dernier salut et les spectateurs commencèrent leur pérégrination vers la sortie, afin d’aller souper. La jeune fille suivit le vicomte et sa femme, qui prenaient leur temps : ils souhaitaient souper à la maison, et ne désiraient pas être invités ce soir. Le foyer était malgré tout encore assez occupé, un groupe se formait au centre, et Sophie entrevit la robe scintillante au milieu de l’attroupement.
Le vicomte Matthias, étant très grand, aperçut Olstrik et lui fit signe ; en s’approchant, le capitaine perdit le léger sourire qu’il avait jusqu’ici lorsqu’il s’aperçut de la présence de Sophie aux côtés du couple : il paraissait surpris et mécontent de la croiser ici. Elle ne comprit pas sa réaction, et rougit, confuse ; il avait déjà repris sa contenance et saluait ses cousins et la jeune fille très correctement.
“J’ignorais vous trouver ici, capitaine, dit la vicomtesse.
- Je suis arrivé hier seulement, répondit-il brièvement. Je comptais passer vous voir dans la semaine.
- Vous êtes le bienvenu quand vous le souhaitez, assura le vicomte Matthias.”
Tandis qu’ils discutaient, la jeune femme à la robe scintillante s’approcha d’Olstrik et mit son bras sous le sien sans aucune gêne. Le capitaine eut une fugace expression d’agacement, qu’il dissimula aussitôt. Il reprit la parole :
“Puis-je vous présenter Mademoiselle la Comtesse Eszter Pálffy ab Erdöd, qui, comme vous le devinez, nous vient tout droit de Budapest ?”
La jeune femme inclina la tête et Sophie l’observa, tandis qu’Olstrik poursuivait :
“Monsieur le vicomte Matthias von Vengels, un cousin du côté de ma mère, et sa femme Gabriella, et Mademoiselle Sophie von Laudon.”
En se relevant après avoir salué, Sophie rencontra les yeux d’Eszter : ses iris étaient couleur noisette, avec des reflets quasiment dorés, magnifiques. Cependant, la jeune préceptrice y discerna un soupçon de colère et de contrariété quand leurs regards se croisèrent ; de plus près, on voyait que la jeune comtesse était très fardée : le khôl autour de ses yeux les rendait durs, la poudre rosée sur ses joues jurait un peu avec ses lèvres, qui étaient beaucoup trop rouges pour que cela soit naturel. Ses différents bijoux étincelaient sous les lumières du lustre : le bandeau sur ses cheveux châtains était réhaussé de petits diamants, ses boucles d’oreilles en opales étaient assorties à sa grande parure qui la couvrait de la base du cou jusqu’à sa robe, très décolletée.
Le couple Vengels adressa à la comtesse les formules d’usage, lui souhaitant la bienvenue à Vienne ; elle répondit avec la même politesse qu’elle serait heureuse de les recroiser lors d’une réception à venir, puis, se tournant vers Olstrik :
“Reinhart, n’oubliez pas que nous sommes attendus pour le souper, dit-elle d’une voix nette, assez dure. Nous devons malheureusement vous quitter, ajouta-t-elle plus grâcieusement aux Vengels.
- Nous-mêmes devons rentrer, répondit le vicomte Matthias, sautant sur l’occasion présentée.”
Ils se dirent bonsoir, et Sophie suivit le couple Vengels jusqu’à la voiture qui les attendait aux pieds des marches. Une fois dans l’habitacle, le vicomte et la vicomtesse échangèrent à la dérobée un regard de compréhension mutuelle et se mirent à parler de l’opéra-bouffe, demandant à Sophie si ce spectacle lui avait plu :
“Oh, c’était … extraordinaire ! répondit-elle, repensant à ce qu’elle venait de voir. J’aurais voulu un troisième et même un quatrième acte ! Tout était si bien exécuté, je suis enchantée d’avoir pu assister à une telle pièce. Vous êtes si bons de m’y avoir emmenée !
- J’ai trouvé aussi que c’était une belle représentation, dit le vicomte.”
Ils parlèrent tous trois des moments qu’ils avaient particulièrement appréciés, pendant le trajet du retour et le souper ; il ne fut point fait mention du capitaine ni de son invitée, et ils se souhaitèrent bonne nuit rapidement après le repas. Arrivée dans sa chambre, Sophie enleva délicatement la ceinture et la robe, les étendit sur une chaise avec soin, regardant si elle n’avait rien abîmé. Tout en effectuant ces tâches, son esprit erra du côté du capitaine Olstrik : qu’elle avait été sotte de ne lui jamais demander son prénom ! Mais elle n’avait pas osé tout d’abord, puis s’était habituée à l’appeler par son grade ou son nom de famille, au point d’oublier même qu’il avait évidemment un nom de baptême.
Elle s’aperçut qu’elle avait les yeux pleins de larmes en repensant à leur courte entrevue dans le foyer de l’opéra : il ne lui avait pas parlé, lui avait à peine jeté un regard. Elle tenta de se raisonner, se rappelant la conversation entendue lors de sa maladie : “Il est fils unique de l’ambassadeur allemand, évidemment, il doit songer à se marier au mieux pour son avenir. Il m’a simplement prise en pitié, pauvresse que je suis. Il a eu pour moi la générosité dont fait montre un grand seigneur envers une jeune fille de modeste noblesse.”
Son regard tomba sur la tête d’hortensia, qu’elle avait à nouveau exposée avec soin dans sa chambre, et, défaisant ses cheveux, elle alla se coucher, le cœur lourd ; elle ne savait ce qu’elle avait imaginé, mais, de toute évidence, la réalité venait lui rappeler que la vie n’était pas semblable aux contes de fées dont elle régalait Walter et Liese. Elle s’endormit, complètement mélancolique.
Au matin, elle se réveilla, et sa nature énergique la fit se raisonner : tant qu’elle pourrait rester chez les Vengels, elle pourrait être très heureuse ; toute la famille était si aimable, et elle espérait rester près d’eux encore longtemps avant de devoir chercher une autre place. C’était tout ce qui comptait. Elle rangea les cadres de primevères et la tête d’hortensia hors de vue, avec le livret et le nécessaire à broderie dont elle ne se servit plus que rarement : la vicomtesse mettait à sa disposition tout ce dont elle avait besoin.
Ces gestes lui permirent de penser moins souvent au capitaine, et, occupée qu’elle était avec les enfants, son naturel optimiste faisait le reste : les leçons et diverses visites de musée, les promenades, remplissaient bien la journée. Elle-même continuait de se perfectionner par les lectures que lui conseillaient le vicomte et la vicomtesse, fort instruits. Elle trouva même dans leur bibliothèque un ouvrage sur les échecs, apprenant que l’expression “échec et mat” venait du persan “Shah mat : le roi est mort” ; elle y jouait avec Walter pour lui expliquer ce qu’elle avait appris en lisant, car il aimait beaucoup cet exercice. Liese regardait, mais ne goûtait pas ce genre de loisirs : la petite fille préférait la peinture, et avait déjà un bon coup de crayon.
Sophie parla des talents de ses jeunes élèves à leurs parents, leur expliquant qu’elle-même ne pourrait leur enseigner que les fondamentaux et qu’il faudrait sans doute trouver un maître pour chacun dans un an ou deux. Le vicomte et la vicomtesse en furent d’accord et lui dirent qu’ils commenceraient à chercher l’été prochain :
“Pour l’instant, ils ont encore besoin de progresser et vos connaissances sont suffisantes ; nous avons encore un peu de temps, conclut le vicomte.”
Un soir de la fin avril, comme ils l’expliquèrent par la suite à Sophie, le vicomte et la vicomtesse recroisèrent Olstrik à un bal, et lui proposèrent de participer à un petit dîner qu’ils organisaient avec quelques couples, dont les von Radnitz, et il accepta. Sophie, qui se réjouissait à l’idée de revoir la famille Radnitz, ne laissa rien paraître de l’émotion provoquée par la prochaine venue du capitaine, et se dit qu’elle n’aurait pas forcément à lui parler longuement. Elle était tombée l’autre jour sur une gazette de la vicomtesse, où les potins mondains expliquaient les fréquentes apparitions de la comtesse hongroise avec le fils de l’ambassadeur d’Allemagne : des rumeurs circulaient déjà sur des fiançailles prochaines.
“Logique, se dit-elle après avoir lu l’article. Si cela n’aboutit à rien, les jaseurs auront la bouche sèche à force d’en parler.”
Le soir du dîner, au début de mai, elle était vêtue simplement, comme à son habitude : tous les convives connaissaient sa situation, le vicomte et la vicomtesse n’ayant invité que des couples aux idées comparables aux leurs. Elle ne craignait pas de remarques désobligeantes sur sa présence, et était très reconnaissante aux Vengels de ménager ainsi sa susceptibilité, ainsi qu’elle leur avait confié.
“Vous n’êtes pas susceptible, ma chère, simplement sensible ; ce n’est pas de la fierté mal placée : il ne faut pas oublier votre rang, après tout.”
Quand arrivèrent les convives, elle fut ravie de revoir les Radnitz, qui la saluèrent chaleureusement, la congratulant sur sa belle mine, revenue depuis leur séjour au château. Elle leur demanda des nouvelles de la petite Isabel, qui allait au mieux, et ils conversèrent quelques temps. Les autres invités arrivèrent, la saluèrent affablement et Olstrik n’arriva que peu de temps avant que le repas ne soit servi. Il vint la saluer courtoisement après avoir présenté ses hommage aux hôtes tout d’abord, puis à quelques convives. Elle lui rendit son salut et le repas fut annoncé ; le plan de table fait par la vicomtesse mettait Sophie à la gauche de Monsieur von Radnitz, et en face d’un couple que Sophie voyait pour la première fois ce soir-là : le baron de Kratochvil et sa femme, issus de la noblesse de Bohême.
Elle écouta avec beaucoup d’attention les messieurs et la baronne qui parlaient de leurs différents voyages passés, Monsieur von Radnitz ayant compris que c’était là un sujet sans trop de danger politiquement, et qui divertissait la jeune fille sans qu’elle soit laissée de côté. Elle posait des questions pertinentes, et ses trois voisins lui répondaient complaisamment, ravis d’instruire un esprit si vif. Aussi le dîner se passa-t-il au mieux ; de temps en temps, elle ne pouvait s’empêcher de laisser couler son regard vers le capitaine, en milieu de table, qui discutait, nonchalant, avec les convives autour de lui.
Après le repas, on servit du thé et du café, et Sophie proposa son aide à la vicomtesse Gabriella, qui accepta avec reconnaissance, et tandis qu’elle proposait les boissons à différents groupes, elle ne pouvait qu’entendre les conversations menées, mais n’y prêta guère attention, jusqu’à ce qu’elle arrive à un trio de messieurs, qu’elle ne connaissait que de nom, qui ne parlaient pas aussi discrètement qu’ils le pensaient. Elle surprit, malgré elle, leurs propos :
“ … eh oui, l’heureux mortel, on la dit fort éprise.
- Pas étonnant, il peut être charmant, quand il le veut.
- Et son père à elle est riche comme un rajah, il ne restera pas capitaine bien longtemps.”
Elle sentit ses mains trembler, et faillit renverser les tasses qu’elle portait, mais se reprit bien vite. Plus tard, s’admonesta-t-elle, comme elle l’avait souvent fait quand sa tante la réprimandait, je pleurerai plus tard. La bouche sèche, après avoir aidé à distribuer, elle but à son tour, tout autant pour se désaltérer que pour s’occuper. C’est alors que Madame von Radnitz, sans penser à mal, lui demanda assez fort :
“Oh, Mademoiselle von Laudon, voudriez-vous nous jouer quelque chose ? Voilà longtemps que je voulais vous entendre à nouveau !”
Sophie lança un regard interrogateur à la vicomtesse Gabriella, non loin, qui, ayant entendu, la conduisit elle-même au piano et ouvrit le couvercle de l’instrument, lui disant :
“Quand vous en aurez assez, faites-moi signe, nous mettrons le gramophone.”
La jeune fille remercia, demanda à Madame von Radnitz, qui l’avait suivie, ce qui lui plairait. La brave dame lui demanda du Mozart, et Sophie prit la première partition qui lui tombait sous la main : un concerto qu’elle connaissait assez car elle l’avait travaillé récemment. Elle se mit à jouer, et plusieurs conversations s’arrêtèrent pour l’écouter, mais reprirent assez vite. Entraînée par la musique, elle oubliait peu à peu son vague à l’âme et à la fin du morceau, quelques applaudissements se firent entendre. Quelques dames vinrent à leur tour lui demander d’autres compositeurs, et elle se revit, dans la même situation, lors de la réception donnée par la baronne von Tranner pour son départ. Une éternité s’était écoulée depuis, songea-t-elle, tandis que ses doigts dansaient sur le piano.
Elle sentit soudain, dans les effluves des différents parfums qui se répandaient dans la pièce, celui si reconnaissable du capitaine Olstrik, qui s’approchait d’elle. Il s’accouda sur l’instrument, face à elle, parfaitement détendu ; elle n’osait le regarder, se sentant rougir et se tançant intérieurement de ce manque d’impassibilité.
“Je dois dire que c’est toujours un plaisir de vous entendre.
- Je vous remercie, capitaine, dit-elle un peu plus froidement qu’elle ne l’aurait voulu.”
Un petit silence s’installa, pendant lequel Olstrik alluma une cigarette et elle sentait qu’il la scrutait.
“Vous ne devriez pas croire tout ce que vous lisez dans les rubriques mondaines, vous savez, déclara-t-il soudain.
- Vous avez raison, certainement. Il paraît que ne pas lire les journaux, c’est rater l’information ; mais les lire, c’est avoir la mauvaise, répondit-elle, légèrement.”
Il rit de sa voix grave et profonde.
“Comme votre esprit vif m’a manqué, facétieuse petite fleur !”
Ces derniers mots faillirent désarçonner Sophie pour de bon, qui rata une note - heureusement, de façon inaudible à ceux qui ne connaissaient pas la mélodie par cœur - et fit semblant de s’absorber dans la lecture de la partition, comme si elle entamait un passage difficile.
“Vous jouez de mieux en mieux la comédie, savez-vous. Quelqu’un de moins observateur que moi pourrait croire que vous êtes parfaitement sereine.
- Voilà une excellente nouvelle, je la ferai publier demain dans la rubrique mondaine, ne put-elle s’empêcher de lancer.”
Elle le regretta un peu, surtout qu’elle n’avait apparemment fait que renforcer la gaieté du capitaine.
“Très drôle, s’amusa-t-il. Vraiment, chère petite fleur, je découvre chez vous à chaque nouvelle rencontre une qualité renforcée, voire nouvelle.
- Merci, capitaine. Je vous retournerais bien le compliment, mais comme vous êtes un homme de mystère, je ne puis rien discerner réellement chez vous.”
Que lui arrivait-il ? Jamais elle n’avait été aussi ouvertement mordante et acerbe. Elle n’arrivait pas à garder ses méchancetés derrière ses dents. Le capitaine ne semblait nullement offensé, au contraire, son sourire aux dents blanches s’élargissait.
“Vous êtes charmante, malgré ces irrévérences toutes nouvelles pour vous ; j’ai idée que vous ne parvenez pas à arrêter vos mots à temps. Et vous vous sentez un peu vexée de ne pouvoir mieux vous maîtriser.”
Elle ne répondit pas, se mordant un peu les lèvres et se concentrant sur la mélodie.
“Je serais navré de vous quitter sans avoir échangé au moins quelques paroles affables, dit-il en consultant sa montre. Je vais devoir partir bientôt.
- Vous avez raison, capitaine, répondit Sophie, son bon cœur reprenant enfin le dessus à son grand soulagement. Veuillez excuser mes paroles, je vous remercie de la patience que vous avez eue en conversant avec moi malgré tout. Je vous souhaite une bonne soirée et un excellent séjour à Vienne.
- Je vous remercie, chère petite fleur ; je vous souhaite le bonsoir.”
Il quitta le piano et commença de prendre congé, remerciant vivement son cousin ; il commençait de toutes façons à se faire tard, et Sophie indiqua peu après qu’elle était trop fatiguée pour continuer à jouer. Les autres invités partirent peu à peu, et, avant de se retirer elle-même, la jeune fille, rangeant ses partitions afin de refermer le piano, vit quelque chose voleter d’entre les feuillets. Se baissant, elle ramassa une primevère séchée, cette fois-ci parée de rose au milieu et de blanc sur les bords des pétales.
Elle ne pouvait y croire. A quel jeu se prêtait donc le capitaine ? Il ne fallait pas croire les rubriques mondaines, avait-il dit… Mais, pourtant, tous les indices publics - les réceptions, les sorties au théâtre, etc. - convergeaient vers ce qui semblait un projet de mariage avec la comtesse… Ne pouvant se résoudre à jeter la fleur séchée, elle la conserva avec les autres objets donnés par le capitaine.
Le joli mois de mai s’écoula, les enfants eurent une belle poussée de croissance et leurs fréquentes sorties avec la jeune fille leur donnaient une mine resplendissante. Par deux fois, ils rencontrèrent le capitaine par hasard pendant leurs promenades ; il était accompagné par la comtesse Eszter, qui ne cacha pas son déplaisir de voir Olstrik venir saluer la demoiselle en la plantant là. Les enfants, quasi-muets de terreur, tinrent fermement la main de Sophie pendant les courts entretiens qu’elle eut avec le capitaine ; elle coupa court les deux fois, prétextant qu’ils devaient rentrer pour une chose ou une autre, et Olstrik, à son sourire ironique, montrait deviner qu’elle mentait, mais les laissa partir.
Une autre fois, ce fut au Musée d’Histoire Naturelle, où elle avait amené les enfants pour leur faire un exposé sur les dernières découvertes archéologiques. Cette fois, Olstrik était seul, et au grand déplaisir de Walter et Liese, resta avec eux, allant parfois flâner dans une autre salle ; il ne perturbait pas la leçon à proprement parler, car il restait silencieux, mais les petits se sentaient mal à l’aise. De fait, Sophie aussi. D’abord, parce qu’il rendait ses élèves mutiques, et ensuite, parce qu’il n’était pas très convenable qu’il restât ainsi près d’eux, alors qu’on disait un peu partout que ses fiançailles avec la comtesse étaient imminentes. Nullement gêné, le capitaine resta presque tout au long de la visite, puis, consultant sa montre, les salua, remercia la jeune fille pour ce cours magistral, et partit. Les enfants eurent un soupir de soulagement.
Elle continuait sa correspondance avec sa tante, mais surtout avec Pieter et Joséfa ; la première lui répondant rarement, et toujours par de courtes et arides missives, c’était par les domestiques qu’elle apprenait quelques nouvelles du canton : Oskar von Tranner, ayant trouvé chaussure à son grand pied, s’était marié ; le domaine devenait plus dur à entretenir, et eux-mêmes sentaient leur santé décliner, tout comme celle de la baronne. Sophie se demandait si elle ne devait pas rendre visite à sa tante, par correction, mais la froideur des messages qu’elle recevait l’en dissuadait pour l’instant.
Un matin du début de juin, elle reçut un télégramme, fait extraordinaire ; le domestique apportant le courrier pendant le déjeuner, qu’elle prenait avec ses employeurs, elle lut :
“Mme la baronne décédée - stop - prière venir pour funérailles - stop - P & J “
Elle eut un hoquet de surprise et donna le message au couple, qui lui présenta des condoléances sincères, bien qu’ils aient tous deux eu un avis plus que mitigé à l’encontre de l’irascible vieille dame.
“Nous organiserons votre voyage jusqu’à la gare, lui dit le vicomte Matthias. Une domestique vous accompagnera pour le séjour.
- Que diriez-vous de la petite Hannah ? Elle est avisée et débrouillarde, et je crois que vous vous entendez bien.
- Vous êtes bien bons, mais je peux m’y rendre seule, ne vous privez pas d’Hannah pour mon confort.
- Il n’est pas sûr pour une jeune fille seule de voyager, trancha le vicomte. Acceptez notre aide, je vous en prie.”
Elle les remercia chaleureusement et ils s’organisèrent : tout d’abord, on demanda à Hannah si elle voulait bien accompagner Sophie pour une semaine, ce que la domestique accepta bien vite ; puis un télégramme fut envoyé à Pieter et Joséfa dès qu’on eût les horaires de train - et retenu les billets - pour indiquer l’arrivée de Sophie, afin que Pieter vienne la chercher en automobile. Elle prépara des bagages pour deux semaines, au cas où, car elle se doutait bien qu’elle devrait notamment voir le notaire et se demandait ce qu’elle apprendrait.
Elle partit dès le lendemain, après avoir expliqué à ses deux élèves pourquoi elle partait et quand elle reviendrait, au plus tard fin juin. Heureusement que Hannah était avec elle, car elle se sentait très anxieuse et aurait vite perdu son sang-froid ; le voyage en train se déroula sans heurt et elles arrivèrent tôt le matin suivant. Pieter était là, mais il semblait tellement plus vieux que dans le souvenir de Sophie ! Elle se pressa, lui jeta les bras autour du cou et il l’entoura d’une étreinte toute paternelle. Elle présenta Hannah qui, pragmatique, arrivait avec le bagagiste, et ils partirent au domaine. Sophie était tout émue, presque joyeuse, de revoir ces lieux ; elle s’en voulait de ne pas être plus triste pour sa tante, mais se souvenant des paroles de l’Abbé Mayer, se promit de mieux prier pour la défunte. 
Quand ils arrivèrent, elle constata que le domaine avait à peine changé, si ce n’est qu’il paraissait un peu plus délabré encore. Joséfa l’attendait devant la maison, et Sophie courut l’embrasser aussi. Elle lui sembla plus frêle qu’avant. Les deux vieux domestiques lui expliquèrent tout ce qu’ils savaient : un matin, la baronne s’était plaint d’un sérieux mal de poitrine ; comme elle quittait de moins en moins son boudoir, elle refusa de sortir prendre l’air, comme le lui avait conseillé le médecin consulté. Et une semaine plus tard, comme elle ne se levait pas, Joséfa était montée dans sa chambre, et l’avait trouvée morte. Le docteur, appelé, avait estimé l’heure du décès tard dans la nuit ; le pasteur était venu plus tard et, connaissant les souhaits de la baronne pour sa dernière heure, avait commandé un cercueil sans aucun décor et préparé la cérémonie.
Ce même pasteur, un homme d’un certain âge et très mince, passa dans l’après-midi, leur annonça que la mise en terre se ferait le lendemain, et demanda à Sophie si elle souhaitait lire un texte biblique, après qu’il ait dit les paroles rituelles. Elle sollicita son conseil, il lui recommanda un psaume et elle accepta, le remerciant pour tout ce qu’il avait entrepris.
“Je sais que vous-même êtes catholique, mon enfant, mais nous nous unirons dans la prière.
- Oui, monsieur le pasteur, nous prierons ensemble.”
Le matin suivant eut lieu l’enterrement : une simple croix en bois reposait sur le cercueil, et très peu de personnes entouraient Sophie : Pieter, Joséfa et Hannah, bien sûr, quelques voisins, et ce fut tout. La cérémonie fut très simple et rapide, mais la jeune fille prit le temps de se recueillir longuement, une fois la terre reposée par les fossoyeurs. Elle donna une enveloppe au pasteur, prise sur ses gages, et lui dit de ne pas hésiter à demander davantage si cela ne couvrait pas les frais. Le pasteur jeta un coup d’œil à la somme et remercia la jeune fille de sa générosité :
“C’est plus qu’il ne faut, Dieu vous bénisse ! Nous allons pouvoir soulager quelques misères.”
Elle rentra ensuite au domaine, et se demanda ce qu’elle devait faire : elle demanda conseil aux trois domestiques, qui lui dirent qu’elle devait faire l’inventaire de la maison, pour le notaire qu’elle verrait dans quelques jours. Joséfa surtout insistait pour qu’elle visitât des pièces qui lui étaient jusqu’ici formellement interdites. Sophie demanda immédiatement de lui montrer le grenier, espérant y trouver les tableaux et photographies représentant ses parents.
Elle monta dans la pièce sombre, où la charpente, visible, était poussiéreuse et pleine de toiles d’araignées. Plusieurs malles et meubles y étaient disséminés, recouverts de draps de grosse toile pour les préserver de la saleté. Demandant de l’aide à Joséfa, celle-ci lui indiqua ce qu’elle savait :
“Madame la baronne ne me montrait pas tout. Je sais qu’il y a des malles avec des tissus, d’autres avec des robes, mais quant au reste, je n’en ai aucune idée. Il faudra sans doute chercher dans son boudoir pour trouver les clés, d’ailleurs ; je n’en avais pas moi-même.”
Ils passèrent un certain temps à fouiller le boudoir, car toutes les malles étaient fermées à clé ou cadenassées. Sophie se sentait mal à l’aise de fureter ainsi dans l’intimité de sa tante, mais ils firent quelques découvertes qui la rendit plus curieuse que jamais : tout d’abord, Joséfa, ouvrant le petit secrétaire, trouva de vieilles lettres jaunies, qui étaient signées d’un certain “Paulo Lanzillo”. Ils en lurent quelques unes, où l’homme déclarait son amour, puis, la dernière en date où il écrivait :
“Femme sans cœur, mon amour pour vous n’étant pas assez, puisqu’il vous faut apparemment des titres, des terres, des richesses, voici ma dernière lettre ; ma condition de bourgeois ne vous suffit pas, je vous souhaite d’être heureuse avec un noble qui remplira toutes les clauses du mariage dont vous rêvez. Quant à moi, je pars pour le Brésil. Adieu.”
Hannah, dont le caractère enjoué et vif désamorçait bien des situations, commenta :
“Eh bien, voilà qui explique sans doute son désamour de la musique italienne, comme vous me l’aviez dit, Mademoiselle.”
Tous s’esclaffèrent puis reprirent les recherches. Ce fut au tour de Pieter, qui examinait un tiroir, d’attirer leur attention :
“Il y a un double fond, j’en jurerai !”
Hannah, par hasard, trouva le mécanisme, et le double fond contenait un écrin, qu’ils ouvrirent, pour y trouver, émerveillés, une magnifique parure de diamants et de saphirs, d’un goût exquis. Dans le couvercle, ils trouvèrent un mot :
“À donner à Sophie pour son premier bal, ou son seizième anniversaire, de la part de son père qui aurait souhaité rester près d’elle plus longtemps. Franz von Laudon”
La jeune fille s’assit sur le lit, les larmes aux yeux, contemplant l’écrin ouvert, et les domestiques convinrent qu’il était temps de prendre un thé, afin de reprendre quelques forces. Ils sortirent puis appelèrent Mademoiselle, au bout d’un certain temps. Elle avait repris sa contenance, et, après le thé, ils continuèrent à chercher.
Vers le soir, ce fut un cri de victoire d’Hannah, qui, quelque peu effrontée, avait commencé des recherches approfondies dans les vêtements de la baronne : un trousseau de clés à l’aspect prometteur tinta dans sa main.
“Nous irons fouiller les malles et les armoires du grenier demain, déclara Joséfa. Il fait trop sombre à présent. Mais après dîner, nous commencerons à dresser les listes de ce qui se trouve dans les pièces du bas, je les connais presque par cœur, cela facilitera ce que le notaire devra vérifier.
- Pensez-vous que ma tante avait contracté des dettes ? demanda Sophie, sans pouvoir s’en empêcher.
- J’espère que non, et cela m’étonnerait, répondit Pieter. Mais on ne peut jamais savoir …
- Et puis, il ne sert à rien de vous inquiéter, on cherchera des aides pour les remboursements, ajouta Hannah. Monsieur et Madame ont des amis un peu partout, ils ne vous laisseront pas toute seule. Ayez confiance.
- Vous avez raison, comment vous remercier, tous ? Sans vous, je ne saurais pas par où commencer ! répondit la jeune fille plus gaiement.”
Après le dîner, ils firent comme ils avaient dit : sous la dictée de Joséfa, Sophie inventoria les meubles, tapis, bibelots et autres brimborions qui étaient au rez-de-chaussée et au premier étage. Il ne resterait plus que le grenier le lendemain. Se souhaitant bonne nuit, ils allèrent se coucher, et Sophie retrouva sa chambre, quasiment comme elle l’avait laissée. Joséfa avait dû la nettoyer avant son arrivée, et avant de s’endormir, elle rouvrit l’écrin, non pas pour contempler à nouveau la parure, mais pour relire les mots de son père, scruter l’écriture fine et masculine, et puis rangea soigneusement le tout.
Elle s’éveilla assez tôt, au matin, et trouva les domestiques déjà affairés : eux aussi étaient impatients de découvrir quels secrets étaient dissimulés là-haut. Après un rapide déjeuner, ils montèrent au grenier, ouvrirent les petits vasistas et les volets, allumèrent des lanternes pour y voir plus clair. Tandis que ces dames enlevaient les draps recouvrant les meubles et malles, Pieter fut chargé de découvrir les clés correspondant aux diverses serrures. Il parvint assez facilement à ouvrir une grande armoire, dans laquelle se trouvait du linge de maison d’une grande finesse : draps, nappes, etc., ornés d’exquises broderies.
Dans l’une des malles, on découvrit les fameux tissus conservés par la tante, et toute proche, celle où se trouvaient des robes de la baronne Louise ; dans une autre, des bibelots et vases ravissants et soigneusement emballés, que Pieter et Joséfa se souvinrent avoir vus lorsqu’ils étaient arrivés avec la baronne - elle avait renvoyé les domestiques attachés à la famille von Laudon lorsqu’elle était devenue la tutrice de Sophie.
Enfin, dans une malle, la jeune fille trouva ce qu’elle espérait : les portraits de ses parents. Ils les sortirent soigneusement, on trouva aussi des photographies dans des enveloppes. Heureusement, ni les peintures ni les clichés n’étaient abîmés, et on les descendit dans le petit salon pour que Sophie les y consulte à sa guise par la suite. Elle aurait souhaité le faire aussitôt, mais se morigéna : plus tard, il y a plus urgent.
D’autres malles étaient tout bonnement vides, une armoire contenait un service de table au complet, à la vaissellerie exquise, et une autre était remplie de livres, des ouvrages anciens à la couverture ornementée. Enfin, ce fut Joséfa qui s’exclama :
“Oh, mais vraiment !”
La malle ouverte contenait divers écrins et autres boîtes à bijoux, qu’ils ouvrirent avec des exclamations de surprise, tant tout ce qu’ils y trouvaient était exquis et de bon goût : bracelets, petits diadèmes, colliers, bagues …
“Quand je pense … commença Joséfa, mais elle se retint. Selon les traditions de sa région, il ne fallait dire du mal d’un mort qu’un an après son enterrement.”
Mais Hannah ne se gêna pas :
“La fourmi n’était pas prêteuse, apparemment… Vous qui aviez peur des dettes, Mademoiselle, je pense que vous n’avez plus rien à craindre à présent !
- Mais pourquoi cacher ainsi toutes les possessions de mes parents ? se demanda Sophie tout haut.
- Vous étiez trop jeune pour vous en rendre compte, ma pauvre enfant, dit Joséfa, mais… je pense que votre tante… comment dire ?
- Voulait épouser votre père, acheva Pieter, qui allait souvent droit au but.
- Oui, abonda Joséfa. Mais il revint d’un voyage en France fiancé avec votre mère ; aussi, elle épousa son frère puîné, Karl, mais il mourut d’un accident de cheval deux ans après leur mariage.”
Sous le choc, Sophie s’assit sur le couvercle d’une malle.
“Mais pourquoi n’est-elle venue qu’à la mort de mon père ?
- Monsieur Franz ne l’aimait pas, répondit Joséfa, il avait coupé ses relations avec elle, mais c’était votre seule tutrice accessible et elle vint immédiatement quand le notaire l’appela. Aucune recherche ne fut faite du côté de votre mère, je me souviens avoir entendu cette conversation en venant leur apporter le thé.
- Et elle s’est installée ici, conclut Pieter, d’un ton lourd.”
Cela faisait beaucoup d’émotions pour Sophie, qui comprenait maintenant l’hostilité de sa tante à son égard : elle était le fruit de l’amour de Franz pour Louise, et lui rappelait tous les jours que Franz l’avait délaissée pour une autre.
“Pour un cœur aussi sec, il est étonnant qu’elle soit tombée amoureuse par deux fois, lança Hannah.
- Nous ne savons pas si elle était amoureuse de l’italien, répondit Joséfa.
- Alors, pourquoi garder ses lettres ?
- Peut-être pour se rappeler qu’un jeune homme l’avait autrefois aimée assez pour la demander en mariage, proposa Pieter.
- Ou bien se rappeler qu’un bourgeois n’était pas digne d’elle, renchérit Hannah.”
Sophie resta silencieuse une bonne partie de la journée, quand ils firent l’inventaire du grenier pendant l’après-midi : elle écrivit encore, sous la dictée des domestiques, toutes les possessions trouvées.
Elle se rendit avec Joséfa à l’étude du notaire, qui lui avait donné rendez-vous le quinze juin au matin. En robe de deuil simple, elle fut reçue aussitôt par Maître Rebsen, qui lui présenta les condoléances d’usage, et ouvrit le testament de feue la baronne von Laudon, qu’il lut à voix haute :
“À la nièce de mon mari, je me vois par la loi obligée de léguer toutes mes possessions, ainsi que celles qui m’étaient échues de ses parents. Si par quelque moyen, on trouve un autre héritier, alors considérez la part de Sophie von Laudon comme nulle.”
Le notaire, un petit homme aux favoris blancs et cheveux vaporeux de même couleur, resta interdit.
“Je n’ai… jamais…, bredouilla-t-il, son teint virant à une délicate teinte verdâtre.”
Il se reprit, offrit à Sophie et Joséfa un thé, tandis que lui-même prenait un petit verre de schnapps pour se remettre d’aplomb. Il étudia soigneusement l’inventaire que lui avait transmis la jeune fille et lui demanda si elle avait publié l’avis de décès - ce qui était le cas - et, ses favoris légèrement en bataille après l’agitation qu’il tentait de dissimuler en se passant régulièrement la main sur le visage, lui déclara :
“Étant donné qu’elle ne laisse aucune piste pour un autre héritier, cette clause devrait être nulle ; cependant, il doit s’écouler plus de deux mois entre la publication de l’avis et l’arrivée d’un héritier présomptif. Mais, à mon humble avis… il n’y a personne d’autre. Vous serez en possession de tout au début de septembre - sauf un retournement de situation exceptionnel.
- Merci, Maître, répondit Sophie d’une voix blanche : les mots du testament l’avaient tellement secouée qu’elle avait du mal à parler.
- Si je puis faire quoi que ce soit d’autre pour vous, Mademoiselle, n’hésitez pas à revenir me consulter. Avez-vous quelqu’un à qui vous pourriez demander conseil sur la suite de vos affaires ?
- Je suis préceptrice chez le Vicomte et la Vicomtesse von Vengels, ils ont toujours été très bons pour moi.
- Très bien, donnez-moi leur adresse, je vous prie, je vais la serrer dans votre dossier afin de vous joindre au cas où.”
Ce qu’elle fit ; quand le notaire les raccompagna jusqu’à la porte de son étude, on le sentait mal à l’aise : à l’évidence, il souhaitait dire quelque chose mais ne savait comment. Il se lança finalement :
“Croyez que je suis bien peiné que ces derniers mots composent le testament de Madame votre tante ; elle me l’avait transmis scellé. Je n’avais aucune idée…
- Ne vous inquiétez pas, Maître. Je vous remercie pour toute votre aide.”
Et elles rentrèrent au domaine, Sophie demandant à Joséfa de donner les nouvelles à Pieter et Hannah : elle avait une atroce migraine et désirait s’allonger, puis elle écrirait aux Vengels et fixerait la date du départ. Elle monta dans sa chambre, ferma les volets, et, dans le noir, réfléchit : que faire ? Et Pieter et Joséfa ? Et le domaine ? Quitter les Vengels et s’installer ici ? Vendre, louer ? Elle se sentait accablée, et très seule, malgré tout. Insidieusement, le visage d’Olstrik apparut dans ses pensées, et elle repoussa cette vision : il épouserait sa comtesse hongroise et grand bien lui fasse ! Elle s’était stupidement bercée d’illusions à son sujet.
Elle finit par s’endormir, lasse des révélations de ces derniers jours et priant avec ferveur pour recevoir la clairvoyance nécessaire pour le futur et le bonheur de tous ses chers amis. Elle s’éveilla en début d’après-midi, et quand elle descendit, Hannah lui fit réchauffer son repas :
“Nous nous sommes dit que vous aviez bien besoin de ce repos, Mademoiselle, aussi nous vous avons laissée.
- Merci, Hannah. J’écrirai aux Vengels cet après-midi, et nous fixerons bientôt la date du retour.
- Ne vous pressez pas pour moi, Mademoiselle ! Pour tout vous dire, je suis bien contente d’être avec vous.
- Et moi donc ! Sans vous, Pieter et Joséfa, je n’aurais rien pu faire ! Merci du fond du cœur !”
Elle écrivit à ses amis et employeurs après le repas. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois pour trouver les mots justes, mais ne put cacher l’amertume et la tristesse qui la tourmentaient ; elle leur révéla tout ce qu’elle avait appris, leur demandant conseil. Puis, pour se délasser un peu, prévint qu’elle allait elle-même poster la lettre, et qu’au retour elle passerait par les bois. Après avoir confié son message, elle se réjouit en revenant dans sa chère forêt, où elle avait passé tant d’heures avec Pieter ou bien seule, y cherchant le réconfort et l’oubli.
Sans en prendre conscience, elle repassa par la petite clairière où Olstrik et elle s’étaient vus ; quand elle s’en aperçut, elle se réprimanda : ce n’était vraiment pas le moment d’y penser. Mais sa curiosité fut plus forte, et elle constata que la petite hutte était toujours là, et qu’on avait même désherbé autour. Pourquoi se donner ce mal ? s’étonnait-elle. Prise d’une impulsion subite, elle se mit à genoux et regarda à l’intérieur : il y avait bien quelque chose ! Le palpitant en déroute, elle se demanda ce que c’était et si elle devait le prendre. Car après tout, qui d’autre que le capitaine avait pu laisser là quoique ce soit ? Et n’était-il pas quasi-fiancé ?
Quand l’avait-il mis ici ? Était-il en ce moment à la résidence de l’ambassadeur ? Ou même… ici, silencieux ? Elle scruta les environs, s’attendant presque à le voir surgir, mais rien ne bougea. Elle finit par se décider à regarder ce que contenait le paquet. Si c’était inconvenant, elle le reposerait, et voilà tout. Elle sortit, comme la fois précédente, un sac de coton ciré, l’ouvrit, se revoyant vivre la même scène dans ce qui semblait être une autre vie…
C’était un recueil choisi de livrets et partitions d’opérettes d’Offenbach, à la reliure magnifique. Elle parcourut quelques pages de l’ouvrage, il y avait là les grands succès du maître : la Belle Hélène, la Grande-Duchesse de Gerolstein, Orphée aux Enfers… Elle se réjouissait à l’avance de découvrir davantage des œuvres du compositeur. Mais était-ce la chose à faire ? Pouvait-elle prendre ce cadeau ? Elle avait du mal à s’y résoudre, même si elle en avait très envie.
Mais elle se raisonna : toutes les convenances, la morale, et la droiture convergeaient vers le fait qu’elle ne devait pas recevoir de présent de la part d’un homme fiancé - ou quasi. Sans doute était-ce de sa part un cadeau d’adieu, un dernier geste de générosité, mais elle ne pouvait, en son âme et conscience, l’accepter. Les yeux un peu humides, elle remit tendrement, soigneusement l’objet dans son sac en toile, et le tout dans la petite hutte. Elle resta là un petit moment, et, soudain résolue, s’en retourna vers le domaine ; elle marchait vite, pour se donner de l’exercice et surtout pour ne pas être tentée de faire demi-tour.
Deux jours avaient passé quand elle reçut une lettre des Vengels :
“Revenez donc à Vienne, discutons-en de vive voix et trouvons la meilleure solution pour votre avenir.”
Elle en parla à Pieter, Joséfa et Hannah, qui acquiescèrent : c’était la méthode à suivre pour le moment.
“Mais, vos gages, Pieter et Joséfa ? Je peux vous avancer quelque argent mais…
- Si vous nous laissez vivre ici, honnêtement, nous nous en tirerons au mieux : entre le potager et la chasse, nous réussissons à nous nourrir. Nous avons peu de dépenses, finalement, et avons des économies.
- Il faudra que je demande conseil pour la gestion du domaine au vicomte, peut-être peut-on exploiter la forêt ou bien les quelques pâtures autour ?
- De bonnes idées, Mademoiselle, vous lui en parlerez ; nous attendrons ici, quoiqu’il arrive.”
Elle revint à Vienne avec Hannah dès le vingt-quatre juin, et fut très heureuse de retrouver la famille Vengels, notamment Walter et Liese qui lui firent fête. Ils discutèrent sérieusement avec le vicomte et la vicomtesse de la suite des événements, et décidèrent qu’elle resterait avec eux jusqu’en septembre, où le testament serait appliqué.
“S’il l’est, ma chère, vous serez propriétaire de tout et pourrez décider quoi faire, lui dit la vicomtesse.
- Peut-être pourrais-je gérer le domaine, l’exploiter d’une façon ou d’une autre ?
- Oui, ce serait à creuser, en effet, répondit le vicomte.”
Ils discutèrent plusieurs fois de l’affaire, mais le vingt-huit, reçurent un message du notaire, expliquant, après recherches, que la baronne avait des placements, qui représentaient une rente régulière et modérément élevée, ce qui lui permettrait de vivre - si elle était bien la seule héritière, ce dont il ne doutait pas. C’était une heureuse nouvelle, et, comme le dit la vicomtesse, il ne restait plus qu’à attendre septembre pour réellement réfléchir :
“Si nous anticipons et que, par hasard, arrive le fameux héritier, ce serait une déception trop cruelle d’avoir échafaudé des plans en vain, ajouta-t-elle. Il sera toujours temps de s’y plonger sérieusement dans deux mois.
- Vous avez raison, Madame ; j’ai tant de chance de vous connaître, je ne sais comment vous remercier.
- Allons, c’est tout à fait normal !
- En attendant septembre, j’aimerais reprendre ma place auprès de mes élèves, si cela vous convient. Mais vous devriez diminuer mes gages.
- Et pourquoi donc ? s’étonna la vicomtesse.
- Eh bien, je suis entretenue par vos soins, et, vous avez proposé qu’Hannah reste avec moi pendant mon absence ; de plus, les billets…
- Vous n’y pensez pas, ma chère, nous serions très peinés que vous refusiez vos gages complets, la coupa fermement la mère de famille.”
Et elle refusa toute négociation à ce sujet, tandis que Sophie la remerciait de sa générosité.

Le lendemain, elle vint prendre son déjeuner, comme à l’habitude, avec ses employeurs. Ils semblaient bouleversés ; le vicomte, une gazette à la main, lui dit aussitôt :
“L’archiduc d’Autriche a été assassiné hier ! Sa femme également !
- Comment ! Qui ? Où ? demanda-t-elle, saisie.”

Il lui donna le journal et elle lut l’article, blême et inquiète : quelles seraient les conséquences de cet attentat ? Elle rendit le bulletin au Vicomte, et tous attendirent, abasourdis, mais ils ne savaient quoi. Aucun ne songea à manger, et ils se regardaient, anxieux et attristés. Le vicomte Matthias se leva, et dit qu’il allait rendre visite à quelques amis qui sauraient lui dire de quoi il retournait ; la vicomtesse approuva et alla écrire à d’autres de leurs connaissances.
Sophie alla donner leurs leçons aux enfants, il était convenu qu’on leur cacherait la nouvelle jusqu’au soir, afin de pouvoir leur expliquer la situation au mieux. Elle était distraite, et les enfants s’en étonnèrent :
“Pardon, mes petits chatons, j’ai une inquiétude soudaine pour l’avenir. Allons plutôt faire un peu de musique, voulez-vous ?”
Et, pour la première fois, elle ne suivit pas le programme qu’elle avait préparé ; au déjeuner, qu’elle prit avec le vicomte et la vicomtesse, ceux-ci avaient l’air sombre.
“Pour l’instant, on a appréhendé l’assassin, mais on ne sait rien de plus quant à la suite des événements. Peut-être nos diplomates seront-ils assez habiles… dit le vicomte.
- Et pour le trône, que va-t-il se passer ? demanda Sophie.
- Pour l’instant, rien, il faut attendre les funérailles.”
L’après-midi, elle alla avec Walter et Liese au Musée d’Histoire Naturelle, car ils le lui avaient demandé deux jours plus tôt et étaient impatients de revoir les collections avec les explications de Mademoiselle. Elle avait un peu peur qu’ils n’entendissent des conversations dans le Musée, mais voulait tenir sa promesse. Aussi se rendirent-ils à l’endroit prévu, et les enfants souhaitaient voir surtout les fossiles, fascinés par ce que l’on pouvait trouver en creusant :
“Pensez-vous qu’on puisse trouver des fossiles de dinosaures n’importe où, Mademoiselle ? demanda Walter.
- Une excellente question, mon petit chat ; j’imagine que oui, mais ils doivent être bien enfouis, et il faudrait être très patient pour les trouver. Cela doit coûter beaucoup d’argent, et une bonne formation pour distinguer un fossile d’un vulgaire caillou. D’ailleurs, petite leçon de grec, je vais vous aider à trouver le sens du mot “dinosaure” : “saûros” signifie le léz… elle laissa sa phrase en suspens.
- Le lézard, s’exclamèrent-ils.
- Bravo ! “Deinos” quant à lui signifie terriblement… et, avec ses mains, elle mima quelque chose qui s’allongeait.
- Fort ?
- Long ?
- Presque… Votre papa, par exemple, est…
- Vieux ! s’exclama Liese, très fière.
- Non, ma chérie, répondit-elle en riant, il est très gr…
- Grand !
- Voilà, c’est très bien. Les dinosaures seraient donc de grands lézards terrifiants, venez voir, certains scientifiques - des paléontologues - ont imaginé à quoi ils pouvaient ressembler.”
C’est alors qu’elle aperçut, tandis qu’elle emmenait les enfants vers les croquis, le capitaine Olstrik, qui la regardait ; il était près d’une vitrine, et avait, de toute évidence, suivi la leçon. Elle lui fit un signe de tête au loin, indiquant qu’elle l’avait repéré, mais se dirigea dans la direction opposée, où se trouvaient les illustrations, accompagnée des enfants. À son grand déplaisir, il les suivit, et arrivant près d’eux, l’entrain des enfants retomba comme un soufflé. Il les salua, et, semblant ne pas prendre conscience qu’il les rendait mal à l’aise, entama la conversation :
“Permettez-moi de vous présenter mes condoléances, Mademoiselle, dit-il très correctement, bien qu’un léger sourire montrait qu’il n’était pas réellement désolé.
- Merci, capitaine.”
Elle ne l’encourageait pas dans la conversation, attendant poliment qu’il comprît qu’on souhaitait son départ, mais nullement décontenancé, il continua :
“Ce musée vous plaît particulièrement, je crois ; quelle chance ont ces bambins d’avoir une préceptrice qui leur explique tant de choses !”
Il jeta un bref coup d’œil à Walter et Liese, qui hochèrent simplement la tête, rendus mutiques. Sophie, comprenant qu’elle devait soustraire les enfants à la terreur que le capitaine leur inspirait, leur proposa :
“Mes petits chats, allez donc regarder les croquis et vous reviendrez me dire lesquels vous ont plu.”
Ils détalèrent sans qu’on ait eu à le leur dire deux fois, ravis de s’échapper.
“Je crois que je leur fais peur, dit Olstrik d’un ton badin.
- En effet, ils me l’ont souvent dit, lui avoua-t-elle franchement.
- Et que leur avez-vous répondu ?
- De ne pas avoir peur, et de se méfier des apparences.
- Sage conseil. Vous devriez l’appliquer vous-même.

- Je n’y manquerai pas, répondit-elle d’un ton égal.
- Chère petite fleur, vous êtes si jeune encore, si innocente, dit-il soudain tout bas pour qu’elle seule l’entendît. Pourquoi n’avez-vous pas pris le recueil ? Offenbach ne vous plaît donc pas ?
- Comment savez-vous… ? demanda-t-elle, toute pâle.
- Mais je vous ai vue, tout simplement, dit-il avec un grand sourire. Vous savez que j’ai un réel don pour me faire discret quand je le souhaite ; je vous ai observée, vous avez réfléchi un certain temps, puis avez reposé l’objet. J’étais de passage chez mon père quand j’ai appris que vous vous trouviez au domaine et dans quelles circonstances. Par chance, j’ai ainsi pu vous apercevoir et vous ai suivie jusqu’à la clairière.”
Il semblait ravi de lui révéler ce petit tour qu’il lui avait joué, mais elle ne goûtait absolument pas cette facétie. Chuchotant toujours, une rage inexplicable montant malgré elle, elle planta ses yeux dans les siens :
“Je ne peux plus accepter vos présents, capitaine, vous allez vous fiancer à la comtesse ; vous savez bien que ce serait contre les convenances. Je n’oublierai jamais la générosité dont vous fîtes preuve envers moi, mais le bon sens et l’honnêteté nous obligent à suivre le droit chemin : nous nous recroiserons en bons amis par la suite, mais devons cesser de nous voir pour le moment.”
Elle reprit, plus haut, sans le laisser rétorquer : 

“Si vous voulez bien m’excuser, à présent, je vais retrouver mes élèves. Je vous présente tous mes vœux de bonheur, au revoir.”
Et elle le planta là, ne se retournant pas, se moquant bien d’avoir provoqué un scandale en étant si ouvertement froide envers lui. Liese et Walter avaient sagement observé les dessins et lui montrèrent leurs sauriens favoris. Elle leur dit qu’elle lirait avec eux un livre de Sir Arthur Conan Doyle qui devrait leur plaire : “Le Monde Perdu”, sorti récemment et qu’elle venait d’acquérir. Ayant peur de recroiser le capitaine, les enfants lui demandèrent à rentrer, ce qu’ils firent.

Le vicomte et la vicomtesse attendaient leur retour, et donnèrent aux enfants la nouvelle, avec des mots choisis pour leur âge. Comprenant que leurs parents étaient bouleversés, ils demandèrent :
“Vous êtes inquiet, Papa ? Et vous, Maman ?
- Un peu, mais nous allons beaucoup prier et espérer que tout s’arrange, dit la vicomtesse.
- Nous ferons tout pour vous protéger, mes enfants, abonda le vicomte.”

Sans le savoir, Walter et Liese vivaient là leurs derniers instants d’insouciance, et les adultes, bien que pressentant un avenir sombre, étaient loin de se douter des ténèbres qui les attendaient.

 

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